Oh, if I had a thousand pounds
all laid out in my hands
I’d give it for liberty
If that I could command

(Traditionnel – The gallant poachers)

VI. Carthagène des Indes

(FIN DE L’HIVER 1640)

Durant les premières semaines qui suivirent mon incarcération dans les prisons de Carthagène des Indes, et contrairement à mes suppositions, le traitement réservé aux criminels fut presque décent. Pain et eau étaient distribués régulièrement, même si les gardes ne cessaient jamais de nous tenir en respect de la pointe de leur arme. Je dois admettre qu’après l’épouvantable régime que j’avais enduré à bord de la Centinela du commandant Mendoza, je trouvais dans cette amélioration une authentique raison de me réjouir.

La présence de l’Indien Arcadio, ses discussions aussi profitables que distrayantes, participaient pour beaucoup à ce sentiment. Certes, ma situation demeurait critique, et la violence la plus imprévisible régnait en permanence dans cette geôle réservée aux assassins, mais le pacte de protection mutuelle conclu avec ce nouvel ami me permettait au moins de dormir aussi paisiblement que possible au milieu de meurtriers et de fous.

Car dans le grand cachot creusé sous terre, notre duo restait encerclé par la lie de la société caraïbe enfermée ici par les Espagnols. Sans doute incapables d’accorder la moindre confiance à autrui, les captifs s’observaient et s’évaluaient entre chaque période d’engourdissement. Certains arpentaient la cellule comme autant de fauves têtus, les autres se tassaient en veillant à ne pas attirer leurs coups. J’étais le dernier à m’être joint à cette lente parade transpirant la fièvre et la folie. À plusieurs reprises, je dus danser avec eux la farandole implacable des bêtes en cage mais, avec le soutien d’Arcadio, je fus rarement celui qui saigna le plus. J’avais tout oublié de ce qui n’était pas utile à l’égrenage des heures et des minutes : mon équipage, mon procès qui ne venait pas, un moyen de m’échapper. Ma santé, si elle ne s’améliorait guère, avait cessé de décliner. Je mangeais. Je buvais. Je me défendais. Que demander de plus, dans les sous-sols de Carthagène ? Hélas, cette situation presque vivable ne pouvait pas durer, et elle ne dura pas.

 

Un jour, semblable à tous les autres, la porte de notre cellule resta fermée jusqu’au soir et personne ne vint nous apporter notre ration. La nuit suivante fut fébrile, traversée par des murmures et grommellements annonciateurs de mauvais coups. Adossé contre mon mur, mon épaule appuyée contre celle d’Arcadio, je cherchais à rester aux aguets. J’avais, quelques jours plus tôt, réussi à desceller un fragment de voûte pour m’en faire une arme. Ne disposant pas des talents de pugiliste de mon allié – que j’avais vu à plusieurs reprises faire montre d’une expérience redoutable, quand il s’agissait de terrasser un agresseur –, je serrais cette pierre avec ce qu’il me restait de force, jusqu’à en faire une extension naturelle de mon bras, une boule de chair et de roche capable de briser les nez et les dents, d’enfoncer les poitrines ou les articulations.

— Si tu ne sais pas comment te battre, vise toujours un os, m’avait dit Arcadio. C’est plus sûr.

Ainsi que nous l’avions pressenti, trois algarades éclatèrent avant l’aube suivante, entre des rivaux mal identifiés. Dans l’obscurité nerveuse de la prison, des corps se heurtèrent et se repoussèrent avec des grognements de bêtes aveugles. Peut-être parce que chacun redoutait le pacte qui me liait à mon voisin, personne ne se risqua à nous chercher querelle.

— Ce n’est encore que de la colère sans raison, augura Arcadio. Ils essaieront quand ils auront plus faim que peur.

Il avait vu juste : le lendemain, à midi, nous n’avions toujours pas reçu la visite des gardes… La folie continua de s’accroître un peu plus à chaque nouvelle protestation des ventres vides. En vieil habitué de cette geôle, mon ami me conseilla de repérer les plus agressifs et de les garder à l’œil, voire d’en défier un de manière préventive, pour mater le reste des prisonniers. L’un d’entre eux en particulier, un grand mulâtre noueux aux gesticulations effrayantes, semblait le plus disposé à s’en prendre à quiconque commettrait l’erreur de seulement croiser son regard.

— Non, objectai-je, il faudra le pousser à attaquer le premier. Ne nous attirons pas l’hostilité de tous.

Arcadio prit le temps de peser mon avis, avant de s’y ranger. L’après-midi passa, dans un climat de méfiance générale, jusqu’à l’instant que choisit le mulâtre pour cogner un prisonnier déjà mal en point. Ce dernier hurla et supplia en vain : son agresseur le roua de coups jusqu’à lui casser la mâchoire, les côtes, les doigts, puis lui brisa la nuque avant de retourner à sa place en maugréant. Le corps disloqué du malheureux saignait à peine. Son calvaire était fini.

