We’re sailing on a strange sea
Blown by a strange wind
Carrying the strangest crew
That ever sinned
(The Waterboys – Strange boat)
XVI. Océan Atlantique
(CIRCA 1646)
Par vent de travers, toutes voiles déployées, le Déchronologue faisait route nocturne vers sa prochaine tuerie loin de ses eaux familières.
L’air était doux, le temps trompeur et mon humeur en berne. Les bourrasques du grand large faisaient voleter mes longues mèches au rythme de la toile claquant au-dessus de nos têtes. Accroché à la poupe de ma frégate, copieusement éméché, j’avais l’estomac trop plein de volaille avalée sans appétit pour surveiller efficacement l’horizon et la tempête à venir. Gobe-la-mouche – mon maître d’équipage qui exigeait d’assumer aussi la charge de cambusier – avait fait embarquer de quoi soutenir un siège en victuailles de première qualité. Voilà à quoi pouvait servir de disposer à la fois d’un appréciable trésor de bord et d’un bosco gourmand. Quant à moi, j’avais surtout veillé à disposer d’assez de tafia pour ne pas dessaouler avant l’heure du carnage.
À travers ma longue-vue, l’horizon ne proposait rien d’autre qu’une infinité de flots plus plissés qu’une toile de Calicut. Nulle proie à portée avant l’heure fixée. Nul ennemi pour nous dérouter. Les routes commerciales s’étaient tant délitées que l’époque était à la disette flibustière. Peste, il se faisait malaisé pour un honnête pillard de se remplir les cales. Les Espagnols ne s’aventuraient plus guère hors de leurs dernières citadelles qu’en convois flanqués d’autant d’escortes que pour accompagner un pape. Sans parler de leurs propres maravillas, non moins efficaces que les nôtres même si d’une origine toute différente. Le commerce des merveilles de mort se portait bien. Il se racontait à Basse-Terre et ailleurs que ceux parmi les meilleurs corsaires français ou hollandais qui avaient osé s’y frotter avaient essuyé des bordées si fournies que seuls les plus chanceux avaient eu le temps de virer avant de rentrer à bon port malgré un équipage singulièrement réduit par cette mitraille infernale. Ces rumeurs, en sus de la nature de ma présente mission, auraient dû me faire trouver quelque réconfort dans l’observation de l’océan déserté qui m’entourait. Mais ce vide ne laissait que trop de place à ma solitude comme aux questions qui tournoyaient sous mon crâne. Il était tard. Il faisait sombre. L’équipage dormait et les heures passaient, mais je ne trouvais rien de mieux à faire que de m’agripper au bastingage pour m’enivrer, dans l’espoir d’une improbable résolution.
À ma mine longue comme une nuit sans lune, les matelots de quart savaient que nous ne tarderions plus à atteindre notre destination. Mort de moi, cette fois nos patrons nous avaient octroyé une cible de choix : dans moins de douze heures, si les vents et le diable étaient avec nous, nous n’affronterions rien de moins que la flotte du grand Alexandre. Le vainqueur de la flotte de Tyr… Le conquérant de la vallée de l’Indus ! La légende racontait que ce grand stratège avait pleuré en constatant l’étendue de son empire, puisqu’il ne lui restait plus rien à envahir. Si mes discrets employeurs avaient raison, il semblait avoir récemment entrevu de nouveaux territoires hors de son siècle… Mais le glorieux général n’escomptait pas la présence du capitaine Villon, ni celle de son merveilleux vaisseau conçu pour couper court à ses désirs de conquête.
Et si je buvais tant au cœur de la nuit, c’était moins pour réchauffer mes membres engourdis par les embruns que pour anesthésier la honte et l’angoisse qui me tordaient la tripaille.
Depuis plus d’une année que j’avais mis le Déchronologue au service des Targui, mon navire avait déjà contribué à repousser deux ingérences dans notre siècle. Ces faces de carême impavides, honnies par toutes les communautés caraïbes, avaient décidé de faire de moi leur champion, au nom d’intérêts qui me dépassaient mais dont je ne me sentais pas le droit de confier le fardeau à d’autres. Ils avaient su se montrer si convaincants que je m’étais engagé, sans doute par excès d’humanisme d’ivrogne, à faire passer leurs priorités avant la poursuite de mes chimères mal en point. Ma chasse aux conserva ayant pris un tour bien déplaisant, il était bien inutile de m’apitoyer sur cette triste réalité.
