Histoire et ethnologie ne se sont séparées qu'au milieu du XIXe siècle quand l'évolutionnisme déjà triomphant avant Darwin a détaché l'étude des sociétés évoluées de celle des sociétés dites primitives. Jusqu'alors l'histoire avait englobé toutes les sociétés mais là où se constituait la conscience d'un progrès, l'histoire se restreignait aux portions de l'humanité susceptibles de se transformer rapidement, le reste étant voué à des genres mineurs du domaine scientifique ou littéraire – les mirabilia où les hommes primitifs côtoient les monstres, les voyages où les autochtones sont une variété de la faune, au mieux la géographie où les hommes étaient un élément du paysage – ou condamné à l'oubli.
Hérodote, le « père de l'histoire » est tout autant le père de l'ethnographie. Le deuxième livre des Histoires, celui placé sous le patronage d'Euterpe, est consacré à l'Égypte. La première moitié est d'un ethnologue qui ne se contente pas de décrire les mœurs et coutumes mais souligne les emprunts faits par les Grecs aux Égyptiens, niant ainsi qu'un fossé puisse séparer les Hellènes des nations barbares. La seconde est d'un historien soucieux du diachronique, suivant les dynasties l'une après l'autre, quitte à souvent réduire l'histoire à un recueil d'anecdotes.
Ce regard ethnographique prend un autre caractère chez Tacite. Dans une perspective rousseauiste, il oppose à la corruption de la civilisation dont Rome est l'exemple, la santé des « bons sauvages » que sont le Breton ou le Germain. Voilà son beau-père Agricola tentant d'amener les Bretons à la civilisation : « Pour que ces hommes dispersés et ignorants, et par là même portés aux guerres, s'habituassent dans les plaisirs à la tranquillité et au repos, il les encourage en privé et officiellement les aide à édifier temples, marchés, demeures, louant les plus actifs et condamnant les mous... Et il fait instruire dans les arts libéraux les enfants des notables... pour faire que des gens qui récemment refusaient jusqu'au langage des Romains désirassent à présent leur éloquence. D'où la faveur même de notre habit, et la toge à la mode ; et peu à peu on glisse aux agréments du vice, portiques, thermes, élégance des banquets ; on appelait cela chez les naïfs civilisation : ce n'était qu'un aspect de servitude ».
Pourtant ici encore le caractère privilégié de l'histoire romaine tend à exclure les autres peuples de la littérature historique du Bas-Empire. De ce préjugé les chrétiens héritent. Il n'y a guère que Salvien, au milieu du Ve siècle, pour penser et dire que les Barbares frustes et très honnêtes valent mieux que les Romains pécheurs.
Désormais seuls les chrétiens ont droit à l'histoire. Les païens en sont exclus. Païens, c'est-à-dire les païens proprement dits, mais aussi les « infidèles », et, au début du moins, les paysans. Certes, l'idée qui régnera longtemps ne sera pas celle d'un progrès mais au contraire d'un déclin. Mundus senescit. Le monde vieillit. L'humanité est entrée dans le sixième et dernier âge de la vie : la vieillesse. Mais ce progrès à rebours est aussi un processus unilinéaire qui privilégie les sociétés qui se transforment, fût-ce dans le mauvais sens. Et quand le christianisme médiéval récupérera l'Antiquité païenne, ce sera pour souligner les mérites exceptionnels de l'Empire romain et définir une nouvelle ligne de progrès : de Rome à Jérusalem. Comme l'a noté Augustin Renaudet, Dante « répète avec orgueil la prophétie du vieil Anchise : Rappelle-toi, Romain, que tu dois régner sur l'univers ». Virgile et la Sibylle annoncent le Christ dans une perspective téléologique qui laisse les autres, ceux qui n'ont pas hérité de Rome, en dehors de la marche vers le salut.
