Mélusine maternelle et défricheuse

J. Le Goff et E. Le Roy Ladurie ont rencontré, indépendamment l'un de l'autre, Mélusine dans des textes qu'ils expliquaient dans leurs séminaires respectifs de la VIe Section de l'École Pratique des Hautes Études. Ils ont ensuite confronté leurs textes et leurs idées. Il en est résulté cette étude commune, dont J. Le Goff est responsable pour la partie médiévale1 et E. Le Roy Ladurie pour la partie moderne.

 

« La création populaire ne fournit pas toutes les formes mathématiquement possibles. Aujourd'hui, il n'y a plus de créations nouvelles. Mais il est certain qu'il y a eu des époques exceptionnellement fécondes, créatrices. Aarne pense qu'en Europe ce fut le cas au Moyen Age. Si l'on songe que les siècles où la vie du conte populaire fut la plus intense sont perdus sans retour pour la science, on comprend que l'absence actuelle de telle ou telle forme ne suffise pas à mettre en cause la théorie générale. De même que, sur la base des lois générales de l'astronomie, nous supposons l'existence d'étoiles que nous ne voyons pas, de même nous pouvons supposer l'existence de contes qui n'ont pas été recueillis»

 

Y. Propp, Morphologie du conte,

trad. franç., Gallimard éd.,

Paris, 1970, p. 189-190.

 

Au chapitre IX de la quatrième partie du De nugis curialium, écrit entre 1181 et 1193 par un clerc vivant à la cour royale d'Angleterre, Gautier Map, est racontée l'histoire du mariage d'un jeune homme, visiblement un jeune seigneur, « Henno aux grandes dents » (Henno cum dentibus) « ainsi appelé à cause de la grandeur de ses dents », avec une étrange créature2. Un jour, à midi, dans une forêt proche des rivages de la Normandie, Henno rencontre une jeune fille très belle et vêtue d'habits royaux, en train de pleurer. Elle lui confie qu'elle est rescapée du naufrage d'un navire qui la conduisait vers le roi de France qu'elle devait épouser. Henno tombe amoureux de la belle inconnue, l'épouse et elle lui donne une très belle progéniture : « pulcherrimam prolem ». Mais la mère d'Henno remarque que la jeune femme, qui feint d'être pieuse, évite le début et la fin des messes, elle manque l'aspersion d'eau bénite et la communion. Intriguée elle perce un trou dans le mur de la chambre de sa bru et la surprend en train de se baigner sous la forme d'un dragon (draco), puis de reprendre sa forme humaine après avoir coupé en petits morceaux un manteau neuf avec ses dents. Mis au courant par sa mère, Henno, avec l'aide d'un prêtre, asperge d'eau bénite sa femme qui, accompagnée de sa servante, saute à travers le toit et disparaît dans les airs en poussant un grand hurlement. D'Henno et de sa femme-dragon subsiste encore à l'époque de Gautier Map une nombreuse descendance « multa progenies ».

La créature n'est pas nommée et l'époque de l'histoire n'est pas précisée ; mais Henno aux grandes dents est peut-être le même que le Henno (sans qualificatif) mis en scène dans un autre passage du De nugis curialium (chapitre XV de la IVe partie) et qui est situé parmi des personnages et des événements mi-historiques, mi-légendaires qu'on peut dater du milieu du IXe siècle.

Des critiques ont rapproché l'histoire de Henno aux grandes dents de celle de la Dame du château d'Esperver racontée dans les Otia Imperialia (IIIe partie, chapitre LVII), composés entre 1209 et 1214 par un ancien protégé, lui aussi, d'Henri II d'Angleterre, passé par la suite au service des rois de Sicile, puis de l'empereur Otton IV de Brunswick, dont il était, au moment de la rédaction des Otia Imperialia, le maréchal pour le royaume d'Arles3. C'est dans ce royaume, au diocèse de Valence (France, Drôme), que se trouve le château d'Esperver. La dame d'Esperver arrivait aussi en retard à la messe et ne pouvait assister à la consécration de l'hostie. Comme son mari et des serviteurs l'avaient un jour retenue de force dans l'église, au moment des paroles de la consécration elle s'envola en détruisant une partie de la chapelle et disparut à jamais. Une tour en ruine jouxtant la chapelle était encore, à l'époque de Gervais, le témoin de ce fait divers qui n'est pas lui non plus daté4.

Mais s'il y a entre cette histoire et celle de la femme de Henno aux grandes dents une évidente ressemblance, si, bien qu'elle ne soit pas désignée comme un dragon, la dame d'Esperver, est, elle aussi, un esprit diabolique chassé par les rites chrétiens (eau bénite, hostie consacrée), le texte de Gervais de Tilbury est singulièrement pauvre par rapport à celui de Gautier Map. On a rarement songé, en revanche, à rapprocher de l'histoire de Henno aux grandes dents celle, également racontée par Gervais de Tilbury, de Raymond (ou Roger) du Château-Rousset5.

Non loin d'Aix-en-Provence, le seigneur du château de Rousset, dans la vallée de Trets, rencontre près de la rivière Arc une belle dame magnifiquement habillée qui l'interpelle par son nom et consent finalement à l'épouser à condition qu'il ne cherchera pas à la voir nue, auquel cas il perdrait toute la prospérité matérielle qu'elle lui apportera. Raymond promet et le couple connaît le bonheur : richesse, force et santé, de nombreux et beaux enfants. Mais l'imprudent Raymond arrache un jour le rideau derrière lequel sa femme prend un bain dans sa chambre. La belle épouse se transforme en serpent, disparaît dans l'eau du bain à jamais. Seules les nourrices l'entendent la nuit quand elle revient, invisible, voir ses petits enfants.

Ici encore la femme-serpent n'a pas de nom et l'histoire n'est pas datée ; mais le chevalier Raymond, quoique ayant perdu la plus grande partie de sa prospérité et de son bonheur a eu, de son éphémère épouse, une fille (Gervais ne parle plus des autres enfants), très belle elle aussi, qui a épousé un noble provençal et dont la descendance vit encore à l'époque de Gervais.

De même qu'il y a deux femmes-serpents (serpent aquatique ou ailé) dans les Otia Imperialia, il y en a deux dans le De nugis curialium, car, à côté de Henno aux grandes dents, il y a Edric le sauvage (« Eric le Sauvage, c'est-à-dire qui vit dans les bois, ainsi appelé à cause de son agilité physique et de ses dons de parole et d'action »), seigneur de Ledbury Nord, dont l'histoire est narrée au chapitre XII de la deuxième partie6. Un soir, après la chasse, Edric s'égare dans la forêt. En pleine nuit il arrive devant une grande maison7 où dansent de nobles dames, très belles et de grande taille. L'une d'elles lui inspire une si vive passion qu'il l'enlève sur-le-champ et passe trois jours et trois nuits d'amour avec elle. Le quatrième jour, elle lui promet santé, bonheur et prospérité s'il ne la questionne jamais sur ses sœurs ni sur l'endroit et le bois où a eu lieu le rapt. Il promet et l'épouse. Mais plusieurs années après, il s'irrite de ne pas la trouver au retour de la chasse, une nuit. Quand elle arrive enfin, il lui demande en colère : « Pourquoi tes sœurs t'ont-elles retenue si longtemps ? » Elle disparaît. Il meurt de douleur. Mais ils laissent un fils, d'une grande intelligence, qui est bientôt frappé de paralysie et de tremblement de la tête et du corps. Un pèlerinage aux reliques de saint Ethelbert et Hereford le guérit. Il laisse au saint sa terre de Ledbury et une rente annuelle de trente livres.

Vers la même époque – autour de 1200 – où écrivaient Map et Gervais de Tilbury, le cistercien Hélinand de Froimont raconta l'histoire du mariage d'un noble avec une femme-serpent, récit qui est perdu mais qui a été recueilli en un sec résumé, un demi-siècle plus tard environ, par le dominicain Vincent de Beauvais dans son Speculum naturale (2, 127). « Dans la province de Langres8 un noble rencontra au plus épais des forêts une belle femme revêtue de vêtements précieux, dont il s'éprit et qu'il épousa. Elle aimait à prendre fréquemment un bain et elle fut un jour vue en train d'y onduler sous la forme d'un serpent, par une servante. Accusée par son mari et surprise au bain, elle disparut pour toujours et sa progéniture est encore vivante »9.