Christ mort, si je n’avais pas assisté personnellement à tant des horreurs et des catastrophes de mon époque, j’aurais sans doute été le premier à me gausser des prédictions de mes nouveaux employeurs. Mieux : je n’aurais pas laissé le premier d’entre eux poser un pied à bord, et jamais leurs machines redoutables n’auraient trouvé place dans les entrailles de mon navire. Mais hélas, pour des raisons connues seulement du Ciel ou du Malin, nul autre que moi ne pouvait mieux témoigner des périls qui frappaient désormais les Caraïbes. Quelques mois plus tôt, le Targui que j’avais baptisé Simon – et qui demeurait mon interlocuteur privilégié parmi ces gens – m’avait ainsi averti, sans se départir de son regard paisible :
— En d’autres temps et d’autres lieux, des capitaines aussi audacieux que vous ont déjà pris la mesure des enjeux et des possibilités nés du cataclysme… Par leurs propres moyens ou épaulés par des tiers, ils chercheront bientôt à tirer le meilleur avantage de la situation. S’ils parviennent à passer de ce côté-ci du temps, ils constitueront des dangers majeurs.
Sur le moment, je n’avais accordé qu’une attention toute relative à ses conjectures. À l’époque, mes priorités allaient d’abord à la résolution de problèmes récurrents : l’humeur de mon équipage ; la maîtrise encore insuffisante de notre nouvelle artillerie ; la recherche permanente de moyens de subsistance et de bénéfices ; la sécurité de mon navire, en général, et celle de la femme que j’aimais, en particulier… Autant de sujets qui me préoccupaient davantage – et pas nécessairement dans cet ordre – que les hypothèses alarmistes des Targui.
Mais, quelques semaines après cette mise en garde, Simon m’avait ordonné de me rendre en un point précis au large de La Havane pour prévenir l’arrivée d’une armada espagnole… Détail qui avait fait tout le sel de cette chasse : il s’était agi, pour mon Déchronologue et son équipage, d’intercepter des navires partis un siècle plus tôt de Cuba pour prendre le Yucatan ! Quelle sinistre farce : j’avais reçu l’ordre de stopper l’illustre Hernán Cortés, le plus grand conquérant de ce continent, soudain expulsé hors des livres d’histoire pour rédiger quelques nouvelles pages de son épopée sanglante. Par des moyens obscurs qui n’appartenaient qu’à eux, les Targui avaient déterminé le lieu et l’heure de passage du conquistador dans notre monde. Éminemment conscient du sérieux et de la sagacité de Simon et des siens, je m’étais contenté de ravaler mes moqueries et de barrer ma frégate, qui avait filé par fort vent d’est depuis la Tortue jusqu’aux coordonnées fournies…
Là, nous avions très vite perçu les signes familiers de l’ouragan qui allait porter la flotte adverse jusqu’à nos Caraïbes : le soleil avait commencé à faire des bonds d’un point à l’autre de l’horizon, passant du levant au couchant le temps d’un clignement de paupières ; les vents avaient changé de sens si rapidement que les gabiers avaient dû précipitamment serrer les voiles. La tempête s’était annoncée avec toute la solennité nécessaire à l’annonciation d’un mythe tel que Cortés… Samuel, mon maître-artilleur et second officier – que chacun surnommait le Baptiste en raison de sa mine biblique et de ses tirades sentencieuses – avait pointé son armement droit sur ce qui se manifestait au cœur de la tourmente… Une pluie grise et glacée avait lavé le pont et martelé nos épaules déjà raidies par l’attente… Soudain, les premières caravelles s’étaient matérialisées au milieu de l’océan ! Lourdes, disgracieuses, à peine capables de résister aux vents étranges qui les avaient portées jusqu’à notre époque. Tellement désuètes face à ma robuste et moderne frégate. Comme à l’exercice, mes canonniers avaient ouvert le feu ! Nos batteries secondaires avaient tiré leurs secondes… Nos canons minutieux avaient craché leurs minutes… L’orgueilleux conquistador et sa suite avaient été écrasés avant d’avoir seulement inspiré deux fois l’air de ce siècle. Puis le temps s’était refermé sur eux comme un drap sur le visage des défunts.
S’en était suivie une curée féroce, qui avait fait luire de convoitise les regards de mes marins, forbans sans patrie unis surtout par le goût de la fortune et la haine de l’Espagnol. Moi, serré dans ma vareuse d’apparat enfilée pour l’occasion, je n’avais pas ressenti la moindre joie. Christ mort, c’était comme de réécrire l’histoire ! J’avais eu l’impression d’effacer mille vies comme on biffe un paragraphe. Abominable sentiment.