Pourtant la vocation universelle du christianisme maintient pour l'ethnologie une structure d'accueil. Toute histoire étant une histoire universelle, tous les peuples ont vocation à y entrer, même si, en fait, seuls ceux qui évoluent vite sont dignes de son intérêt :
A l'occasion, mêlant temps et lieux, histoire et géographie, un clerc du Moyen Age fait l'ethnologue sans le savoir. Par exemple Gervais de Tilbury, dans ses Otia Imperialia, recueil de mirabilia destiné à l'empereur Othon de Brunswick (V. 1212), après avoir dans une première partie retracé l'histoire de l'humanité jusqu'au déluge d'après la Genèse, consacre la deuxième partie à un pot-pourri de notations géographiques, historiques et ethnographiques sur les divers peuples du monde et la dernière partie aux rites, légendes, miracles recueillis dans les différents lieux où il a vécu, en Angleterre, dans le Royaume des Deux-Siciles, en Provence.
Le Moyen Age prépare aussi tout ce qui est nécessaire à l'accueil d'un « bon sauvage » : un millénarisme qui attend un retour à l'âge d'or, la conviction que le progrès historique, s'il existe, se fait à coups de re-naissances, de retours à un primitivisme innocent. Mais il manquait aux hommes du Moyen Age un contenu à donner à ce mythe. Certains ont regardé vers l'Orient et, la croyance au Prêtre Jean aidant, ont imaginé un modèle anthropologique, le « pieux brahmane ». Mais Marco Polo n'a pas été pris au sérieux. D'autres baptisent « l'homme sauvage », changent Merlin en ermite. La découverte de l'Amérique pourvoit soudain l'Europe en « bons sauvages ».
La Renaissance maintient les deux lignes, les deux attitudes. D'un côté l'histoire « officielle » se lie aux progrès politiques, à ceux des princes, à ceux des villes, bureaucratie princière et bourgeoisie urbaine étant les deux forces montantes, qui veulent retrouver dans l'histoire la justification de leur promotion. De l'autre, la curiosité des savants explore le domaine ethnographique. En littérature le génie et l'érudition de Rabelais, par exemple, se déploient dans le champ d'une ethnographie imaginaire – mais souvent près de ses bases paysannes. Comme l'a écrit George Huppert « Il y a certainement d'autres époques, moins heureuses, à cet égard que l'antiquité, dont l'histoire n'a pas encore été écrite. Les Turcs ou les Américains, qui manquent d'une tradition littéraire à eux, offriraient certainement une occasion pour un moderne Hérodote ».
On attendait Hérodote, Tite-Live vint. Étienne Pasquier dans ses Recherches se fit l'ethnographe du passé et donna à la science des « origines ».
Cette coexistence de l'historien et de l'ethnographe n'allait pas durer. Le rationalisme de l'âge classique, puis des Lumières, allait réserver l'histoire aux peuples saisis par le progrès. « Dans le sens où Gibbon et Mommsen étaient historiens, il n'y a rien eu de tel qu'un historien avant le XVIIIe siècle ». De ce point de vue R.G. Collingwood a raison.
Après un divorce de plus de deux siècles, historiens et ethnologues ont tendance à se rapprocher. L'histoire nouvelle, après s'être faite sociologique, a tendance à devenir ethnologique. Qu'est-ce que le regard ethnologique fait donc découvrir à l'historien dans son domaine ?
L'ethnologie modifie d'abord les perspectives chronologiques de l'histoire. Elle conduit à une évacuation radicale de l'événement réalisant ainsi l'idéal d'une histoire non événementielle. Ou plutôt elle propose une histoire faite d'événements répétés ou attendus, fêtes du calendrier religieux, événements et cérémonies liés à l'histoire biologique et familiale : naissance, mariage, mort.
Elle oblige à recourir à une différenciation des temps de l'histoire, et à accorder une attention spéciale à ce domaine de la longue durée, à ce temps presque immobile défini par Fernand Braudel en un article célèbre.