Puis la littérature savante sur Mélusine fait un bond de près de deux siècles et produit coup sur coup deux œuvres : l'une en prose – composée par l'écrivain Jean d'Arras pour le duc Jean de Berry et sa sœur Marie, duchesse de Bar de 1387 à 1394 – et dont le titre dans les plus anciens manuscrits est : « La noble histoire de Lusignan », ou « Le Roman de Melusine en prose », ou « Le livre de Melusine en prose » ; l'autre en vers, achevée par le libraire parisien Couldrette entre 1401 et 1405, et nommée « Le Roman de Lusignan ou de Parthenay », ou « Mellusine ».

Ces deux œuvres présentent trois caractéristiques capitales pour notre propos. Elles sont beaucoup plus longues et l'historiette est devenue roman, la femme-serpent s'appelle Mélusine (ou plus exactement Melusigne chez Jean d'Arras, avec les variantes Mesluzine, Messurine, Meslusigne ; Mellusine ou Mellusigne chez Couldrette), la famille de son mari est celle des Lusignan, nobles importants du Poitou, dont la branche aînée s'est éteinte en 1308 (ses domaines passant dans le domaine royal, puis dans l'apanage de Berry) et dont une branche cadette a porté le titre impérial de Jérusalem depuis 1186 et le titre royal de Chypre depuis 1192.

Les récits de Jean d'Arras et de Couldrette sont très proches l'un de l'autre et, pour l'essentiel de ce qui concerne Mélusine, identiques. Il nous importe peu de savoir si, comme la plupart des commentateurs l'ont pensé, Couldrette a condensé et versifié le roman en prose de Jean d'Arras ou si, suivant l'avis de Léo Hoffrichter, les deux textes procèdent plus vraisemblablement d'un même modèle perdu, un récit français en vers des environs de 1375. Sur certains points le poème de Couldrette a conservé des éléments négligés par Jean d'Arras ou incompris de lui, telles les malédictions agraires prononcées par Mélusine au moment de sa disparition.

Voici, en suivant Jean d'Arras, l'essentiel, selon nous, du « Roman de Melusine » à la fin du XIVe siècle.

Le roi d'Albanie (= Écosse), Elinas, rencontre à la chasse, dans la forêt, une femme admirablement belle et chantant d'une voix merveilleuse, Presine. Il lui fait une déclaration d'amour et lui propose de l'épouser. Elle accepte à condition que, s'ils ont des enfants, il n'assistera pas à son accouchement. Le fils d'un premier mariage d'Elinas l'incite malicieusement à aller voir Presine qui vient de mettre au monde trois filles : Mélusine, Melior, Palestine. Presine disparaît avec ses trois filles et se retire avec elles dans Avalon, l'Ile Perdue. Quand les filles ont quinze ans, elles apprennent l'histoire de la trahison de leur père et, pour le punir, l'enferment dans une montagne. Presine, qui aime toujours Elinas, furieuse, les châtie. Melior est enfermée dans le château de l'Épervier en Arménie ; Palestine est séquestrée sur le mont Canigou ; Mélusine, l'aînée, et la plus coupable, se transforme en serpent tous les samedis. Si un homme l'épouse, elle deviendra mortelle (et mourra naturellement, échappant ainsi à sa peine éternelle), mais elle retournera à son tourment si son mari l'a aperçue sous la forme qu'elle prend le samedi.

Raimondin, fils du comte de Forez et neveu du comte de Poitiers, tue par mégarde son oncle à la chasse au sanglier. A la Fontaine (Fontaine de Soif ou Fontaine Fée), Raimondin rencontre trois femmes très belles, dont Mélusine, qui le réconforte et lui promet de faire de lui un très puissant seigneur s'il l'épouse, ce qu'il accepte. Elle lui fait jurer de ne jamais chercher à la voir le samedi.

La prospérité comble le couple. Mélusine en est l'artisan très actif, défrichant et construisant villes et châteaux forts, à commencer par le château de Lusignan. Ils ont aussi beaucoup d'enfants, dix fils dont plusieurs deviennent rois par mariage, tel Urian, roi de Chypre, Guion, roi d'Arménie, Renaud, roi de Bohême. Mais chacun a une tare physique au visage, comme Geoffroy à la grande dent, le sixième.

Jean d'Arras s'étend sur les prouesses de ces fils, notamment sur leurs combats contre les Sarrasins. Cependant, lors d'un séjour à La Rochelle, Raimondin reçoit la visite de son frère, le comte de Forez, qui lui rapporte les bruits qui courent sur Mélusine. Le samedi elle se retire, soit qu'elle passe ce jour-là avec un amant, soit parce qu'elle est une fée et accomplit ce jour-là sa pénitence. Raimondin, « épris de ire et de jalousie », fait un trou dans la porte de la cave où se baigne Mélusine et la voit sous sa forme de sirène. Mais il ne le dit à personne et Mélusine fait semblant de ne rien savoir, comme s'il ne s'était rien passé.

Les prouesses des fils ne sont pas toujours louables. Geoffroy brûle le monastère (et les moines) de Maillezais. Raimondin s'emporte contre lui et Mélusine essaie de le raisonner. Mais dans sa colère son époux lui dit : « Ah, très fausse serpente, par Dieu, toi et tes hauts faits vous n'êtes que fantôme et aucun des héritiers que tu as portés ne fera son salut ». Mélusine s'envole par la fenêtre sous forme de serpent ailé. Elle revient (mais seules la voient les nourrices) à Lusignan la nuit s'occuper de ses deux plus jeunes enfants Remonnet et Thierry, se signalant par un lugubre ululement, « les cris de la fée ». Raimondin, désespéré, se retire comme ermite à Montserrat. Geoffroy va se confesser au pape à Rome et rebâtit Maillezais10.

Si nous avons joint au dossier le texte sur Edric le Sauvage, (chez Gautier Map), et celui sur la dame d'Esperver (chez Gervais de Tilbury), c'est qu'ils présentent des liens évidents avec les histoires de Henno aux grandes dents et de Raymond du Château-Rousset. Mais la femme-fée qui y apparaît diffère de Mélusine, car elle n'est pas présentée comme un serpent11.

Notre dossier essentiel se réduit donc aux trois textes des alentours de 1200 : Gautier Map, Gervais de Tilbury, Hélinand de Froimont (à travers Vincent de Beauvais), et aux deux romans des environs de 1400, celui en prose de Jean d'Arras, celui en vers de Couldrette.

Quelle lecture – ou quel début de lecture – l'historien peut-il en faire ?

 

HYPOTHÈSES ET PROBLÈMES D'INTERPRÉTATION

 

Quelles sont les « sources » de nos textes ? Couldrette invoque deux livres en latin trouvés « dans la tour de Mabregon » et traduits en français et un autre ouvrage que lui aurait procuré le « comte de Salz et de Berry » (le comte de Salisbury également cité comme informateur par Jean d'Arras). Qu'il s'agisse de la réalité ou d'une astuce d'auteur et que la vraie source de Couldrette ait été le roman de Jean d'Arras ou un texte antérieur, il reste que le libraire Couldrette a connu Mélusine par ses lectures, par le canal de la littérature savante.

Jean d'Arras mentionne aussi des sources livresques, « les vraies chroniques » que lui ont procurées tant le duc de Berry que le comte de Salisbury, et « plusieurs livres qui ont été trouvés ». Il cite nommément Gervais de Tilbury (Gervaise)12. Mais il ajoute qu'il a enrichi les vraies chroniques de ce qu'il a « ouï dire et raconter à nos anciens » et de ce qu'il a « ouï dire qu'on a vu au pays de Poitou et ailleurs ». Donc des traditions orales, par l'intermédiaire de vieilles gens : la valeur de Jean d'Arras pour notre enquête est là. Malgré le talent littéraire de l'auteur, une attention à la culture orale qui l'empêche de trop déformer ces traditions lui fait recueillir et retenir des éléments incompris ou négligés par les clercs de la fin du XIIe siècle, retrouver le sens, auparavant oblitéré, du merveilleux13. Le bon gibier pour le folkloriste c'est la Mélusine de Jean d'Arras que Louis Stouff n'a pu, il y a quarante ans, que maladroitement, quoique utilement, déchiffrer, selon les méthodes de l'histoire littéraire traditionnelle.

Accueillant au folklore, Jean d'Arras l'est encore d'une autre façon, indirectement : en utilisant la matière traditionnelle déjà recueillie et en partie intégrée à la culture savante par les clercs de l'an 1200.

D'Hélinand de Froimont nous ne pourrons pas, à travers le bref résumé de Vincent de Beauvais, dire grand-chose. Mais nous savons que le Cistercien s'intéressait au merveilleux, plus ou moins folklorique. Il fait partie du petit groupe de clercs qui, toujours vers l'an 1200, se complaît dans les mirabilia qui concernent Naples et Virgile magicien14. Même si, comme on l'a suggéré15, ce n'est pas à la province de Langres qu'il fait allusion, mais au pays des Linges, qui serait la Saintonge, donc la région grosso modo de Lusignan, il témoigne de la présence de Mélusine (Mélusine avant la lettre) vers 1200  dans l'Ouest, comme en Normandie ou en Provence.