Quelques mois plus tard, alors que l’été caraïbe nous grillait la couenne et la cervelle, et que notre butin avait depuis longtemps été écoulé dans les comptoirs accueillants, nous avions intercepté sur ordre – et dans des circonstances identiques – une escadre plus surprenante encore : composée de vaisseaux sans voile mus par une force mystérieuse, elle avait surgi, hétéroclite, à l’heure et aux coordonnées précisées par Simon et les siens. Il aurait presque été exagéré de nommer « navires » ces dispositifs flottants, tant leurs formes et leur propulsion nous avaient semblé exotiques. Nul gréement. Aucune rame. Seulement des coques tordues et multicolores, qui rappelaient davantage des insectes géants courant sur l’eau qu’une flotte de guerre. À n’en pas douter, nous venions de débusquer une de ces escadrilles venues d’un impensable futur, une de ces intrusions délibérées contre lesquelles mes employeurs m’avaient inlassablement mis en garde.
La simple scrutation des lignes profilées de ces bateaux avait suffit à provoquer un profond sentiment de malaise parmi mes hommes, à quelques minutes de l’assaut. Simon avait certainement eu raison en refusant de me révéler leurs origines : il y avait à l’évidence des choses qu’il valait mieux ignorer. D’une certaine manière, renvoyer Cortés ou Alexandre de Macédoine à leurs exploits défunts relevait de la correction d’un hoquet des chroniques d’antan. Avec beaucoup de mauvaise foi, je voulais bien admettre qu’il ne s’agissait que de biffer une redite. Mais croiser ces vaisseaux merveilleux, nés d’une science encore à naître, nous avait fait deviner quels risibles homoncules nous étions, flottant dans le bouillon de l’histoire moribonde, au regard des prodiges qui attendaient encore les hommes. Je me demande encore si nous n’avions pas engagé cet assaut autant par vexation et humiliation que par crainte. Quoi qu’il en soit, la même exécution avait été coordonnée par mes soins, et la même razzia s’en était suivie, avec semblables facilité et dégoût…
… Et voilà que quelques jours plus tôt, à l’automne d’une année déjà riche en exploits discrets, les Targui m’ordonnaient de porter le feu de mon artillerie jusque dans l’Atlantique, pour contenir une nouvelle intrusion capable de s’insérer durablement dans notre époque.
Comme avant chaque appareillage, Simon avait tenu à me prodiguer ses conseils sibyllins :
— Redoublez de prudence et d’attention face à cet adversaire, capitaine. L’arrivée d’un individu venu d’un passé aussi lointain ne peut signifier qu’une chose : d’une manière ou d’une autre, il a bénéficié d’un soutien extérieur. Il ne s’agit sans doute pas seulement d’un hoquet temporel, mais bien d’une invasion planifiée. Ce qui implique qu’il n’ignore rien de qui pourrait l’attendre à l’instant de violer votre maintenant.
Cette fois, j’avais accordé à ses avertissements toute l’attention requise, mais le peu de morgue que je possédais encore s’était effrité quand il m’avait révélé l’identité de notre prochain adversaire. Mort de moi ! Par le truchement de forces qui dépassaient mon entendement, mon équipage et moi-même allions affronter Alexandre le Grand ! Il n’y avait pas assez de tafia ni de vin dans tous les ports caraïbes pour noyer le sentiment de culpabilité sacrilège qui m’avait aussitôt happé.
Sitôt gagné le large, je m’en étais ouvert à mes deux officiers, autour d’une bonne bouteille et de viandes assaisonnées. En bon bosco et forban de carrière, Gobe-la-mouche s’était surtout inquiété des chances de succès et de la précision des manœuvres à venir : durant l’engagement, ce serait l’efficacité conjointe de ses gabiers et du pilote qui procureraient aux canonniers les meilleurs angles et la meilleure couverture des cibles.
— Combien de navires à approcher, capitaine ?
— Les Targui n’ont pas pu me donner une réponse précise, mais Simon estime raisonnable d’en prévoir plus d’une trentaine.
— Pute vierge ! Nous n’aurons pas le droit à l’erreur.