Promenant sur les sociétés qu'il étudie ce regard ethnologique, l'historien comprend mieux ce qu'il y a de « liturgique » dans une société historique. L'étude du « calendrier » dans ses formes sécularisées et résiduelles (fortement marqué dans les sociétés industrielles par le relais pris par le christianisme aux anciennes religions : cycle de Noël, de Pâques, cadre hebdomadaire, etc.) ou dans ses formes nouvelles (par exemple le calendrier des compétitions – et fêtes – sportives) révèle le poids des rites ancestraux, des rythmes périodiques sur les sociétés dites évoluées. Mais ici plus que jamais s'impose la collaboration des deux attitudes, l'ethnologique et l'historique. Une étude « historique » des fêtes pourrait apporter des lumières décisives sur les structures et les transformations des sociétés, surtout aux périodes qu'il faut bien appeler « de transition », tel ce Moyen Age, bien nommé peut-être en définitive. On pourrait y suivre par exemple l'évolution du carnaval comme fête, comme psychodrame de la communauté urbaine, se constituant au Bas Moyen Age et se défaisant aux XIXe-XXe siècles sous le heurt de la révolution industrielle.
Emmanuel Le Roy Ladurie a brillamment analysé le Carnaval sanglant de Romans en 1580, « tragédie-ballet, dont les acteurs ont joué et dansé leur révolte, au lieu de discourir sur elle dans des manifestes ». Mais à Romans, cette année-là, le jeu annuel s'est changé en événement singulier. Le plus souvent c'est à travers le rite, non l'acte, qu'il faut retrouver la signification de la fête. Ainsi, en une étude exemplaire, Louis Dumont a montré dans les cérémonies où apparaît la Tarasque le sens magico-religieux de rites par lesquels la communauté tarasconnaise cherchait, entre le XIIIe et le XVIIIe siècle, à se concilier le pouvoir bénéfique d'un monstre ambigu devenu « bête éponyme », « palladium de la communauté ». « La principale fête, celle de la Pentecôte », remarque Louis Dumont, « l'associe à la grande revue locale des corps de métiers ». C'est aussi ce que l'on voyait à Londres, au moins depuis le XVIe siècle, dans le cortège du lord Maire où les groupes folkloriques étaient pris en charge par les corporations. Ainsi, dans la société urbaine, de nouveaux groupes sociaux jouent dans les rites communautaires le rôle de la classe des jeunes dans les sociétés rurales traditionnelles. Mutations de l'histoire qui nous conduiraient jusqu'aux majorettes et aux grandes rencontres hippies d'aujourd'hui. Présentes en toute société, la liturgie et la fête sont-elles spécialement attachées aux sociétés archaïques ? Evans-Pritchard semble le penser : « Une formation anthropologique, incluant le travail sur le terrain, serait spécialement utile pour les recherches sur les périodes anciennes de l'histoire où les institutions et les modes de penser ressemblent à beaucoup d'égards à celles des peuples simples que nous étudions ». Mais les hommes de l'Occident médiéval (Evans-Pritchard s'arrête à l'époque carolingienne) étaient-ils archaïques ? Et ne le sommes-nous pas, dans notre monde de sectes, d'horoscopes, de soucoupes volantes et de tiercé ? Société liturgique, société ludique, ces termes expriment-ils bien la société médiévale ?
Face à l'historien des sociétés versatiles, des hommes des villes saisis par les modes, l'ethnologue désignera les sociétés rurales conservatrices (pas autant qu'on l'a dit, Marc Bloch l'a rappelé), tissu conjonctif de l'histoire. D'où grâce au regard ethnologique, une ruralisation de l'histoire. On permettra ici encore au médiéviste de regarder vers son domaine. Après le Moyen Age urbain et bourgeois que l'histoire du XIXe siècle a imposé, d'Augustin Thierry à Henri Pirenne, voici, qui nous semble plus vrai, le Moyen Age rural de Marc Bloch, Michael Postan, Léopold Génicot, Georges Duby.
