In Baffin’s Bay where the whale fish blow
The fate of Franklin no man may know
The fate of Franklin no tongue can tell
Lord Franklin with his sailors do dwell

(Traditionnel – Lady Franklin’s Lament)

XVII. Océan Atlantique

(CIRCA 1646)

… et cessa presque immédiatement.

Les trirèmes d’Alexandre n’eurent aucune chance face au Déchronologue. Par chaque sabord, ma frégate cracha ses salves de minutes et de secondes, faisant feu de toutes ses pièces en direction des galères macédoniennes. Le choc fut épouvantable. Piégées dans la nasse des temps conflictuels déversés à leur encontre, elles ne virent rien de ce qui les crucifiait. Rien de plus que les culbutes du soleil sur l’horizon et les fractionnements d’étoiles affolées au-dessus de leurs mâts, immédiatement suivis des vaporisations sanglantes de corps et de matières tandis que nos couleuvrines entamaient leur pilonnage. Englués dans les mélasses temporelles comme des mouches sur un miel empoisonné, mes ennemis moururent sans le savoir. Nos boulets de vingt livres pulvérisèrent le bois et la chair, creusant des failles démultipliées par leur propre traversée de ce bourbier de secondes et de minutes défuntes. Chaque tir se scinda en deux, quatre, dix, cent copies fragmentaires qui filèrent séparément déchiqueter les éventualités de corps et d’accastillages qu’elles croisaient en chemin. Dans cette poche éphémère de causes et de conséquences inextricablement mêlées, des marins déjà morts assistèrent à leur anéantissement avant le tir du boulet coupable. Des esclaves enchaînés à leur banc de nage fusionnèrent avec le métal de leurs entraves et les fibres aiguës de leurs rames. Des guerriers intrépides, qui avaient pris Halicarnasse et la Phénicie, sentirent leur chair se mêler à celle de leurs compagnons d’arme tout aussi pétrifiés. Je savais tout cela. Je l’avais déjà vécu.

Tandis que se délitaient les dernières secondes de temps hypothétique libérées par le Baptiste et ses canonniers, les généraux vaincus entendirent l’écho de leurs cris de désespoir et de défaite. Peut-être qu’Alexandre lui-même sentit se déliter son âme dans le fractionnement infini de ses doubles qui s’évaporaient à chaque fusion avec eux-mêmes. Les minutes surnuméraires s’effilochèrent en comètes agonisantes. Le temps cessa d’osciller. La bataille prenait fin, crépitante et floue, sans gloire ni grâce. Ses conséquences ne regardaient personne.

— Tous aux entreponts, criai-je.

Mon ordre se propagea de poste en poste. Les sabords furent refermés. Je restai seul sur le pont pour manœuvrer ma frégate pendant le dernier frisson à venir.

Pour nous, qui avions fait feu sur la flotte figée, il s’était agi seulement de la contourner comme on le fait d’un brisant, en profitant assez de notre vitesse et des vents pour maintenir nos lignes de tir dans l’axe de la cible. Rien de plus compliqué, vraiment, que de tourner autour d’un étang pour y lancer des cailloux. Gobe-la-mouche et le Baptiste avaient suffisamment entraîné l’équipage à cette manœuvre pour coordonner au mieux son exécution. Car c’était bien d’une exécution qu’il s’agissait. Dès que les premières salves de minutes avaient frappé les cibles, le maelström ainsi créé nous avait livré un adversaire démuni, réduit à l’état de victime piaculaire, figé dans un microcosme de temps aussitôt démultiplié par le bombardement des batteries secondaires. C’était, à en croire Simon et ceux qui maîtrisaient cette science, comme de rajouter de la poudre sur un feu d’huile bouillante : le mélange s’emballait et menaçait de se répandre encore plus vite. L’art des Targui consistait à confiner ce processus dans un champ clos par le moyen de leurs machines. Pour celui qui s’y trouvait plongé, il était impossible de survivre : les différentes versions de lui-même et de son environnement proche, séparées normalement dans le temps par quelques battements de cœur d’intervalle, étaient forcées par nos tirs croisés à coexister dans un même lieu physique, jusqu’à se percuter et fusionner. C’était, bien entendu, éminemment plus compliqué que cela, mais la résultante n’en était pas moins d’abominables vaporisations de matières vivantes ou mortes, mélangées jusque dans leur essence infinitésimale. Et s’il ne s’était agi que de cela, peut-être aurait-ce été supportable.

Mais ce n’était pas tout.