Cet avis, éructé entre deux bouchées graisseuses, avait sonné juste. Étions-nous prêts à livrer une telle bataille ? Mon insatiable bosco savait-il seulement vers quelle légendaire figure militaire je les menais ? Depuis des mois, en réalisant l’ampleur de la tâche confiée par les Targui, j’avais insisté pour procéder régulièrement à des entraînements en mer, afin de roder au mieux les manœuvriers et les artilleurs. C’était sur leur coordination que reposaient nos victoires. Combien de généraux avaient échoué, aveuglés par la certitude que leur armement l’emporterait sur un adversaire moins bien doté ? Combien d’orgueilleux commandants qui s’étaient au final fait rudement botter le derrière par l’ennemi qu’ils avaient méprisé ? Après la destruction de la flotte de Cortés, désirant étudier l’histoire de la guerre maritime, j’avais effectué un voyage discret jusqu’aux côtes de Floride pour y faire l’acquisition de l’ouvrage idoine.
Là-bas, enfoncés jusqu’aux cuisses dans la vase et le limon, les écœurants pêcheurs surnommés « Clampins » s’acharnaient à jeter leurs filets dans les marées du futur pour en ramener toujours davantage de merveilles à revendre aux plus offrants. Peste blanche ! Ces boiteux œuvraient si bien qu’ils se permettaient désormais de choisir leurs clients, voire d’arranger à l’occasion les pénuries propices à leurs affaires. La meilleure preuve de leur suprématie en matière de maravillas était que ces chiens putrides dénommaient désormais d’autorité les articles qu’ils vendaient : « baladeur », « mange-disques », « halogène », « carabine », etc. Des noms sans magie ni bouquet, censés faire écho aux désignations originales de leurs pêches. Des noms de marchands ! Moi qui avais autrefois organisé les premières lignes commerciales de merveilles entre le Yucatan et la Tortue, j’en étais malade à chaque fois que je devais en passer par leurs étals. Hélas, depuis la destruction de la cité de Noj Peten, je n’avais désormais plus le choix, et je devais m’estimer chanceux d’être assez célèbre pour que mon patronyme incitât encore les Clampins à me faire quelques courbettes.
À mon retour, j’avais étudié les ouvrages acquis – de magnifiques volumes délicatement imprimés, aux pages recouvertes d’illustrations et de schémas tactiques d’une qualité venue d’un autre temps – pour mieux m’imprégner des évolutions de l’art de l’affrontement naval à travers les âges… Certes, mon Déchronologue disposait de batteries temporelles, mais que valait la meilleure des lames sans la science de celui qui la maniait ?
Comme à son habitude, le Baptiste avait été plus méticuleux que mon bosco au sujet de la meilleure tactique à appliquer. Son vieux bonnet de laine sur la tête, qui cachait mal ses longues mèches grises, avait tangué de bâbord à tribord tandis qu’il s’était gratté l’occiput pour mieux faire germer ses idées :
— Nous ne devrons faire feu qu’avec les batteries minutieuses pour les immobiliser le plus longtemps possible. Et installer en doublon nos plus grosses couleuvrines pour canonner leurs bâtiments en même temps.
Sa proposition m’avait paru très sensée, malgré les risques de déséquilibre si nous transbordions toutes nos pièces d’artillerie sur un seul flanc.
— Maître-artilleur, avais-je prévenu, il faudra faire mouche à coup sûr. Simon estime que la flotte ennemie dispose d’un appui matériel semblable à celui dont il nous a doté. Qui sait ce qui peut nous attendre ?
Le Baptiste avait toujours été plus sensible que Gobe-la-mouche aux questions profondes. Je n’avais nullement été surpris de l’entendre formuler en premier ce que je craignais depuis notre départ :
— Un duel de temps…
— Cornecul ! avait roté Gobe-la-mouche. Ce serait bien une première !
— En ces eaux et à notre époque, probablement, avais-je admis. Mais qui sait ce qui a pu ou pourra se passer plus tard ou plus tôt, ici ou ailleurs ? Il faut croire que désormais les calendriers ne valent pas plus qu’une toile de Nîmes, percée de trous, par où les siècles se répandent à leur guise…
À cette fâcheuse question, nous avions préféré répondre par le débouchage d’une seconde bouteille, histoire d’oublier un peu toutes ces conjectures désagréables. Mes deux officiers étaient des marins braves et compétents, ainsi que des bonshommes suffisamment dégourdis pour jongler un tantinet avec certaines hypothèses audacieuses enseignées par les Targui, mais il ne fallait tout de même pas trop leur en demander. « Nous faisons voile vers la flotte d’Alexandre de Macédoine ? La belle affaire ! Souhaitons que ses cales soient bien pleines et l’affrontement pas trop redoutable… » devaient-ils se dire. Quant à moi, qui avait un peu plus écouté les leçons incommodes de Simon, je n’avais de repos ni de répit à l’idée que, en suivant des courants et des détroits prodigieux situés hors de ce monde – hors de ce temps –, c’était peut-être toute la création qui attendait de frapper à notre porte… Et que ma frégate, et ses armes de mort, constituaient le seul rempart capable de les empêcher d’entrer.