Dans cette conversion à l'homme quotidien, l'ethnologie historique conduit naturellement à l'étude des mentalités, considérées comme « ce qui change le moins » dans l'évolution historique. Ainsi au cœur des sociétés industrielles, l'archaïsme éclate dès qu'on scrute la psychologie et le comportement collectif. Décalage du mental qui oblige l'historien à se faire ethnologue. Mais mental qui ne se perd pas dans la nuit des temps. Les systèmes mentaux sont historiquement datables, même s'ils charrient en eux des épaves d'archéocivilisations, chères à André Varagnac.
L'ethnologie conduit aussi l'historien à mettre en relief certaines structures sociales plus ou moins oblitérées dans les sociétés « historiques » et à compliquer sa vision de la dynamique sociale, de la lutte des classes.
Les notions de classe, groupe, catégorie, strate, etc. doivent être reconsidérées par l'insertion dans la structure et le jeu social de réalités et concepts fondamentaux mais repoussés dans les marges par la sociologie post-marxiste :
a) La famille et les structures de parenté dont l'introduction dans la problématique de l'historien peut, par exemple, conduire à une nouvelle périodisation de l'histoire européenne selon l'évolution des structures familiales. Pierre Chaunu et le Centre de Recherches d'Histoire quantitative de Caen définissent ainsi comme « la grande donnée immuable dans la dialectique de l'homme et de l'espace « l'existence de communautés d'habitants (confondues à 80 % seulement avec les paroisses) » du XIIe-XIIIe à la fin du XVIIIe siècle, tout au long de cette civilisation paysanne traditionnelle d'une seule coulée, dans la longue durée... » L'étude, non plus seulement juridique, mais ethnologique du lignage et de la communauté taisible, de la famille large et de la famille étroite doit renouveler les bases d'études comparatistes entre hier et aujourd'hui, l'Europe et les autres continents, en matière de société féodale par exemple.
b) Les sexes dont la considération doit conduire à une démasculinisation de l'histoire... Que de voies dans l'histoire encore de l'Occident médiéval débouchent sur la femme ! L'histoire des hérésies est, à bien des égards, une histoire de la femme dans la société et dans la religion. S'il est une nouveauté en matière de sensibilité dont on reconnaisse au Moyen Age l'invention, c'est bien l'amour courtois. Il se construit autour d'une image de la femme. Michelet, toujours captateur de l'essentiel, quand il cherche l'âme médiévale trouve la beauté diabolique de la sorcière, la pureté populaire, donc divine, de Jeanne d'Arc. Qui tirera au clair le plus important phénomène de l'histoire « spirituelle » (au sens michelettiste) du Moyen Age : la foudroyante percée de la Vierge au XIIe siècle ?
c) Les classes d'âge dont l'étude est encore à faire pour les gérontocraties, mais est brillamment amorcée, ici et là, pour les jeunes : Henri Jeammaire et Pierre Vidal-Naquet, pour la Grèce ancienne, Georges Duby et Erich Köhler, pour l'Occident médiéval.
d) Les classes et les communautés villageoises dont Marc Bloch, naguère, avait reconnu l'importance dans la chrétienté médiévale et dont les marxistes reprennent l'analyse qui, si elle sait échapper au dogmatisme, aidera à renouveler l'histoire sociale. Ici d'ailleurs on aperçoit une des conséquences possibles, paradoxales, de cette régénération de la problématique historique par le regard ethnologique. L'histoire de naguère s'est complu dans une évocation anecdotique et romancée d'événements liés à certaines structures classiques au sein des sociétés « historiques », par exemple encore médiévale. L'histoire des guerres féodales est à reprendre dans une étude d'ensemble de la guerre privée, de la vendetta. L'histoire des factions lignagères, urbaines, dynastiques est à refaire dans cette perspective aussi : Guelfes et Gibelins, Montaigus et Capulets, Armagnacs et Bourguignons, héros de la guerre des Deux-Roses, arrachés à l'événementiel anecdotique – dont ils ont été une des pires expressions – peuvent retrouver pertinence et dignité scientifiques dans une histoire ethnologique largement comparatiste.