C’était lorsque le Déchronologue avait affronté la flotte de Cortés que nous avions constaté le phénomène, pour la plus grande hilarité de mon équipage massé sur le pont : au terme des salves entrecroisées de temps, quand la cible figée avait cessé de se fractionner et de s’amalgamer sous les effets conjoints du tourbillon temporel et de nos lourds boulets de fer, le bassin frémissant ainsi créé avait dû imaginer une manière de se vider. En quelque sorte, le temps avait repris ses droits et coupé court à la révolution que nous venions de lui imposer. S’en était suivie une étrange fluctuation, qui avait fait se rejouer devant les vainqueurs l’intégralité de la scène ; une version vaporeuse et accélérée de la bataille, traversée d’éclairs et de feux de Saint-Elme qui avaient fait crépiter nos barbes et nos cheveux. De ridiculement figée, l’image de nos cibles s’était brouillée avant de subir en accéléré tous nos tirs et dommages. Cela avait été abominable : sous les rires hystériques de mes marins, des êtres déjà trépassés – mais qui ne le savaient pas encore – avaient éprouvé une seconde fois leur annihilation. Une suprême crispation, un ultime soupir jailli de l’éther, puis n’étaient restés que les débris, éparpillés sur les flots, des carcasses que nous avions pilonnées sans coup férir. Oh, comme Simon s’était bien gardé de m’avertir d’un tel effet contigu ! Et comme cette vision m’avait affecté ! Si, pour préserver mon monde, il me fallait assumer la tâche de bourreau, je refusais catégoriquement cette subsidiaire infamie. Et si je devais en être le responsable, c’était à moi seul d’en être le spectateur consterné.

— Calfeutrez les écoutilles et silence ! criai-je donc, tandis que fumaient encore nos canons.

Je fus obéi.

Alors, tandis que je tenais seul la barre du Déchronologue face aux derniers soubresauts de la tempête qui refluait, la flotte d’Alexandre connut son grand frisson d’agonie, avant d’admettre enfin sa défaite. Et peut-être même que, dans la quiétude de l’instant, quelques-uns de mes matelots dirent une prière pour ceux qui venaient de mourir.

Adieu, Macédoniens, en définitive vous n’aviez aucune chance.

Cabochon

Une heure plus tard, les voiles serrées, le Déchronologue rôdait encore sur le lieu de sa victoire. Les vents étaient revenus de l’est, et les vagues clapotaient paisiblement contre sa coque. De notre bataille, il ne restait que les débris épars de la flotte ennemie. Gobe-la-mouche avait fait mettre à l’eau toutes les chaloupes disponibles pour procéder à une razzia méticuleuse. Chaque élément soupçonné d’intérêt serait repêché avant d’être ramené à bord pour un tri plus méthodique. À la hune, la vigie surveillait l’horizon. Sur le pont d’artillerie, les canonniers briquaient leurs pièces. Moi, tranquillement installé à la poupe, je dégustais un en-cas en écoutant dans ma boîte à musique des airs de marine. Lady Franklin’s Lament. The Irish Rover. Autant de façons de saluer les défunts.

J’étais fier de mon équipage. Quand j’avais ordonné la fin de leur confinement et la reprise de leurs tâches de quart, je n’avais lu que des airs de respect sur leurs visages crispés par l’excitation du combat. L’hystérie décousue des victoires précédentes avait laissé place à une perception sereine de notre vilenie. D’autres marins étaient morts de n’avoir pas eu leur chance. Nulle gloire, nuls lauriers, sinon pour une science qui nous échappait. Je savais qu’ils respecteraient désormais de bonne grâce mes ordres de quarantaine. Ils étaient des matelots exceptionnels servant un bâtiment de légende. Je décidais de doubler leur ration de tafia jusqu’au retour à la Tortue.

 

Depuis notre départ, j’avais détaché Main-d’or au service de Sévère. Je ne l’avais pas choisi en raison d’une grande sociabilité ou d’un talent caché de matelot de compagnie, mais au contraire parce qu’il était aussi rude que silencieux, et plus épais qu’une bûche de châtaigner. Avec lui, ma protégée bénéficiait à la fois d’un garde du corps dévoué et d’un assistant discret. Quand ce dernier monta me rejoindre sur le gaillard d’arrière, je sus à sa mine crispée qu’il n’apportait pas de bonne nouvelle. Je posai mon couteau et lui fis signe d’approcher :

— Un problème, mon gars ?

— C’est vot’ dame, capitaine. Elle veut vous parler.

J’avais tenté au moins dix fois de lui expliquer que cette appellation n’était ni opportune ni convenable, mais il refusait d’appeler notre invitée autrement. Je fronçai les sourcils :

— Un souci ? Dois-je passer la voir maintenant ?

— C’est-à-dire… Elle veut monter sur le pont, capitaine.