Pour cette raison, et pour d’autres plus noires encore qui m’appartenaient depuis que j’étais en âge d’observer le monde, je me tenais donc sur le gaillard d’arrière du Déchronologue, à m’imbiber de tafia en attendant l’heure imminente de changer encore le cours de l’histoire. Quand j’eus avalé ma dernière lampée, la cervelle submergée par l’alcool et le cœur rongé par des questions insolubles, je titubai en solitaire jusqu’à ma couche.
Ma cabine ayant été reconvertie en appartements pour la femme qui vivait à mon bord, je m’étais fait aménager par le charpentier du bord un semblant de logement spartiate, à peine plus large qu’un isoloir où je pouvais me retrancher à loisir pour boire et écouter ma musique préférée. Au risque de paraître maniéré, j’avais longtemps détesté ces enregistrements venus d’autres époques, qui répandaient dans chaque gargote caraïbe leurs cacophonies populaires parmi les marins comme parmi les gens de terre. Mais l’hiver précédent, pour faire plaisir à mon aimée, j’en avais acquis un large répertoire en espérant qu’elle y trouverait assez d’airs à son goût pour adoucir sa mélancolie. Je m’étais alors forcé à écouter ces chansons venues d’un autre âge, avec le désir avoué de me rapprocher d’elle. Si j’avais échoué – mais avais-je réellement espéré dulcifier ma belle Sévère ? –, je m’étais au moins ouvert à ces mélodies rébarbatives, jusqu’à finir par y trouver un peu de réconfort et autant d’échos plaisants à mon propre chagrin. Certains airs dits folk en particulier, avaient su gagner mon intérêt, tant ils semblaient s’inspirer d’une tradition voisine des ritournelles de mon siècle. Ainsi un certain Nick Drake m’avait-il à l’occasion tiré quelques bouffées de triste ravissement ; de même un affreux braillard portant le sobriquet de Dylan, à la voix tant nasillarde qu’on l’aurait pu croire amputé du nez, mais dont les ballades savaient m’apporter un sentiment de fraternité par-delà le temps.
Vautré dans mon hamac à quelques heures de livrer bataille, je choisis les Silly Wizard pour escorter mon éthylisme. J’écoutais encore et encore leurs chœurs sautillants et maritimes, jusqu’à croire que c’est à moi qu’ils dédiaient cette danse aux airs d’imprécation : « come like the devil, Donald McGillavry, come like the devil, captain Villon Henri ! » J’étais fin saoul et je souriais bêtement en attendant l’heure de la curée, sans cesser de penser à ma belle endormie qui gardait sa porte close.
Deux heures avant l’aube, Main-d’or vint m’arracher à mon sommeil de grain distillé.
— Capitaine, dit le solide gaillard, vous avez demandé de vous réveiller quand nous toucherions l’Atlantique…
Avais-je vraiment demandé ça ? Oui, sans doute. Pourquoi pas, après tout : cette frontière en valait bien une autre. Tout n’était plus qu’une question de temps, désormais. Seulement une question de temps…
— Bien, maugréai-je en quittant ma couchette. Retourne à ton poste, j’arrive.
La bouche vaseuse et les yeux brûlants, je tirai d’une poche mon petit carnet pour y comptabiliser consciencieusement une nouvelle journée. Même ivre mort, même agonisant, ne jamais oublier de compter chaque jour qui passait… Très important ! Puis je me versai un fond de bouteille, l’avalai cul sec et sortis de mon antre pour gagner la timonerie. Gobe-la-mouche m’y attendait déjà, l’œil rivé sur le grand mât et le labeur des gabiers. À mon arrivée, il se contenta d’un léger hochement de tête. S’il avait l’air fatigué, je devais avoir la mine d’un cadavre, ou du moins son haleine.