Faire de l'histoire ethnologique c'est encore réévaluer dans l'histoire les éléments magiques, les charismes.
Charismes dynastiques dont la reconnaissance permettra par exemple de « réhabiliter » la monarchie féodale qui, longtemps, est restée d'une autre nature que toutes les autres institutions. Marc Bloch, évoquant les rois thaumaturges, Percy Ernst Schramm expliquant les insignes du pouvoir ont été les pionniers d'une recherche qui doit s'attaquer à la monarchie médiévale en son centre et non plus en ses survivances ou ses signes magiques. Un regard ethnographique doit métamorphoser la valeur, par exemple, du témoignage que portent à leur manière, sur la royauté sacrée dans l'Occident médiéval, la vie de Robert le Pieux d'Helgaud, la généalogie diabolique des Plantagenets chez Giraud le Cambrien, les tentatives de Charles le Téméraire pour franchir cette barrière magique.
Charismes professionnels et catégoriels. Pour rester au Moyen Age on pensera au prestige, à partir du Ve siècle, du forgeron et de l'orfèvre dont chansons de geste et sagas recueilleront l'image magique. La récente découverte, en Normandie, de l'extraordinaire tombe 10 du cimetière mérovingien d'Hérouvillette a ressuscité cet artisan magique du haut Moyen Age enterré avec les armes du guerrier aristocrate et le sac d'outils du technicien et dont la place dans la société ne peut se comprendre que par la convergence de l'étude technologique, de l'analyse sociologique et du regard ethnologique. Il faudrait suivre, en nos sociétés, l'évolution du médecin, du chirurgien, héritiers du sorcier. Les « intellectuels » du Moyen Age, les universitaires, accaparent des éléments charismatiques dont jusqu'à nos jours les « mandarins » ont su jouer : la chaire, la toge, le parchemin, signes qui sont plus que des signes... Par là les plus prestigieux d'entre eux rejoignent les « vedettes » sociales, du gladiateur aux stars et aux « idoles ». Les plus habiles ou les plus grands de ces intellectuels se contenteront même de leur pouvoir charismatique sans recours aux signes, d'Abélard à Sartre.
Charismes individuels enfin, qui permettent la reconsidération du rôle dans l'histoire du « grand homme » que la réduction sociologique n'avait qu'imparfaitement éclairé. Pour en revenir au Moyen Age, le passage du charisme dynastique au charisme individuel s'exprime par exemple en Saint Louis qui cesse d'être un roi sacré pour être un roi saint. Laïcisation et canonisation vont de pair. Ce qui a été gagné d'un côté a été perdu de l'autre. Et comment ne pas soupçonner ce qu'une étude des charismes dans l'histoire peut apporter à la compréhension d'un phénomène non anecdotique du XXe siècle, le culte de la personnalité ?
Dans cette perspective se situent finalement toutes les croyances eschatologiques, tous les millénarismes qui marquent le retour du sacré dans toutes les fractions des sociétés et des civilisations. Loin d'être confinés dans les sociétés archaïques ou « primitives » ces millénarismes manifestent les échecs d'adaptation (ou de résignation) dans les sociétés happées par l'accélération technologique. Norman Cohn a dit ce que furent au Moyen Age et à la Renaissance ces bouffées apocalyptiques. Le succès, aujourd'hui, du sectarisme religieux, de l'astrologie, du hippisme manifeste la permanence – en des conjonctures historiques précises – des adeptes du « gran rifiuto ».