Gautier Map a largement puisé dans les bibliothèques auxquelles il a eu accès. Mais à côté des Pères de l'Église et des classiques latins, les récits empruntés à la tradition orale sont nombreux. L'éditeur du De Nugis curialium parle de « the unidentified romances and sagas from which many of his longer stories are supposed to be derived »16. Map invoque souvent les fabulae dont il tire son information. S'il ne donne pas de sources pour l'histoire de Henno aux grandes dents, pour celle d'Edric le sauvage il se réfère aux Gallois, « Wallenses », ceux qu'il appelle ailleurs « compatriote nostri Walenses ». Importance, donc, de la tradition orale, sinon populaire17.

Les choses sont plus précises avec Gervais de Tilbury. Car l'Anglais, à côté d'un solide bagage livresque, a, au cours de sa carrière, de l'Angleterre à Bologne, et de Naples à Arles, récolté une ample moisson de traditions orales. Au début du chapitre où il rapporte l'histoire de Raymond du Château-Rousset, il donne sa source : « les gens du peuple racontent »18.

La Mélusine médiévale qui a des parentes (ou même des ancêtres) comme on le verra, dans les sociétés antiques, mais qui est une créature, une création du Moyen Age, a donc de fortes chances, quelque contaminée qu'elle ait pu être par les lectures des écrivains qui l'ont mise en scène, d'être à chercher du côté du folklore. Mélusine – et plus particulièrement la Mélusine de nos textes – se retrouve en effet aisément dans les ouvrages de référence du folklore et plus particulièrement du conte populaire19.

A. van Gennep consacre 17 numéros à Mélusine dans la Bibliographie de son Manuel de folklore français contemporain20 ; mais, tout en citant Jean d'Arras, il s'arrête explicitement au seuil du Moyen Age.

Stith Thompson, dans son Motif-Index of Folklore, permet de retrouver Mélusine sous plusieurs rubriques. D'abord sous l'angle du tabou (C. 30, Tabu : « offending supernatural relative », et plus spécialement C. 31.1.2, Tabu : « looking at supernatural wife on certain occasion »). Puis à propos des animaux, et, particulièrement des hommes (ou femmes)– serpents (B. 29.1, Lamia : « Face of woman, body of serpent », avec référence à F. 562.1, Serpent damsel, B. 29.2, Echidna : « Half woman, half serpent », et B. 29.2.1. : « Serpent with human head »), des hommes (ou femmes)-poissons (B. 812 : « Mermaid marries man »). Ensuite, au chapitre des créatures merveilleuses (Marvels, F. 302.2 : « Man marries fairy and takes her to his home »). Enfin parmi les sorcières (G. Ogres (Witches), G. 245. « Witch transforms self into snake when she bathes »). Si nous introduisons dans ces catégories les réalités médiévales nous nous trouvons en face des problèmes suivants :

1. Quelle est l'importance de la transgression du tabou ? Elle reste essentielle car elle demeure le nœud de l'histoire et, dans l'atmosphère chrétienne du conte médiéval, une nouvelle question surgit : l'infidélité de l'époux à sa promesse n'est-elle pas moins coupable à cause du caractère « diabolique » de la partenaire ? La « culture » de l'époque déplace le problème.

2. Alors que dans les religions « païennes » la divinité peut parfaitement s'incarner dans des animaux et que l'union d'un mortel avec un animal surnaturel est glorieuse, le christianisme qui a fait de l'homme l'image incarnée exclusive de Dieu ne rend-il pas automatiquement dégradante l'union d'un homme avec un demi-animal ? La question est posée à propos de Nabuchodonosor et des loups-garous par Gervais de Tilbury (Otia Imperialia, III, 120).

3. Comment, à propos des femmes « merveilleuses », se fait le partage entre magie blanche et magie noire, fées et sorcières ? Le christianisme offre-t-il à Mélusine une chance de salut ou la damne-t-il inévitablement ?

Dans leur classification des Types of the Folktale21 Antti Aarne et Stith Thompson ne font pas un sort à Mélusine, mais permettent de la retrouver parmi les types T 400-459 = « Supernatural or enchanted Husband (Wife) or others relatives », plus particulièrement parmi les numéros 400-424  (wife) et mieux encore sous le numéro T 411 : The King and the Lamia (the snake-wife) qui pose le problème du vocabulaire et de la grille de références des auteurs de l'ouvrage : tandis que Lamia renvoie explicitement à la Bible, aux écrivains gréco-latins de l'Antiquité, à saint Jérôme, saint Augustin et à nos auteurs médiévaux (Gervais de Tilbury, notamment Otia Imperialia, III, LXXXV), la référence donnée pour le conte est indienne !

La place faite à Mélusine est encore plus mince dans le catalogue de Paul Delarue et de Marie-Louise Tenèze. T. 411  n'y est pas illustré d'exemples ; en revanche T. 449 offre le cas de « l'homme qui a épousé une femme-vampire », et T. 425 détaille longuement le type de « la recherche de l'époux disparu », qui inclut l'histoire de Mélusine avec interversion des sexes (31, La fille qui épouse un serpent).

Il est donc légitime d'évoquer à propos des versions médiévales de Mélusine quelques-uns des problèmes fondamentaux de l'étude du folklore, plus particulièrement des contes populaires, et plus spécialement encore des contes merveilleux22.

*

Et d'abord s'agit-il bien d'un conte ? N'avons-nous pas plutôt affaire à une légende, au sens du mot allemand Sage ? Car le français « légende » recouvre les deux mots allemands Sage et Legende, ce dernier étant réservé dans la typologie littéraire allemande à la légende religieuse, au sens du latin médiéval legenda, équivalent de Vita (alicujus sancti)23. La différence entre conte et légende a été bien marquée par les frères Grimm, auteurs, comme on sait, d'un célèbre recueil de Märchen et d'un non moins important recueil de « Deutsche Sagen » : « le conte est plus poétique, la légende plus historique ». Les histoires médiévales de Mélusine ne correspondent-elles pas exactement à leur définition : « La légende, dont les couleurs sont moins châtoyantes, a aussi cette particularité de se rattacher à quelque chose de connu et de conscient, à un lieu ou à un nom authentifié par l'histoire »24 ?

Mais alors que les frères Grimm considéraient le conte et la légende comme deux genres parallèles, ne faut-il pas voir souvent dans la légende un avatar (possible mais non nécessaire) du conte ? Quand un conte échoit dans le domaine des couches sociales supérieures et de la culture savante, quand il passe dans de nouveaux cadres spatiaux et temporels, où l'insertion spatiale est plus précise (telle province, telle ville, tel château, telle forêt) et l'encadrement temporel plus rapide, quand il est happé par l'histoire plus pressée des sociétés et des classes sociales « chaudes », il devient légende.

C'est ce qui semble bien être arrivé à notre histoire. A la fin du XIIe siècle le conte de l'homme marié à une femme-serpent court dans plusieurs régions : en Normandie, en Provence, dans le pays de Langres ou en Saintonge. Dans des conditions sur lesquelles nous avancerons plus loin des hypothèses, des hommes, tels que Henno aux grandes dents, Raimondin du Château-Rousset, le noble dont parle Hélinand de Froimont, ou plutôt leurs descendants, cherchent à s'approprier le conte, à en faire leur légende. Ceux qui réussissent, ce sont les Lusignan. Quand, comment, pourquoi ? Il est difficile de le savoir. Les amateurs, nombreux et souvent subtils, du petit jeu décevant de l'épinglage historiciste des mythes, ont cherché à savoir quel Lusignan fut le Raimondin de Jean d'Arras et quelle comtesse de Lusignan fut Mélusine. Le seul accrochage vraisemblable d'un personnage historique mêlé à l'affaire est celui de Geoffroy à la grand dent, le sixième des fils de Mélusine. Il semble bien qu'il était, au XIVe siècle du moins, identifié avec Geoffroy de Lusignan, vicomte de Châtellerault qui, sans brûler l'abbaye et encore moins les moines, dévasta en 1232 les domaines de l'abbaye de Maillezais (si bien qu'il dut aller, dès l'année suivante, se faire pardonner par le pape à Rome), dont la devise aurait été « non est Deus » (« il n'y a pas de Dieu ») et qui mourut sans enfant avant 1250. Ce Geoffroy, qui rappelle Henno aux grandes dents, époux (et non fils) de la femme-serpent de Gautier Map, et qui, inconnu de Gervais de Tilbury, est récupéré par Jean d'Arras, semble pourtant le héros d'une histoire différente de celle de Mélusine. A tous égards, faire de la mère du Geoffroy historique la Mélusine de la légende est un non-sens. Il ne semble pas non plus que l'on ait pu déterminer à quel moment Mélusine entre dans les armes des Lusignan25. La liaison, soutenue par Heisig, avec les Lusignan de Chypre, avec, en arrière-plan, le vieux serpent de mer des influences orientales et des contes indiens, résiste mal à l'examen. L'histoire de Henno aux grandes dents localisée en Normandie est antérieure à l'histoire de Raymond du Château-Rousset, pour laquelle aucun lien ne peut être démontré avec les Lusignan de Chypre. Les dates permettent difficilement cette voie d'éventuelle diffusion et le texte de Gervais de Tilbury évoque la Provence rurale et forestière, culturellement bien loin de Marseille26.