— Cap à l’est nord-est, capitaine, dit mon bosco sans lâcher ses hommes du regard. Nous allons avoir belle journée…
— Belle journée assurément, acquiesçai-je sur un ton sinistre.
J’avais réfléchi toute la nuit, entre deux verres et trois chansons, jusqu’à prendre la seule décision honorable que pouvait prendre un capitaine de ma trempe. Certes, j’œuvrais pour les Targui à préserver ce qui pouvait l’être encore. Certes j’exigeais de mon équipage de se confronter à un ennemi supérieur en nombre et aux ressources impossibles à évaluer. Certes, nous allions tous risquer notre maigre carcasse avant peu, et priions pour livrer le combat le plus inégal possible en notre faveur… Mais je restais un flibustier, frère de la côte et gentilhomme de mer, qui se refusait à jamais devenir un boucher. Autrefois, il y avait si longtemps que l’épisode me semblait être survenu dans une autre vie, mon navire avait été traîtreusement pilonné par un certain officier espagnol qui ne nous avait laissé aucune chance… Je refusais de boire à la coupe d’un tel déshonneur. Je me raclai donc la gorge, crachai vers les vagues et distribuai mes ordres d’une voix ferme :
— Maître d’équipage !
— Capitaine ?
— Quand nous aurons engagé la bataille, et en espérant que nous remportions la victoire…
— Oui ?
— Je ne veux pas voir un homme sur le pont !
— Pas d’homme sur le pont, capitaine ?
Le sens pratique de Gobe-la-mouche en prit un rude coup. Il était impensable de déserter le pont à l’instant de l’engagement. La prudence la plus élémentaire exigeait de maintenir le branle-bas, mais je demeurai inflexible :
— À l’instant où je l’ordonnerai, tu feras descendre tous les matelots dans l’entrepont. Personne ne remontera avant mon autorisation.
C’était certainement la décision la plus invraisemblable que le gros bosco avait entendue de toute sa vie de marin. Mais il ne broncha pas. Je le savais assez maître de ses hommes pour museler les plus vives protestations. Chacun savait qu’à bord du Déchronologue, l’incompréhensible le disputait souvent à l’inexplicable.
— Oh, ajoutai-je pour bien me faire comprendre, les artilleurs auront aussi consigne de fermer les sabords : je ne veux aucun spectateur de ce qui se passera dans les minutes qui suivront notre victoire… Si jamais c’est nous qui l’emportons.
— Si jamais c’est nous qui l’emportons, répéta Gobe-la-mouche en guise d’approbation.
J’allais assassiner le grand Alexandre et je ne voulais aucun témoin.
Le soleil eut le temps de se lever, puis de monter au-dessus de l’Atlantique agité, avant d’entendre nos voiles claquer plus durement sous la tempête en approche. Quand résonna l’appel au combat, j’avais eu le temps d’avaler assez d’eau pour diluer mon ivresse et assurer les manœuvres. Sanglé dans ma vareuse d’apparat, je m’autorisai un dernier gorgeon de tafia avant de monter rejoindre mon poste. Autour de moi, les coursives vibraient de pieds nus galopants. Sous mes pas, les canonniers préparaient leurs pièces en s’époumonant. Je gagnai rapidement mes anciens appartements pour saluer Sévère. Avant de frapper à la porte, j’accrochai mon sabre à une patère. Elle m’accueillit dans le large fauteuil qui avait sa préférence depuis qu’elle vivait à mon bord. Ce jour-là, elle portait sa vieille tunique écrue, qui lui faisait comme une aube de pénitente.
— Bonjour madame, dis-je humblement. Je viens vous avertir que nous attaquerons bientôt le nouvel ennemi désigné par les vôtres. La bataille ne tardera pas.
Son visage pointu esquissa un sourire morose. Elle pencha un peu la tête, faisant glisser une mèche noire de derrière son oreille – elle laissait depuis peu repousser ses cheveux – au moment de répondre :
— Bien, capitaine. Je suis sûre que vous ferez au mieux.
Mort de moi, était-elle belle ! Fluette, dans le vêtement de Targui qu’elle persistait à porter malgré son bannissement, mais tellement emplie d’une souveraineté qui me subjuguait. Je l’appelais Sévère, car elle ne s’autorisait la moindre défaillance. Depuis notre rencontre, je brûlais de savoir la relever à l’instant d’une inimaginable faiblesse.
— Je voulais vous dire aussi…
— Oui ?
— J’ai donné des ordres pour qu’aucun marin du Déchronologue n’assiste ni ne se réjouisse de la défaite de nos adversaires.