Tandis que François Furet s'est plutôt attaché à la face « sauvage » de l'histoire saisie par le regard ethnologique, j'insisterai surtout sur sa face quotidienne.
L'apport immédiat de l'ethnologie à l'histoire c'est, à coup sûr, la promotion de la civilisation (ou culture) matérielle. Non sans réticences de la part des historiens. En Pologne, par exemple, où l'essor de ce domaine a été prodigieux depuis 1945, favorisé par des motivations (et des malentendus épistémologiques) nationales et « matérialistes », des marxistes rigoureux ont craint de voir l'inertie matérielle envahir la dynamique sociale. En Occident la grande œuvre de Fernand Braudel, Civilisation Matérielle et Capitalisme (XIVe-XVIIIe siècle), n'a pas laissé le nouveau domaine envahir le champ de l'histoire sans le subordonner à un phénomène proprement historique, le capitalisme.
De cet immense domaine ouvert à la curiosité et à l'imagination de l'historien, je retiendrai trois aspects :
1) L'accent mis sur les techniques. Le problème le plus intéressant m'y apparaît peut-être la reconsidération des notions d'invention et d'inventeur que l'ethnologie impose à l'historien. Marc Bloch en avait amorcé la problématique à propos des « inventions » médiévales. Ici encore on retrouverait, dans une perspective lévi-straussienne, l'opposition de sociétés chaudes et de sociétés froides, ou plutôt de milieux chauds et de milieux froids au sein d'une même société. Les discussions autour de la construction de la cathédrale de Milan au XIVe siècle ont mis en lumière l'opposition de la science et de la technique, à propos du conflit entre architectes et maçons. « Ars sine scientia nihil est » disaient les savants architectes français, « scientia sine arte nihil est » répliquaient les maçons lombards, non moins savants, dans un autre système de savoir. Cet intérêt, en tout cas, a commencé à susciter une histoire des matériaux et des matières premières, pas forcément nobles, tels le sel ou le bois.
2) L'émergence du corps dans l'histoire. Michelet l'avait réclamé dans la Préface de 1869 à l'Histoire de France. Il déplorait que l'histoire ne s'intéressât pas suffisamment aux aliments, à tant de circonstances physiques et physiologiques. Son vœu commence à être comblé. C'est vrai en grande partie pour l'histoire de l'alimentation grâce à l'impulsion de revues et de centres, comme les Annales, Économies, Sociétés, Civilisations (Fernand Braudel co-directeur), la Zeitschrift für Agrargeschichte und Agrarsoziologie autour de Wilhelm Abel à Göttingen, l'Afdeling Agrarische Geschiedenis animée par Slicher van Bath à la Landbouwhogeschool de Wageningen.
L'histoire biologique démarre. Un numéro spécial des Annales E.S.C. en 1970, indique des perspectives. Le grand livre d'un biologiste qui s'est fait historien comme La logique du vivant (l'histoire de l'hérédité) de François Jacob montre que la rencontre est possible d'un côté comme de l'autre.
Pour en revenir à un horizon plus proprement ethnologique il faut espérer que les historiens s'engageront dans la voie tracée par Marcel Mauss dans son célèbre article sur les techniques du corps dont la connaissance, en perspective historique, devrait être décisive pour la caractérisation des sociétés et des civilisations.
3) L'habitat et le vêtement devraient fournir à l'historien-ethnologue l'occasion d'un beau dialogue entre l'immobilité et le changement. Les problèmes du goût et de la mode, essentiels en ces matières, ne peuvent être traités que dans une collaboration interdisciplinaire où d'ailleurs l'esthéticien, le sémiologue, l'historien de l'art devraient se joindre à l'historien et à l'ethnologue. Ici encore des travaux comme ceux de Françoise Piponnier et de Jacques Heers manifestent le désir des historiens d'enraciner leurs recherches dans l'humus à la fertilité éprouvée de l'histoire économique et sociale.