Je compris mieux le double embarras de Main-d’or : depuis son arrivée à bord, Sévère quittait rarement ses appartements, et jamais tant qu’il faisait jour et que s’activaient matelots et gabiers ; par ailleurs, pour sa cervelle de plomb, servir fidèlement une dame dans la confidentialité de sa cabine était une chose, mais le faire sous le regard de ses compagnons en était une autre. J’eus un sourire compatissant :

— Je vais la chercher. Profites-en pour vaquer un peu à tes occupations ou te reposer.

— Je n’ai pas besoin de dormir, capitaine.

— N’as-tu pas une fille à Basse-Terre ? Je suis sûr qu’elle aimerait que tu lui ramènes un souvenir de la flotte d’Alexandre. Arrange-toi avec le bosco pour être de l’équipe de tri du butin et vois avec lui ce que tu peux garder pour toi.

— Merci capitaine.

Il fila, sincèrement reconnaissant. Les maravillas avaient envahi depuis longtemps chaque portion du quotidien caraïbe, mais les membres d’équipage restaient des gagne-petits qui n’avaient pas les moyens de se les offrir. À bord du Déchronologue, comme ailleurs, leur escamotage était passible de lourdes sanctions – à commencer par une radiation à vie du rôle de bord – et les hommes savaient se tenir. Si, en rentant à la Tortue, un père pouvait à peu de frais faire briller les yeux de son enfant, je n’étais pas contre une petite entorse à la règle.

Cette bonne action effectuée, j’ordonnai de servir un second repas à ma table et descendis chercher Sévère. J’étais curieux de connaître la raison de cette soudaine envie d’air du large. Je ne fus pas déçu d’avoir posé la question.

— Je voudrais seulement voir un peu le champ de vos exploits, énonça calmement ma belle exilée, ainsi que les raisons qui vous font y rester si longtemps.

Je crois bien que je rougis légèrement dans la pénombre relative de sa retraite. Mort de moi ! Je m’en voulais de me sentir aussi coupable à chaque fois qu’elle me prenait en flagrant délit de forfait, mais j’étais incapable de me préserver de ses observations acides.

— Vous le savez bien, répondis-je, je n’ai jamais caché que nous pillons les épaves de nos victimes.

— Et bien, disons que j’aimerais voir comment vous procédez.

Je ne saurais dire s’il s’agissait de curiosité personnelle, ou d’un reste de son métier d’espionne tombée du ciel. Les Targui étaient d’abord des érudits, des spectateurs venus d’au-delà de l’éther pour mesurer un cataclysme initié par d’autres qu’eux. Bannie par les siens pour ne pas s’être contentée d’observer, Sévère demeurait un être d’un autre temps, aux motivations baroques.

— J’ai fait servir une collation sur la dunette, dis-je, je serais ravi de la partager.

Elle hocha la tête et me suivit sur le pont supérieur. Si je n’avais pas été près d’elle, j’ignore comment auraient réagi mes matelots en la voyant passer devant eux sans leur accorder la moindre attention. Ou plutôt, je ne le sais que trop. Ma présence à son côté, au moins, lui épargna l’expression d’intérêts trop appuyés. Une fois assise à ma table, elle posa son regard sombre sur l’Atlantique comme on contemple une cathédrale en ruine.

— Ainsi, dit-elle, voici le théâtre de votre victoire.

Sur les flots apaisés, mon équipage riait et ramait entre les morceaux d’épaves, à la recherche de quelques débris de valeur. Je me sentis aussi roide et maladroit que les Clampins de Floride, et pas moins charognard qu’eux.

— Je suis flibustier et libre capitaine, madame. Mes hommes ne se nourrissent ni de théories ni de belles paroles. Je trafique chaque fois que je le peux, je pille à l’occasion, j’ai rançonné parfois, mais je fus aussi celui qui vous sauva de la mort devant Noj Peten. Ne me condamnez pas trop tôt.

Son visage gracieux se tourna vers moi et je vis le chagrin qui la dévastait. Le vent fit voleter ses courtes mèches. Ses lèvres frémirent, mais elle ne sanglota pas.

— Pardonnez-moi, dis-je, je ne voulais pas être blessant.

— Oh, capitaine, murmura Sévère tristement, ne vous méprenez pas : je peux vous exonérer de tout ou presque, mais pas de m’avoir sauvée…

Puis elle se tut, me laissant seul face à mon incompréhension et à un repas qu’elle ne goûterait pas. S’effilochèrent plusieurs minutes, seulement ponctuées par les clameurs joyeuses des marins à chaque remontée d’un butin de valeur, par le claquement souple des voiles et par les marteaux de charpentiers œuvrant vers le gaillard d’avant.

— Madame, commençai-je, je ne…

— Capitaine, me coupa-t-elle, accordez-moi une faveur.

— Tout ce que vous voudrez.