Ce qui est vraisemblable c'est que le nom de Mélusine est lié au succès des Lusignan. Mais il est difficile de déceler si le nom de Mélusine a conduit aux Lusignan ou si ce sont les Lusignan qui, s'étant approprié la fée, lui ont donné leur nom pour mieux se la lier. De toute façon, la poursuite de l'étymologie nous semble décevante. Elle n'expliquera pas l'essentiel : pourquoi cet intérêt, à partir de la fin du XIIe siècle, de certains personnages et certains milieux (chevaliers, clercs, « peuple ») pour les « Mélusines »27 ?

Essayons de définir ici les limites du « diffusionisme ». D'où est partie la légende de Mélusine ? A partir du moment où nous avons des textes nous constatons l'existence, en plusieurs régions, de formes voisines d'une légende identique sans qu'un foyer commun puisse être décelé. Par la suite, la maison de Lusignan, puis les maisons de Berry et de Bar (selon Jean d'Arras c'est Marie, duchesse de Bar, sœur de Jean de Berry, qui demande à son frère de faire mettre par écrit la légende de Mélusine) sont à l'origine d'un mouvement de diffusion de la légende en général lié à des membres de la famille des Lusignan : dans l'Agenais, à Chypre, à Sassenage dans le Dauphiné, dans le Luxembourg. Une filière de diffusion peut être plus particulièrement suivie. Au départ le Roman de Mélusine de Jean d'Arras, que l'on retrouve dès le début du XVe siècle dans la bibliothèque des ducs de Bourgogne, bientôt épaulé par le roman en vers de Couldrette. De là il pénètre d'une part dans la Flandre, de l'autre dans les pays germaniques. Un manuscrit de Bruges date de 1467  environ. Il est imprimé à Anvers, en traduction flamande, en 1491. Dans l'autre direction, le margrave Rodolphe de Hochberg, homme de confiance de Philippe le Bon et de Charles le Téméraire, l'introduit en Suisse. Thuring de Renggeltingen, écoutète de Berne, traduit la Melusine de Couldrette en 1456, et sa traduction est imprimée vers 1477 (à Strasbourg ?), en 1491 à Heidelberg. Une autre traduction paraît à Augsbourg en 147428. Une version allemande est traduite en polonais par M. Siennik en 1569. Le succès de cette traduction se retrouve dans de nombreuses Mélusines de l'art savant et populaire, et des folklores polonais et ukrainiens du XVIIe siècle29.

Si nous regardons maintenant non vers la descendance des Mélusines médiévales mais vers leurs préfigurations et leurs homologues dans d'autres cultures, le vaste champ du mythe s'ouvre à nous. L'enquête comparative, inaugurée par Felix Liebrecht30, l'éditeur de l'anthologie folklorique des Otia Imperialia de Gervais de Tilbury, a produit à la fin du siècle dernier trois études de qualité : Der Ursprung der Melusinensage. Eine ethnologische Untersuchung de J. Kohler (1895), la plus suggestive et la plus « moderne » de problématique ; la dissertation de Marie Nowack, Die Melusinensage. Ihr mythischer Hintergrund, ihre Verwandschaft mit anderen Sagenkreisen und ihre Stellung in der deutschen Literatur, orientée vers l'étude des œuvres littéraires allemandes (1886) ; enfin l'article de Jean Karlowicz, La belle Mélusine et la reine Vanda, surtout tourné vers les Mélusines slaves (1877).

La légende de Mélusine y est notamment rapprochée : 1. en ce qui concerne l'antiquité européenne, des mythes grecs d'Éros et Psyché et de Zeus et de Sémélé, de la légende romaine de Numa et d'Égérie ; 2. du côté de l'Inde ancienne, de plusieurs mythes dont celui d'Urvaçi serait la plus ancienne version aryenne ; 3. de toute une série de mythes et de légendes dans les diverses cultures, des Celtes aux Amérindiens.

Kohler a défini la caractéristique de tous ces mythes de la façon suivante : « un être d'une autre nature s'unit à un homme et, après avoir mené une vie humaine commune, disparaît quand se produit un certain événement ». La variable est la nature de l'événement qui cause la disparition. Le plus souvent cet événement consiste dans la révélation de la nature de l'être magique. Le principal type de cette catégorie, selon Kohler, serait le « type Mélusine », dans lequel l'être magique disparaît dès que son partenaire terrestre l'a vu sous sa forme originelle.

Cette analyse, qui avait le grand mérite d'engager la mythologie dans la voie de l'analyse structurale, rend toutefois mal compte de la véritable structure de la légende (ou du mythe). L'armature du conte (ou de la légende) ce n'est pas un thème principal ni les motifs mais sa structure, ce que von Sydow appelle la composition, Max Luthi la forme (Gestalt), Vladimir Propp la morphologie31.

Si nous en avions la compétence et l'envie nous pourrions, sans doute, faire des différentes versions de la légende de Mélusine une analyse structurale selon les schémas de Propp. Par exemple32 :

I. Un des membres de la famille s'éloigne de la maison (Propp) : le héros va à la chasse.

II. Une interdiction est imposée au héros (Propp) : Mélusine n'épouse le héros qu'à la condition qu'il respectera un tabou (accouchement ou grossesse, nudité, samedi).

III. L'interdiction est transgressée. « ... Apparaît maintenant dans le conte un nouveau personnage, que l'on peut appeler l'antagoniste. Son rôle est de troubler la paix de la famille heureuse, de provoquer quelque malheur... » (Propp). La belle-mère, chez Gautier Map, le beau-frère, chez Jean d'Arras.

IV. L'antagoniste tente d'obtenir des renseignements (Propp). Chez Gautier Map c'est la belle-mère, mais en général le curieux, c'est Raymond lui-même. Etc.

On pourrait, semble-t-il, retrouver aussi des inversions, phénomène qui tient un rôle essentiel dans le mécanisme de la transformation des contes, de Propp à Claude Lévi-Strauss, virtuose en ce domaine aussi. Déjà J. Kohler parlait de « Umkehrung » à propos de Mélusine. E. Le Roy Ladurie en repère plus loin dans certaines versions allemandes de Mélusine. Dans la deuxième version du mythe d'Urvaçi, la femme magique (aspara) disparaît quand elle voit l'homme mortel nu.

Même si nous avions été capable de mener plus loin l'analyse structurale nous en aurions sans doute tiré des conclusions modestes et de bon sens mais susceptibles, précisément, de montrer l'importance pour l'historien des méthodes de lecture structuraliste de sa documentation et les limites de ces méthodes.

La première conclusion c'est que le conte n'est pas susceptible de n'importe quelle transformation et que, dans cette lutte de la structure et de la conjoncture, la résistance de la structure tient longtemps en échec les assauts de la conjoncture. Mais un moment vient où le système se défait tout comme il s'était construit longtemps auparavant. Mélusine, à cet égard, est médiévale et moderne. Mais de même que nous percevons, au moment où elle apparaît vers 1200, qu'elle est l'émergence écrite et savante d'un phénomène populaire et oral dont les origines sont difficiles à repérer, nous savons que cette Mélusine qui, avec le romantisme, se dégage de la structure pluriséculaire, demeure présente dans un folklore qui n'en finit pas de mourir33.

Il reste que, pendant sa longue durée structurale, les transformations, non plus de la structure mais du contenu, que tolère le conte, présentent pour l'historien une importance capitale. Et ces transformations ne sont pas le simple déroulement d'un mécanisme interne. Elles sont les réponses du conte aux sollicitations de l'histoire. Avant d'étudier le contenu de Mélusine et de tenter d'en dégager la signification historique, quelques remarques encore sur la forme. Ce seront des pierres d'attente pour les hypothèses présentées plus loin.