4) Enfin, problème immense, historiens et sociologues devraient se retrouver pour étudier le phénomène, capital pour l'un et pour l'autre, de la tradition. Parmi les travaux récents, ceux d'un ethnologue, spécialiste de la danse populaire, Jean-Michel Guilcher, sont particulièrement éclairants.
Je n'insisterai pas sur le fait que le regard ethnologique propose à l'historien une nouvelle documentation, différente de celle à laquelle il est habitué. L'ethnologue ne dédaigne pas, au contraire, le document écrit. Mais il en rencontre si rarement que ses méthodes sont faites pour s'en passer.
Ici donc l'historien est appelé à s'engager aux côtés de l'homme quotidien qui ne s'embarrasse pas – qui ne s'embarrassait pas – de paperasses, dans l'univers sans textes et sans écriture.
Il y rencontrera d'abord l'archéologie, mais non l'archéologie traditionnelle tournée vers le monument ou l'objet, intimement liée à l'histoire de l'art mais l'archéologie du quotidien, de la vie matérielle. Celle qu'ont notamment illustrée les fouilles anglaises de Maurice Beresford dans les « lost villages », polonaises de Witold Hensel et de ses collaborateurs dans les grods de l'ancienne aire slave, franco-polonaises de la VIe Section de l'École pratique des Hautes Études dans divers villages de la France médiévale.
Il y trouve ensuite l'iconographie, mais ici encore non pas tellement de l'histoire de l'art traditionnelle, liée aux idées et aux formes esthétiques, que celle des gestes, des formes utiles, des objets périssables et indignes de l'écrit. Si une iconographie de la culture matérielle a commencé à se constituer, à l'autre bout de la chaîne une iconographie des mentalités, difficile mais nécessaire, est dans les limbes. Elle doit pourtant être implicite dans le fichier, par exemple, du Département d'Art et d'Archéologie de l'Université de Princeton.
Il se heurte enfin à la tradition orale. Les problèmes y sont redoutables. Comment appréhender l'oral dans le passé ? Peut-on identifier oral et populaire ? Quelle a été dans les diverses sociétés historiques les significations de l'expression culture populaire ? Quels ont été les rapports entre culture savante et culture populaire ?
Je serai plus bref encore sur certains aspects, importants, mais assez évidents de l'influence de l'ethnologie sur l'histoire.
L'ethnologie accentue certaines tendances actuelles de l'histoire. Elle invite par exemple à une généralisation de la méthode comparatiste et de la méthode régressive. Elle accélère l'abandon du point de vue européocentrique.
Je terminerai en revanche en insistant sur les limites de la collaboration entre ethnologie et histoire, en évoquant quelques problèmes touchant leurs rapports, certaines difficultés et certains dangers que ferait courir à l'étude des sociétés historiques la substitution pure et simple du regard ethnologique au regard historique.
Une spéciale attention devrait être portée aux zones et périodes où sont entrées en contact des sociétés, des cultures relevant traditionnellement de l'histoire d'une part, de l'ethnologie de l'autre. C'est dire que l'étude des acculturations doit permettre de mieux situer l'ethnologique par rapport à l'historique. Ce qui intéressera surtout l'historien, c'est de savoir dans quelle mesure et à quelles conditions le vocabulaire et la problématique de l'acculturation pourront être étendus à l'étude des acculturations internes à une société : par exemple entre culture populaire et culture savante, culture régionale et culture nationale, Nord et Midi, etc. Et comment s'y pose le problème des « deux cultures », de la hiérarchisation et de la domination entre ces cultures ?