Je peux affirmer que je ne mentis pas. Si elle m’avait demandé de la ramener chez les siens, j’aurais forcé Simon à la reprendre. Si elle avait souhaité qu’on l’abandonnât sur le premier îlot venu, sans vivres ni eau, j’aurais souscrit à sa demande. Car elle était ma Sévère, celle qui dominait mes pensées, que je respectais tant pour sa droiture que je ne pouvais concevoir de m’opposer à sa détermination souveraine.

— Appelez-moi Sévère, dit-elle, puisque c’est le nom que vous m’avez choisi.

Elle sourit un peu et je hochai la tête, troublé de la voir m’inviter sur le terrain complice de la connivence.

— Qui vous l’a dit ? demandais-je prudemment. Main-d’or ?

— Non, il est bien trop respectueux.

— Peste, aurais-je donc pléthore de traîtres à bord ? Mon bosco ?

— Non plus…

Elle s’amusait presque maintenant, et sa gaieté soudaine pesait plus lourd dans ma musette que le sceptre de Manco Cápac.

— Ne vous tourmentez pas, capitaine, c’est votre maître-artilleur qui a parlé.

— Mort de moi, m’écriai-je faussement alarmé, la rébellion gagne mes officiers.

— Je crois qu’il cherchait seulement à me faire sentir mieux acceptée à bord. Vous avez coutume de vous attribuer des surnoms, n’est-ce pas ? Ainsi ce Samuel, que vous appelez tous le Baptiste.

J’acquiesçai en écoutant sa manière d’encyclopédiste de définir les choses et les actes.

— Si fait, répondis-je. C’est une tradition des gens de mer, pour ne pas confondre les trois Paul, les deux Simon et les quatre Jean qui ne manquent jamais de se trouver à bord de chaque navire. Et peut-être aussi parce qu’ici plus qu’ailleurs, ceux qui s’enrôlent ont grande envie de changer de peau, d’oublier qui ils étaient ou ce qu’ils ont fait.

— Dans ce cas, capitaine, appelez-moi Sévère, car je partagerais volontiers cette envie-là.

— Très bien, acceptai-je un peu abruptement pour dissimuler mon malaise, mais à une condition…

Elle posa sur moi un regard autant dénué de méfiance que de sollicitude.

— Oui ?

— Appelez-moi seulement Henri.

Le silence revint, souligné par la fin du travail des charpentiers. On aurait pu croire que chacun à bord avait cessé de s’agiter, pour entendre la réponse qui tardait à venir. Elle appuya sa main sur la table, près de la mienne, prit une courte inspiration avant de parler :

— M’aimez-vous, Henri ?

Si je n’avais été assis, j’en serais tombé le cul sur le pont. J’hésitai à peine, au nom d’une probité partagée.

— Oui, soufflai-je.

— Moi, je ne vous aime pas… Du moins, pas comme vous l’entendez.

— Mais je n’entends rien, plaisantai-je faiblement. Je crois bien que je suis sourd, soudain, ou bien déjà mort.

— Ne m’en veuillez pas pour ma franchise… Et ne le prenez pas mal.

— Je ne vous en veux pas, et je ne le prends pas mal.

J’aurais préféré apprendre que j’étais chargé de prendre la citadelle de San Juan armé seulement d’une espingole rouillée. Ou bien devoir affronter, les mains liées, un quarteron de tiburones affamés. Mais qu’y pouvais-je ? Qu’étais-je, à ses yeux d’enfant des nuées, sinon un rustaud un peu moins épais que mes comparses, qui l’avait ramassée dans la cendre après sa chute ? Avais-je été une seule seconde lucide, pour souhaiter gagner son affection ? Pourtant je l’aimais, pour toute la mélancolie qu’elle arborait comme on cache ses blessures, pour le regard sans fard qu’elle posait sur un monde que j’avais contribué à faire autant qu’il m’avait fait, et pour la part de moi que je trouvais en elle. J’étais Henri Villon, capitaine sans attache, ligoté plus fermement par sa magistrale fragilité que par des liens de chanvre. Elle était ma Sévère, mais je n’étais que son capitaine.

— Souhaitez-vous quand même que je vous appelle Henri ?

— S’il vous plaît, dis-je.

— Merci de m’avoir accueillie à bord, Henri. Et merci pour tout ce que vous avez fait.

— Merci d’être restée.

Je me souviens que je ne bus rien d’autre que de l’eau pendant plusieurs jours, après cette collation, car je n’étais pas sûr de mieux supporter ivre le souvenir de ses réponses. Il nous restait plus d’une semaine pour rentrer jusqu’à la Tortue où nous devions passer l’hiver. Cette mission avait été un succès, comme le dépouillement des reliefs repêchés après la victoire n’allait pas tarder à nous le prouver.

Adieu vraiment, Macédoniens, vous n’aviez aucune chance.

Et moi non plus.