Le conte, et en particulier le conte merveilleux auquel se rattache incontestablement Mélusine, tourne autour d'un héros34. Qui est le héros de Mélusine ? Certainement l'époux de la fée. Mais alors que sa partenaire devrait, dans la logique du conte, être la méchante, logique renforcée par l'idéologie de l'époque qui en fait un diable (symbolisme chrétien du serpent et du dragon), Mélusine, bien qu'elle soit traitée de « pestilentia » par Gautier Map et de « très fausse serpente » par Jean d'Arras (par l'intermédiaire de Raimondin en colère) est un personnage sinon sympathique, du moins touchant. Elle apparaît à la fin du conte comme la victime de la trahison de son époux. Elle devient une prétendante à la place de héros. Tout comme Marc Soriano a décelé chez La Fontaine un loup-victime et pitoyable à côté d'un loup-agresseur et détesté, Mélusine est une serpente-victime et attendrissante. La notation finale qui la ramène, dans son invisibilité nocturne et gémissante, auprès de ses jeunes enfants enrichit, dans le registre psychologique, la présentation émouvante de cette pseudo-héroïne. Pourquoi cet attendrissement sur une femme démoniaque ?

Une des caractéristiques du conte merveilleux, c'est la happy end. Mélusine finit mal. Sans doute s'agit-il plutôt d'une légende et le conte merveilleux a un début d'évolution vers le poème héroïque, dont l'accent est souvent tragique. Pourquoi ce glissement vers un genre qui implique l'échec et la mort du héros ?

Enfin dans la « psychologisation » du conte (états d'âme de Raimondin qui jouent un rôle essentiel à plusieurs stades du récit : passion, curiosité ou colère, tristesse ou désespoir ; évolution, qui vient d'être soulignée, du caractère de Mélusine), en même temps que dans la tendance à la rationalisation cohérente du récit, on doit reconnaître sans doute l'évolution classique (mais non obligatoire) du mythe au conte ou à l'épopée puis au roman au sens banal du terme (genre littéraire) ou au sens dumézilien (forme et phase d'évolution)35.

Si nous abordons maintenant les problèmes d'interprétation, nous devons d'abord noter que les auteurs du Moyen Age ont donné une explication très claire de ce qu'était pour eux Mélusine. Pour tous elle est un démon succube, une fée assimilée aux anges déchus. Elle est mi-homme, mi-animal et de ses accouplements avec un mortel naissent des enfants exceptionnels, doués de dons physiques (beauté pour les filles, force pour les hommes), mais tarés ou malheureux36. Certains expliquent aussi les raisons de ces mariages. La serpente, condamnée pour une faute à souffrir éternellement dans le corps d'un serpent, recherche l'union avec un homme, seule susceptible de l'arracher à son éternité malheureuse pour lui premettre de mourir de mort naturelle et de jouir ensuite d'une autre vie heureuse.

Cet habillage chrétien n'a rien de surprenant si l'on songe à l'encadrement chrétien de toute la vie culturelle au Moyen Age et au fait qu'à la fin du XIIe siècle le christianisme s'engageait dans la voie des explications rationnelles, même si ses raisons s'appliquaient à des données de base parfaitement irrationnelles. Notons au passage que, si la légende est aussi encadrée par une explication chrétienne (avant ou après), il y a peu d'éléments chrétiens dans la légende elle-même. Si, dans l'histoire d'Henno aux grandes dents et dans la légende de la dame d'Esperver, c'est son mauvais comportement de chrétienne (non-assistance à la messe intégrale) qui déclenche les soupçons et si ce sont les exorcismes chrétiens (eau bénite, oblation de l'hostie) qui la démasquent, dans l'aventure de Raymond du Château-Rousset, il n'entre aucun élément chrétien. Si le roman de Jean d'Arras baigne dans un climat chrétien d'un côté, de l'autre, aucun élément chrétien ne joue un rôle important dans le déroulement de l'histoire. C'est tout juste si la colère fatale de Raimondin se déclenche à propos de l'incendie d'un monastère, Maillezais. Mélusine vient de plus loin que le christianisme. Si les mœurs et coutumes des démons succubes expliquent, aux yeux des clercs médiévaux, la nature et l'histoire de Mélusine, il ne peut en être de même pour nous.

Quel est donc l'enjeu de l'histoire ? Que l'initiative, les avances viennent de Mélusine (désireuse d'échapper à son sort) ou de Raymond (enflammé de passion), la « dot » de Mélusine c'est pour Raymond la prospérité. Mélusine trahie, Raymond se retrouve plus ou moins Gros-Jean comme devant. La corne d'abondance est tarie.

Ainsi se révèle la nature de Mélusine à travers sa fonction dans la légende. Mélusine apporte la prospérité. Qu'elle se rattache concrètement et historiquement (et nous ne le saurons sans doute jamais) à une déesse de fécondité celtique et autochtone, à un esprit fertilisateur, à une héroïne culturelle d'origine indienne (ou plus vraisemblablement et plus largement indo-européenne), qu'elle soit d'origine chthonienne, aquatique ou ouranienne (elle est tour à tour et en même temps serpent, sirène et dragon et il est peut-être vrai, à ce niveau, que la Fontaine de Jean d'Arras ait une saveur celtique assez nette, tandis que, chez Gautier Map la mer et chez Gervais de Tilbury, une rivière – et chez tous deux un « bain » – sont une simple référence à la nature aquatique de la fée), dans tous ces cas elle apparaît comme l'avatar médiéval d'une déesse-mère, comme une fée de la fécondité.

Quelle fécondité ? Elle assure à son époux force et santé. Mais elle le comble surtout dans trois domaines – inégalement.

Celui, d'abord, de la prospérité rurale. Si, dans Gautier Map et dans Gervais Tilbury, la référence rurale est allusive (mais le cadre forestier de la rencontre est fortement symbolique d'un rapport à la forêt qui, d'après ce que nous voyons plus clairement ailleurs, est probablement le défrichement), dans Jean d'Arras l'activité défricheuse de Mélusine est considérable. Les clairières s'ouvrent sous ses pas, les forêts se transforment en champs. Une région, le Forez (un Forez qui est peut-être breton), lui doit de passer de la nature à la culture.

Mais, chez Jean d'Arras, une autre activité créatrice est passée au premier plan : la construction. Autant et plus qu'une défricheuse, Mélusine est devenue une bâtisseuse. Elle sème sur sa route, en ses nombreux déplacements, châteaux forts et villes qu'elle construit souvent de ses propres mains, à la tête d'un chantier.

Quelque prévenu que l'on soit à l'égard de l'historicisme, ce serait sans doute vouloir laisser échapper la vérité que de se refuser à voir ici le visage historique de Mélusine lié à une conjoncture économique : défrichements et constructions, défrichement puis construction. Mélusine, c'est la fée de l'essor économique médiéval.

Pourtant il est un autre domaine où la fécondité de Mélusine est encore plus éclatante. Celui de la démographie. Ce que Mélusine donne avant tout à Raymond, ce sont des enfants. Même quand ils ne sont pas dix comme chez Jean d'Arras, ils sont ce qui survit à la disparition de la fée-mère et à la ruine de l'homme-père. Edric « laissa son héritage à son fils ». De Henno et de sa pestilentia « une nombreuse descendance en existe encore aujourd'hui ». Raymond du Château-Rousset a gardé de l'aventure et de la mésaventure une fille « dont la descendance est parvenue jusqu'à nous ».

Mélusine disparue, si on l'entend encore, c'est quand elle accomplit sa fonction essentielle, celle de mère et de nourricière. Ravie à la lumière, elle reste une génitrice nocturne.

Qui résisterait ici à évoquer la famille féodale, le lignage, cellule de la société féodale ? Mélusine, c'est le ventre d'où est sortie une noble lignée.

Ainsi le structuralisme (et l'histoire comparée), s'ils aident à liquider un historicisme fallacieux, celui de l'historicité « événementielle » des contes et légendes (chercher l'explication et, pis encore, l'origine d'un conte ou d'une légende dans un événement ou un personnage historique), permettent aussi, si on prête attention non seulement à la forme mais aussi au contenu mouvant, de mieux saisir leur fonction historique en rapport non plus avec un événement, mais avec les structures sociales et idéologiques elles-mêmes.

A ce stade, on ne peut éluder deux gros problèmes.

Nous ne ferons que nommer l'un : c'est le totémisme. J. Kohler lui a consacré, parlant de Mélusine, un long développement. Cette femme-animal, origine et emblème du lignage, ne force-t-elle pas à reposer le problème du totémisme37 ?

Le second est le problème des liens entre cette littérature et la société. Qui produit ces contes ou légendes, et pourquoi ?