Le vocabulaire devra être précisé. De faux rapprochements seront peut-être dissipés. Je soupçonne que la notion de diachronique que Claude Lévi-Strauss a empruntée à Saussure et à Jakobson pour l'introduire avec bonheur en ethnologie est fort différente de la notion d'historique avec laquelle on a souvent tendance à la confondre, voulant et croyant ainsi trouver un outil commun à la linguistique et à l'ensemble des sciences humaines. Je me demande si le diachronique forgé par Saussure pour restituer à cet objet abstrait qu'il avait créé, la langue, une dimension dynamique n'opère pas selon des systèmes abstraits de transformation très différents des schèmes d'évolution dont se sert l'historien pour tenter d'appréhender le devenir des sociétés concrètes qu'il étudie Je ne veux pas reprendre par là la distinction qui, elle, me semble fausse, entre l'ethnologie, science d'observation directe de phénomènes vivants et l'histoire, science de reconstructions de phénomènes morts. Il n'y a de science que de l'abstraction et l'ethnologue, comme l'historien, se trouve en face de l'autre. Il doit le rejoindre, lui aussi.
Dans une autre perspective, après avoir privilégié exagérérément ce qui change, ce qui va vite, l'historien-ethnologue ne va-t-il pas, trop hâtivement, privilégier ce qui va lentement, ce qui change peu ou pas ? Ne va-t-il pas, pour se rapprocher de l'ethnologue, s'enchaîner à l'opposition structure-conjoncture, structure-événement, pour se situer du côté de la structure, alors que les besoins de la problématique historique aujourd'hui postulent le dépassement du faux dilemme structure-conjoncture, et surtout structure-événement.
L'historien ne doit-il pas prendre plutôt conscience d'une critique de l'immobile qui se répand en sciences humaines, ethnologie comprise ? A l'heure où l'ethnologie se recharge d'historicité, où Georges Balandier montre qu'il n'y a pas de sociétés sans histoire et que l'idée de sociétés immobiles est une illusion, est-il judicieux pour l'historien de s'abandonner à une ethnologie en dehors du temps ? Ou plutôt si, en termes lévi-straussiens, il y a non pas des sociétés chaudes et des sociétés froides mais très évidemment des sociétés plus ou moins chaudes ou plus ou moins froides, est-il légitime de traiter des sociétés chaudes comme des sociétés froides ? Et que dire des sociétés « tièdes » ?
Si l'ethnologie aide l'historien à se débarrasser des illusions d'un progrès linéaire, homogène et continu, les problèmes de l'évolutionnisme restent posés. Pour regarder vers une discipline voisine, la préhistoire, elle aussi attachée à des sociétés sans écriture, est-elle, par rapport à l'histoire, vraiment une pré-histoire ou une autre histoire ?
Comment, si l'on demeure trop près d'une vision ethnologique, expliquer la croissance, phénomène essentiel des sociétés étudiées par l'historien, forme moderne, économique, insidieuse, du progrès, qu'il faut démythifier (par exemple, comme l'a fait Pierre Vilar, en démasquant les présupposés idéologiques du take-off rostovien) mais qui est aussi une réalité à expliquer ?
N'y a-t-il pas d'ailleurs plusieurs ethnologies à distinguer, dont l'européenne serait un type différent de celle de domaines plus ou moins préservés, amérindiens, africains, océaniens ?
Spécialiste du changement (en disant transformation, l'historien se retrouve en terrain éventuellement commun avec l'ethnologue, à condition de ne pas recourir au diachronique), l'historien doit se méfier de devenir insensible au changement. Le problème est moins, pour lui, de chercher un passage du primitif à l'historique ou de réduire l'historique au primitif que d'expliquer la coexistence et le jeu dans une même société de phénomènes et de groupes ne se situant pas dans le même temps, dans la même évolution. C'est un problème de niveaux et de décalages. Quant à la façon dont l'historien peut apprendre de l'ethnologue comment reconnaître – et respecter – l'autre, c'est une leçon qu'il ne faut pas malheureusement surestimer car, par-delà les polémiques souvent regrettables, l'ethnologie aujourd'hui nous montre que la négation ou la destruction de l'autre n'est pas le privilège d'une science humaine.