J’aurais voulu qu’elle approuvât mon initiative, mais elle se contenta de croiser les mains devant elle et de soupirer :
— Allez-vous donc affronter un illustre adversaire au sortir de ce nexus ?
Elle avait utilisé un mot targui, un mot qu’elle était la seule à employer, quand Simon et les autres préféraient parler de « potentialités » ou de « déchirures », sans doute pour mieux se faire comprendre des gens de ma sorte. Sévère ne s’abaissait jamais à retenir ses mots ou ses avis.
— Qu’est-ce qui vous fait penser cela ? grinçai-je.
— Votre soudaine décision. Vous avez déjà fait tirer vos batteries temporelles sur des ennemis, mais vous n’aviez exprimé aucun embarras à savourer votre victoire. Était-ce parce qu’ils étaient espagnols, capitaine ? N’avaient-ils pas droit à la même mansuétude ?
Ses questions me froissèrent tant que, si j’avais moins dessaoulé avant de lui rendre visite, j’aurais pu en prendre sérieux ombrage. Mais j’étais assez sobre, et je la connaissais assez pour savoir qu’il n’y avait aucun reproche dans ses propos. Seulement la curiosité piquante dont elle était coutumière.
— Peut-être n’ai-je que récemment perçu l’outrage de ce que je leur faisais subir, avouai-je piteusement.
Sévère décroisa les doigts, prit appui sur les accoudoirs et se leva pour s’approcher de moi. Quand sa main serra mon bras gauche, je ne tressaillis pas moins fort que si j’avais reçu une violente gifle.
— Merci d’être venu me le dire, vous êtes un homme bon, capitaine. Maintenant, allez accomplir ce que vous pensez être votre devoir.
Incapable de produire le moindre son, je saluai une dernière fois mon invitée et ressortis de sa cabine. Je crois bien que je ne recommençai à respirer qu’à l’instant de décrocher mon baudrier de sa patère. Il était temps de faire la guerre !
Sur le pont supérieur, tous étaient à leur poste et attendaient leurs ordres. Une bourrasque manqua de me faire glisser sur le pont trempé. Un déluge glacé cinglait les voiles sans discontinuer, transformant les hommes en poupées de laine gorgées d’eau. En quelques secondes, je fus trempé jusqu’au cul. Gobe-la-mouche cracha une giclée salée et m’accueillit à la barre en souriant :
— Quelque chose me dit qu’ils ne vont pas tarder, capitaine. En tout cas, d’après les derniers relevés, ça devrait se passer par ici !
— Comment sont les vents ?
— Aussi chiasseux que les autres fois !
Les vents, et leur fâcheuse tendance à changer brusquement de sens dans l’ouragan, constituaient notre souci majeur. Qu’ils choisissent de tourner au moment de notre approche, et nous serions plus désemparés que des lapins aveugles à l’approche des furets. Que nous tentions de les supporter par vent arrière, et nous risquions de partir au lof et au roulis jusqu’à perdre la maîtrise de notre course. D’autant plus que, si nous savions assez précisément où surgiraient les navires ennemis, nous n’avions aucun moyen de prédire quelle course ils tiendraient… Et pourtant, il fallait prendre une décision. Je tapotai l’épaule du timonier au moment de donner mes ordres :
— Cap est nord-est sur trois milles, puis tant que le vent tient, repasse par grand largue vers l’ouest. Après trois milles de cette allure, tu recommenceras la manœuvre en sens inverse, jusqu’à leur tomber dessus. C’est bien compris ?
Le marin répéta mot pour mot mes instructions.
— C’est bien mes gorets ! clamai-je pour tous. Aux hunes, et flairez-moi ces chiens avant qu’ils ne nous trouvent !
Nous louvoyâmes ainsi pendant deux autres heures, les pupilles noyées d’eau grise, les membres endoloris à force de nous tenir aux haubans et aux plats-bords, jusqu’à l’instant d’entendre enfin résonner le cri tant espéré :
— Voiles ! Toutes par tribord arrière !
J’échangeai un regard inquiet avec Gobe-la-mouche. Nous filions vers l’ouest et allions peiner à remonter le vent pour nous porter jusqu’à eux.
— Pute morte, jura le bosco, on va le sentir passer !
— Aux vergues ! braillai-je. Bordez-moi tout ça, je veux que ça file !
Les gabiers s’activèrent : eux aussi savaient que nous venions de perdre l’avantage et qu’il fallait prévoir le pire.