Les écrivains qui nous en livrent les versions savantes qui sont la base de cette étude ? Oui et non. La triple contrainte de leur commanditaire, du fonds (populaire ?) où ils puisent et de la forme littéraire qu'ils emploient limite singulièrement leur initiative. Mais si l'on sent, chez Gautier Map, l'attrait du merveilleux, chez Gervais de Tilbury la conviction de faire œuvre scientifique en intégrant les mirabilia dans l'univers de la réalité et de la connaissance, chez Jean d'Arras le plaisir esthétique et formel de traiter une matière plaisante, on perçoit qu'ils permettent surtout à d'autres de s'exprimer à travers eux. Ces autres, quels sont-ils ?

On est frappé par l'appartenance des héros à une même classe sociale et à une classe élevée. Pourquoi s'en étonner ? Ne sait-on pas que le fils du roi est le héros principal du conte populaire ? Mais précisément il ne s'agit pas de fils de roi. Il s'agit de la petite et moyenne aristocratie, celle des chevaliers, des milites, parfois désignés comme nobles. Henno, Edric, le seigneur de l'Espervier, Raymond du Château-Rousset, Raimondin de Lusignan, ce sont des milites. Des milites ambitieux, désireux de dilater les frontières de leur petite seigneurie. Voilà l'instrument de leur ambition : la fée. Mélusine apporte à la classe chevaleresque terres, châteaux, villes, lignage. Elle est l'incarnation symbolique et magique de leur ambition sociale.

Mais cet arsenal de la littérature merveilleuse qu'ils détournent à leur profit, ils n'en sont pas les fabricants. Je retrouve ici les idées d'Erich Köhler38 sur la petite et moyenne aristocratie, suscitant au XIIe siècle une culture à elle et pour elle, dont bientôt la langue vulgaire sera le véhicule. Des chansons de geste à Mélusine, les trésors du folklore que les chevaliers entendaient raconter à leurs paysans – dont ils étaient encore proches au XIIe siècle – ou faisaient écouter par leurs écrivains quand ils avaient pris de la distance, trésors du folklore qui mêlaient à de vieux mythes folklorisés des histoires de clercs plus récentes « popularisées » et des contes sortis de l'imagination des conteurs paysans, tout ce monde du merveilleux populaire venait enrichir l'armement culturel des chevaliers. Il y faudrait ajouter une certaine distance, sinon une certaine hostilité de cette classe à l'égard sinon du christianisme, du moins de l'Église. Elle refusait ses modèles culturels, préférant les fées aux saintes, faisant des pactes avec l'enfer, jouant avec un totémisme suspect39. Tentation qu'il ne faut pas exagérer. Les époux de Mélusine conciliaient la profession de chrétien avec une pratique parfois désinvolte. Marc Bloch a montré leur classe prenant dans la réalité vécue des libertés avec la doctrine chrétienne du mariage et de la famille.

Nous contenterons-nous d'avoir par ces hypothèses rejoint en partie les idées de Jan de Vries sur les contes populaires et, plus généralement, d'avoir tenté d'appliquer la simple et profonde remarque de Georges Dumézil : « Les mythes ne se laissent pas comprendre si on les coupe de la vie des hommes qui les racontent. Bien qu'appelés tôt ou tard à une carrière littéraire propre, ils ne sont pas des inventions dramatiques ou lyriques gratuites, sans rapport avec l'organisation sociale ou politique, avec le rituel, la loi ou la coutume ; leur rôle est au contraire de justifier tout cela, d'exprimer en images les grandes idées qui organisent et soutiennent tout cela »40 ?

Que, comme le veut Jan de Vries, « le conte de fées soit lié à une période culturelle déterminée » et que cette période ait été pour l'Occident, et en particulier, pour la France la seconde moitié du XIIe siècle, ne me paraît pas une conclusion suffisant à rendre compte de la portée d'une légende comme celle de Mélusine.

Le conte est un tout. S'il est légitime d'en isoler le motif central – celui de la prospérité, acquise et perdue d'ailleurs dans certaines conditions – pour y retrouver l'appel fait à une déesse-mère par une classe sociale, il faut surtout chercher la « morale » du conte dans sa conclusion.

On l'a noté, Mélusine finit mal. Jan de Vries, évoquant les « milieux aristocratiques qui élaborèrent » (élaborèrent, je n'en crois rien, accaparèrent oui, mais l'élaboration vient de spécialistes, chez le peuple et chez les clercs, conteurs populaires et conteurs-écrivains savants) l'épopée et le conte de fées, remarque : « derrière l'optimisme apparent peut très bien se cacher le sentiment d'un échec inévitable »41.

Ce serait une entreprise au-dessus de nos possibilités que de rechercher comment et pourquoi cette quête de la prospérité, et tout particulièrement cette recherche de la prospérité familiale, aboutit à un constat d'échec ou de demi-échec. Notons le fait. Rapprochons-le des remarques qui ont été faites sur le pessimisme – au bout de l'évolution littéraire – du roman du XIXe et du début du XXe siècle. Pour beaucoup de romanciers d'alors, la trajectoire de leur sujet c'est la croissance et l'agonie d'une famille. Dans des milieux différents, avec des ressources intellectuelles et artistiques différentes, dans un climat idéologique différent, des Rougon-Macquart aux Buddenbrooks, une famille s'épanouit et se désagrège.

Ainsi les lignages mélusiniens. Mais comme Roger Martin du Gard, à la fin des Thibault, maintient la petite espérance d'un enfant, les conteurs médiévaux de Mélusine arrachent à l'envol de la fée vers son enfer – ce voyage des âmes où Propp voyait en définitive le thème unique du conte42 –  des petits enfants par qui tout continue, ou plutôt l'essentiel, la continuité elle-même. Adhuc extat progenies43.

 

POST-SCRIPTUM

 

Nous avions achevé cet article quand nous avons eu connaissance, grâce à l'amabilité de Mme Marie-Louise Tenèze de l'ouvrage de Lutz Röhrich, Erzählungen des späten Mittelalters und ihr Weiterleben in Literatur und Volksdichtung bis zur Gegenwart. Sagen, Märchen, Exempel und Schwänke mit einem Kommentar herausgegeben von L.R., 2 vol., Berne et Munich, Francke Verlag, 1962-1967. L'auteur y édite (vol. I, p. 27-61) et commente (ibid., p. 243-253) onze textes, échelonnés du XIVe au XXe siècle, concernant une Mélusine badoise liée à la légende du chevalier Peter von Staufenberg (Die gestörte Mahrtenehe). Dans son commentaire l'auteur rapproche la légende de celle du chevalier Raymond du Château-Rousset chez Gervais de Tilbury et des Lusignan chez Jean d'Arras. Son interprétation rejoint la nôtre en faisant de la fée badoise un personnage « totémique » (le mot n'est pas employé) utilisé par un lignage chevaleresque : « Le type Staufenberg appartient à ce groupe de contes qui cherchent à faire remonter l'origine d'un lignage noble médiéval à l'union avec un être surnaturel, de façon à conférer aux prétentions d'une famille à la légitimité une consécration plus haute, métaphysique. Il s'agit de la légende généalogique de la famille noble implantée au château de Staufenberg dans l'Ortenau (Mortenouwe) dans la partie centrale du pays de Bade » (p. 244). La plus ancienne version de la légende est de 1310 environ mais a sans doute des racines au XIIIe siècle.


1 La seule reproduite ici. On trouvera une bibliographie commune dans Annales E.S.C., 1971.

2 Walter Map, De nugis curialium, éd. M. R. James, Oxford, 1914.

3 Seule édition complète (mais très imparfaite) dans C. W. Leibniz, Scriptores rerum Brunsvicensium, I, Hanovre, 1707, p. 881-1004. Emendationes et supplementa, II, Hanovre, 1709, p. 751, 784. F. Liebrecht a édité avec d'intéressants commentaires folkloriques les passages « merveilleux » des Otia Imperialia avec en sous-titre, Ein Beitrag zur deutschen Mythologie und Sagenforschung, Hanovre, 1856. J. R. Caldwell préparait une édition critique des Otia Imperialia (cf. articles dans Scriptorium 11 (1957), 16 (1962) et Mediaeval Studies 24 (1962). Sur Gervais de Tilbury : R. Bousquet, « Gervais de Tilbury inconnu », in Revue historique 191, 1941, p. 1-22 et H. G. Richardson, « Gervase of Tilbury », in History, 46, 1961, p. 102-114.

4 Cet épisode (Otia Imperialia, III, 57, éd. F. Liebrecht, p. 26) est repris par Jean d'Arras et transporté en Orient. C'est au château de l'Espervier en Grande Arménie que l'une des sœurs de Mélusine, Melior, est exilée par sa mère Presine (éd. L. Stouff, p. 13).

5 Cet épisode (Otia Imperialia, I, 15, éd. F. Liebrecht, p. 4) a été rapproché de l'histoire de Mélusine mais pas, en général, de l'histoire de Henno alors que le tout constitue un ensemble. Certains manuscrits de Jean d'Arras appellent le Raymond des Otia Imperialia Roger (p. 4). S'agit-il d'une contamination Rocher-Roger ou d'une autre tradition ? Cf. la thèse de Mlle Duchesne signalée infra, p. 314, n. 11. Notons en tout cas que Raymond est déjà nommé quand Mélusine ne l'est pas encore.

6 Gautier raconte deux fois l'histoire d'Edric. La seconde version, plus courte, et qui ne nomme pas Edric, suit immédiatement l'histoire de Henno (De Nugis curialium, IV, 10, éd. M. R. James, p. 176).

7 « ad domum in hora nemoris magnam delatus est, quales Anglici in singulis singulas habebant diocesibus bibitorias, ghildhus Anglice dictas... » (De Nugis curialium, 11, 12, éd. M. W. James, p. 75). Il me semble que ce texte curieux a échappé aux historiens des ghildes.

8 L. Stouff a rapproché ce texte de celui de Jean d'Arras (p. 79) où la ville de Saintes est appelée Linges. E. Renardet, Légendes, Contes et Traditions du Pays Lingon, Paris, 1970, p. 260, évoque Mélusine sans en donner de version proprement lingonne. De même Marcelle Richard dans Mythologie du Pays de Langres, Paris, 1970, où, à propos de Mélusine (p. 88 sqq.), sans rapporter d'élément local précis, elle fait d'intéressantes remarques sur les transformations serpent-dragon, les arrière-plans chthoniens et aquatiques et l'ambivalence du dragon-serpent qui peut ne pas être maléfique mais symboliser, selon les termes de P.-M. Duval, « la fécondité reproductrice et la prospérité terrienne ». Nous avons présenté une interprétation identique dans : « Culture ecclésiastique et culture folklorique au Moyen Age : saint Marcel de Paris et le dragon », in Ricerche storiche ed economiche in memoria di Corrado Barbagallo, t. II, p. 53-90, Naples, 1970 et, ici, p. [236-279],

9 « In Lingonensi provincia quidam nobilis in sylvarum abditis reperit mulierem speciosam preciosis vestibus amictam, quam adamavit et duxit. Illa plurimum balneis delectabatur in quibus visa est aliquando a quadam puella in serpentis se specie volutare. Incusata viro et deprehensa in balneo, nunquam deinceps in comparitura disparuit et adhuc durat ejus projenies » (Vincent de Beauvais, Speculum naturale, II, 127 cité par L. Hoflrichter, p. 67).

10 Un rapprochement jusqu'ici non signalé, me semble-t-il, confirme les liens entre toutes ces histoires. Le fils d'Edric, Alnold, lorsqu'il veut retrouver la santé, est invité à faire le pèlerinage de Rome pour demander sa guérison aux apôtres Pierre et Paul. Indigné, il répond qu'il ira d'abord implorer à Hereford saint Ethelbert, roi et martyr, dont il est le « paroissien » (De Nugis curialium, éd. M. W. James, p. 77).

11 Gautier Map, Gervais de Tilbury et Jean d'Arras évoquent, à côté de Mélusine, et dans la même « catégorie » qu'elle, d'autres fées (démons succubes) non serpentes. Le christianisme ici a bouleversé la typologie. Tout en le signalant nous nous bornerons au dossier « étroit ». Cf. la fée d'Argouges signalée par E. Le Roy Ladurie dans sa note bibliographique. On aura noté par ailleurs des échos et des transferts épisodiques. Henno aux grandes dents à Geoffroy à la grand dent, le château de l'Espervier en Dauphiné et celui de l'Épervier en Arménie, etc.

12 Jean d'Arras a dû connaître les Otia Imperialia par la traduction qu'en a faite, au XIVe siècle, Jehan du Vignay, traducteur par ailleurs du Speculum naturale de Vincent de Beauvais. C'est la bibliothèque de Jean de Berry qui met à la disposition de Jean d'Arras ces « sources ». Mlle A. Duchesne a consacré une thèse de l'École des Chartes (1971) aux traductions françaises médiévales des Otia Imperialia.

13 L'étude de la culture populaire ou de phénomènes ou d'œuvres imprégnées de culture populaire met l'historien en contact avec un « temps historique » qui le déconcerte. Rythmes lents, flash-backs, pertes et résurgences s'accordent mal avec le temps unilinéaire dans lequel il est à tout le plus accoutumé à discerner çà et là des « accélérations » ou des « retards ». Raison de plus pour se féliciter que l'élargissement du champ de l'histoire au folklore remette en cause ce temps insuffisant.

14 Sur les mirabilia napolitains et virgiliens, D. Comparetti, Vergilio nel Medio Evo, 2e éd. 1896, trad. angl. rééd. en 1966. J. W. Spargo, Virgil the Necromancer, Cambridge (Mass.), 1934.

15 Cf. plus haut, p. 311, note 7.

16 M. R. James, Préface à l'édition du De Nugis curialium de Walter (Gautier).

17 Map, p. XXII.

Rappelons que l'existence d'une culture savante non écrite (bardes liés à des milieux « aristocratiques » ?) complique le problème des cultures celtes, germaniques, etc. La distinction entre tradition orale et tradition populaire est une prudence élémentaire.

18 Otia Imperialia, éd. F. Liebrecht, p. 4.

19 Rappelons qu'une importante revue française de folklore, fondée par Henri Gaidoz et Eugène Rolland, qui a compris 11 volumes étalés irrégulièrement de 1877 à 1912, s'appelait Mélusine (Recueil de mythologie, littérature populaire, traditions et usages).

20 A. van Gennep, Manuel de folklore français contemporain, t. IV, 1938, p. 651-652. Van Gennep fait précéder les titres de ce « chapeau » : « Les origines de ce thème folklorique bien caractérisé ne sont pas connues ; Jehan d'Arras a sûrement puisé dans le fonds populaire ; malgré sa littérarisation, le thème est resté populaire dans certaines régions, comme on peut le voir dans la monographie de Léo Desaivre, à laquelle j'ajoute des compléments folkloriques classés par ordre chronologique, sans tenir compte des travaux des médiévistes, qui sortent du cadre assigné à ce Manuel ».

21 A. Aarne et S. Thompson, The Types of the Folktale. A Classification and Bibliography, 2e révision, Helsinki, 1964 (FFCno 184). Devant ce monument on est partagé entre l'admiration et la reconnaissance d'une part, les doutes en face des principes de classification de l'autre. Mme Marie-Louise Tenèze a exprimé avec son autorité et sa courtoisie ses réserves à l'égard de cet autre monument qu'est le Motif-Index of Folk-Literature de Stith Thompson, 6 vol., Copenhague, 1955-1958 (M.-L. Tenèze, « Introduction à l'étude de la littérature orale : le conte », in Annales, E.S.C., 1969, p. 1116, et « Du conte merveilleux comme genre », in Approches de nos traditions orales, G. P. Maisonneuve et Larose, éd., Paris, 1970, p. 40). Il nous semble que ces réserves peuvent être étendues aux Types of the Folktale.

22 Renvoyons plus spécialement à la remarquable étude de M.-L. Tenèze citée à la note précédente.

23 De l'abondante littérature sur le problème des genres de la littérature « populaire », contentons-nous de citer : H. Bausinger, Formen der « Volkpoesie », Berlin, 1968 et spécialement III : 1. Erzählformen. 2. Märchen, 3. Sage, 4. legende, p. 154 sqq. Les auteurs allemands disent Melusinensage.

24 J. et W. Grimm, Die deutschen Sagen, Préface du vol. I, éd. de Darmstadt, 1956, p. 7, cité par H. Bausinger, op. cit., p. 170.

25 Cf. L. Hoffrichter, p. 68.

26 K. Heisig, « Über den Ursprung der Melusinensage », in Fabula, 3, 1959, p. 170-181 (p. 178 : Aix liegt etwa 30 km nordlich von Marseille ; man wird daher kaum fehlgeben, wenn man annimmt, dass Kaufleute aus Marseille die älteste Fassung des Märchens aus Zypern in ihre Heimat mitgebracht haben werden !).

27 L'étymologie de Mélusine est abordée par presque toutes les études. Plus spécialement Henri Godin, « Mélusine et la philologie », in Revue du Bas-Poitou, et P. Martin-Civat, Le très simple secret de Mélusine, Poitiers, 1969.