— Barre au vent, ordonnai-je au pilote.
Le Déchronologue commença à virer. C’était nous mettre en bien mauvaise posture, mais notre choix de placer toutes nos pièces d’artillerie en doublon sur un seul flanc ne me laissait guère d’option. Les giclées de travers nous giflèrent violemment, plaquant les cheveux sur les visages et les chemises sur la peau. La mâture craquait pire qu’un arbre mort dans la tourmente mais tint bon : au terme de la manœuvre, notre frégate pointa sa proue vers nos cibles et entama sa remontée à allure réduite. Les vigies continuèrent de hurler leurs observations tandis que nous approchions :
— Au moins deux dizaines de voiles !
— Elles manœuvrent pour prendre le vent !
— Elles viennent sur nous !
Au milieu de ces mauvaises nouvelles tomba soudain une précision insolite :
— Elles ont des rames… Ce sont des galères ! Capitaine, il n’y a que des galères !
Aussi stupéfait que moi, Gobe-la-mouche fila vers la proue en jurant :
— Le diable me tripote ! C’est cocagne !
Je n’étais pas certain de partager la satisfaction sauvage du bosco : notre frégate non plus ne semblait pas si redoutable pour un ennemi puissamment armé, mais elle dissimulait tellement plus qu’elle ne le laissait croire de prime abord… J’ordonnai au timonier de garder le cap et rejoignis mon second à l’avant. Une rafale liquide me cingla le visage et la poitrine, manquant de m’emplir la bouche et les naseaux. L’ouragan était sur nous. L’ennemi aussi. La gigue de mort avait commencé.
— Que vois-tu ? demandai-je.
Gobe-la-mouche était gras, lent et boudiné, toujours trop engoncé dans ses chemises tachées de sauce et de graisse, mais il avait bon œil et fine oreille. S’il n’avait pas pesé si lourd, et s’il n’avait pas si excellemment assuré son poste, je l’aurais bien assigné à la hune de misaine en tant que vigie permanente. Mais je doute qu’il eût pu grimper plus de quelques mètres avant de s’empêtrer dans les haubans.
— Ce sont bien des trirèmes, capitaine. Nous allons les croquer !
— Pas avec ce vent…
Nous continuions de remonter bravement vers les galères, canons prêts à cracher, mais je me méfiais encore. Certes, nous disposions d’un bâtiment nettement plus sophistiqué et moderne que ces antiquités qu’on ne trouvait plus guère que sur la grande flaque appelée Méditerranée. Mais leurs rames les feraient avancer quels que soient les vents, tandis que nous demeurions soumis à leurs caprices. Non, je ne partageais pas l’enthousiasme du bosco.
Comme pour m’avertir de rebrousser chemin, une bourrasque plus violente fit trembler tout le navire et se tendre la voilure. Mort de moi, Alexandre semblait bien parti pour fonder une quatorzième Alexandrie sur les côtes caraïbes ! À cet instant, je regrettai de ne pas avoir pris le temps de dénicher chez les Clampins de Floride quelques livres supplémentaires pour m’initier aux stratégies navales antiques. J’allais devoir me fier à mon instinct et à mon expérience, sans la moindre idée de la manière dont l’ennemi comptait répondre. Agiraient-ils en classiques Macédoniens, ou bien en ennemis dotés comme moi d’une artillerie extraordinaire ? Les galères s’étaient rapprochées et venaient désormais droit sur nous, avec leur ligne profilée massée en meute autour de leur meneur. Stupéfiante vision surgie d’un autre temps, semblable à celle qui avait démoralisé tant d’adversaires du plus grand conquérant antique.
— Elles peinent dans la tempête, remarqua Gobe-la-mouche.
Effectivement, les vagues aiguës semblaient les ballotter et les mettre en difficulté. Ces bateaux n’avaient jamais été conçus pour affronter des ouragans. Les chances s’équilibraient un peu…
— Allons-y, dis-je à mon second. Il est temps.
— Bien capitaine.
Mon second fila diriger la manœuvre près du pilote. Avec le Baptiste, ils avaient répété suffisamment l’exercice et se complétaient assez pour coordonner leur tâche à la perfection. Face à nous, les Macédoniens s’étaient-ils aussi minutieusement préparés ? Nous n’allions pas tarder à le savoir.
— Alea jacta est, murmurai-je amèrement entre deux trombes d’eau froide.
Le combat commença…