28 Cf. L. Hoffrichter et L. Desaivre, p. 257 sqq.

29 Slownik Folktoru Polskiego, éd. J. Krzyzanowski, s.v. Meluzyna, p. 226-227.

30 Zeitschrift für vergleichende Sprachforschung (Kuhn éd.), vol. XVIII, 1869.

31 Cf. M.-L. Tenèze, « Du conte merveilleux comme genre », loc. cit., p. 12-13, 16-17.

32 V. Propp, Morphologie du conte, trad. franç., Paris, Gallimard, éd. 1970, p. 46 sqq., Le Seuil éd., 1970, p. 36 sqq.

33 Sur tout ceci, outre l'œuvre de Claude Lévi-Strauss (et notamment la série des Mythologiques) et l'ouvrage collectif dirigé par E.F. Leach cité dans la bibliographie, voir Communications, numéro spécial : « L'Analyse structurale du récit », no 8, 1966 et M.-L. Tenèze, « Du conte merveilleux... », toc. cit., notamment « ... vers la structure “togique” du genre » (p. 20 sqq.).

34 Sur le héros, cf. notamment M.-L. Tenèze, toc. cit., p. 15, n. 7.

35 Sur cette évolution, Jan de Vries, Betrachtungen zum Märchen besonders in seinem Verhältnis zu Heldensage und Mythos (FFCno 154), Helsinki, 1954. Cf. « Les contes populaires », in Diogène, no 22, 1958, p. 3-19. Toute l'œuvre de G. Dumézil serait presque à citer à cet égard. Rappelons le dernier ouvrage. Du mythe au roman (La saga de Hadingus et autres essais), Paris, 1970.

36 I) Audivimus demones incubos et succubos, et concubitus eorum periculosos ; heredes autem eorum aut sobolem felici fine beatam in antiquis historiis aut raro aut nunquam legimus, ut Alnoldi qui totam hereditatem suam Christo pro sanitate sua retribuit, et in eius obsequiis residuum vite peregrinus expendit (Gautier Map, conclusion de l'histoire d'Edric le Sauvage, De Nugis curialium, 11, 12, éd. M. W. James, p. 771). Même explication de Gervais de Tilbury (Otia Imperialia, I, 15, avant l'histoire de Raymond du Château-Rousset) qui rapproche le cas des femmes-serpents de celui des loups-garous. De même Jean d'Arras, qui se réfère à Gervais de Tilbury. L'originalité de Jean d'Arras est d'identifier, en insistant, ces démons succubes avec les fées (importance dans son esprit et son œuvre des sources populaires) et, d'autre part, de noter les trois tabous : « elles faisoient jurer, les uns qu'ilz ne les verroient jamais nues, les autres que le samedy n'enquerroient qu'elles seroient devenues, aucunes se elles avoient enfans, que leurs maris ne les verroient jamais en leur gésine » (éd. L. Stouff, p. 4). A quoi il ajoute, explicitant bien le mécanisme de prospérité lié au pacte : « Et tant qu'ilz leur tenoient leurs convenances, ils estoient regnans en grant audicion et prospérité. Et si tost qu'ilz défailloient ilz les perdoient et decheoient de tout leur bonheur petit a petit. » Déjà Geoffrey de Monmouth, dans l'Historia Regum Britanniae avait exposé les amours des humains et des démons (incubes et succubes) à propos de la naissance de Merlin (ici le couple est inversé : mortelle + démon incube).

37 Dans une œuvre de jeunesse Georges Dumézil a abordé, à propos de Urvaçi, les thèmes mélusiniens en évoquant les hypothèses totémiques de Frazer et en renvoyant plus spécialement à l'étude de J. Kohler et aux travaux slaves, et surtout polonais : « La nymphe Urvaçi est la doyenne d'une corporation fort répandue dans le folklore : celle des femmes surnaturelles qui épousent un mortel sous une certaine condition et qui, le jour où le pacte est violé, disparaissent à jamais, laissant parfois au malheureux époux la consolation d'un fils, premier d'une lignée héroïque. En Europe ce thème de folklore est largement répandu, et les romans de Mélusine lui ont donné, en même temps que la consécration littéraire, une vitalité nouvelle : il fleurit des lemuziny jusqu'aux bords de la Vistule. Mais les Nègres, mais les Peaux-Rouges racontent des histoires semblables, et sir J.-G. Frazer a proposé l'hypothèse que ces contes sont un reste de mythologie totémique ; chez les Ojibways en effet, et sur la Côte de l'Or, la forme des contes est solidement liée à l'organisation de la société en clans totémiques, et jusque dans notre folklore européen la nature mi-humaine mi-animale de l'héroïne (sinon du héros) a subsisté... Mais une origine si obscure et si lointaine est ici pour nous sans importance : ce qui nous importe, au contraire, ce sont les traits par lesquels l'histoire de Pururavas et d'Urvaçi se distingue du type ordinaire des contes mélusiniens... » (Le Problème des Centaures, Paris, 1929, p. 143-144.)

38 Exprimées notamment dans « Observations historiques et sociologiques sur la poésie des troubadours », in Cahiers de Civilisation médiévale VII, 1964, repris dans Esprit und arkadische Freiheit. Aufsätze ans der Welt der Romania, Francfort-sur-le-Main, 1966.

39 Cf. la remarque de Claude Lévi-Strauss : « Le totémisme est d'abord la projection hors de notre univers, et comme par un exorcisme, d'attitudes mentales incompatibles avec l'exigence d'une discontinuité entre l'homme et la nature, que la pensée chrétienne tenait pour essentielle. » (Le Totémisme aujourd'hui, 3e éd., Paris, 1969, p. 4). Sur l'antihumanisme qui s'oppose vigoureusement à l'humanisme chrétien roman et gothique (continuité entre l'homme et les règnes animal et végétal), cf. les dossiers iconographiques et les analyses stylistiques de J. Baltrusaitis, Le Moyen Age fantastique, Paris, 1955, et Réveils et Prodiges. Le gothique fantastique, Paris, 1960. La pierre de touche – la grande mise en cause de l'homme fait « ad imaginem Dei » – c'est le loup-garou. Cf. Montague Summers, The Werewolf, Londres, 1933. Troublants aussi les cas du singe et de l'homme sauvage. Cf. H. W. Janson, Apes and Ape Lore in the Middle Ages and the Renaissance, Londres, 1952. Richard Bernheimer, Wild Men in the Middle Ages. A Study in art, sentiment and demonology, Cambridge (Mass.), 1952. F. Tinland, L'Homme sauvage, Paris, 1968.

40 G. Dumézil, Mythe et Épopée, I, Paris, 1968, p. 10.

41 Jan de Vries, Les Contes populaires, toc. cit., p. 13, cf. M.-L. Tenèze évoquant la Wunschdichtung, la littérature de compensation selon Max Luthi, Du conte merveilleux..., toc. cit., p. 26-29.

42 Depuis la vieille et classique étude d'Alfred Maury, Les Fées du Moyen Age, Paris, 1843, (nouvelle éd. 1896), les fées médiévales n'ont pas beaucoup intéressé les historiens et elles n'apparaissent dans les travaux des folkloristes que sur des points particuliers. Cf. toutefois, C. S. Lewis, The discarded image. An introduction to Medieval and Renaissance literature, chap. VI : « The Longaevi », Cambridge, 1964, p. 122-138. Lewis a noté, en particulier chez Gautier Map, la référence aux âmes des morts ; mais tout son livre nous paraît vicié par une conception du Moyen Age comme époque « livresque « (cf. notamment p. 11) que nous croyons fausse parce que liée aux œillères de la médiévistique traditionnelle et viciée par le recours au mythe de « l'homme du Moyen Age » (par exemple p. 10 : « medieval man was not a dreamer nor a wanderer ; he was an organiser, a codifier, a builder of systems, etc. ». Filii mortue, dit Gautier Map des enfants d'une pseudo-Mélusine évoquée juste avant la fée d'Henno (De Nugis curialium, IV, 8, éd. M. R. James, p. 174). J. Kohler avait noté : es ist der Sagenstoff der sich um die Orpheussage schlingt, p. 31. A. Maury, de son côté, avait souligné que Mélusine, chez Jean d'Arras, « pousse des gémissements douloureux chaque fois que la mort vient enlever un Lusignan ».

43 Je tiens à remercier particulièrement M. Claude Gaignebet qui m'a procuré les numéros du Bulletin de la Société de Mythologie française où figurent des articles concernant Mélusine, et M. Jean-Michel Guilcher qui m'a signalé les miniatures du Ms. Fr. 12575 de la B.N. (le plus ancien manuscrit du Roman de Mélusine de Couldrette, XVe siècle).