— Maintenant, ordonna Arcadio qui se leva sans trembler et marcha à pas comptés jusqu’à l’aliéné.

Je le suivis en couvrant ses arrières, sous le regard terrifié des autres détenus qui ne bougèrent pas. Dans ma main droite, la pierre me meurtrissait les doigts. Égaré dans sa folie et ses tourments, notre adversaire ne remarqua pas notre approche avant que nous ayons eu le temps de traverser la moitié de la geôle. Son regard halluciné nous fixa sans ciller, puis il se redressa énergiquement et montra les dents en une grimace affreuse qui lui déforma le visage en faisant saillir les tendons de son cou. Sans proférer un son, il chargea Arcadio. Celui-ci feignit de le laisser approcher. Ignorant si je devais intervenir, mes jambes affaiblies me soutenant à peine, je vis mon ami s’écarter au dernier moment et foudroyer le forcené d’un coup rapide, porté à la pointe du menton. Ce fut un geste de guerrier, né d’une longue pratique, une attaque parfaite qui ne laissa aucune chance de riposte. Stoppé net, le mulâtre fit encore quelques pas en titubant, avant de s’effondrer sans conscience près de sa victime récente.

— Tue-le, me dit alors Arcadio en désignant ma main armée.

Indécis, stupéfait par son efficacité, je ne bougeai pas. Sa démonstration venait de me rappeler celle que j’avais observée la nuit de mon arrivée dans la prison : la même rapidité foudroyante, la même élégance glaciale. En fait, je venais de réaliser que mon nouveau compagnon était un tueur plus redoutable que les défunts frères Mayenne. Et je n’étais pas sûr, dans le clapotis épais de ma conscience lasse, d’être ravi de cette découverte.

Sur le sol, le corps du dément tressautait comme si sa rage tentait encore de relever sa carcasse privée de volonté.

— Tue-le, répéta l’Indien, il est presque mort.

M’arrachant à la contemplation méfiante de la chair couturée et malmenée d’Arcadio, je m’approchai du moribond. D’aussi près, son cou faisait un angle affreux avec ses épaules. Le pauvre diable avait la nuque brisée. Une dernière fois, mon comparse m’ordonna de l’achever. Tournant la tête autour de moi, je vis tous les regards de la geôle braqués vers nous. J’étais à bout de forces. J’avais besoin de dormir. Alors j’obéis, et je frappai la tempe de l’homme avec ma pierre, usant de mon poids et de ma taille pour porter les coups les plus rudes ; jusqu’à m’agenouiller quand je ne parvins plus à me tenir debout, sans cesser de frapper ; jusqu’à entendre craquer son crâne et couler son sang ; jusqu’à ne plus sentir tressaillir ses membres contre ma jambe… Arcadio m’aida à me relever. Je ne lâchai pas ma pierre. Il m’entraîna jusqu’à notre recoin et je ne lâchai pas ma pierre. Mes doigts, ma main, étaient couverts d’humeurs que j’aurais pu lécher pour apaiser ma soif. Recroquevillé contre le mur, la tête dans les genoux, j’observai à la dérobée les autres épaves qui avaient assisté à cette exécution. Aucune n’osa me rendre mon regard.

Alors je souris à Arcadio et lui souhaitai bonne nuit, avant de verser dans un sommeil sans fond ni délivrance.

 

Plusieurs heures plus tard, les claquements familiers des verrous de la prison m’arrachèrent à mes cauchemars. À ce bruit sec, synonyme de pitance, mes paupières s’ouvrirent brusquement tandis que je forçai sur mes jambes pour me redresser. Pas question de rester vautré sur le sol et de laisser les gardes me confondre avec un cadavre. Je me moquais éperdument de savoir pourquoi ils nous avaient oubliés. Je n’avais de pensées que pour deux choses : la fin imminente de ma soif et la nécessité de ne pas paraître trop mourant. Quand ils suspectaient un prisonnier d’être presque mort, les soldats n’hésitaient pas à le percer de leur sabre pour s’assurer de son état, avant de procéder à son évacuation vers quelque fosse commune. Ce ne fut pas un garde qui se présenta dans l’encadrement étroit de la porte, mais la silhouette penaude d’un captif aussi surpris que nous. Un chœur de voix asséchées rampa vers nos geôliers demeurés dans la galerie, réclamant en plusieurs langues un peu d’eau au nom de Dieu ou du diable, et je ne suppliai pas moins ardemment que les autres. Seul Arcadio ne desserra pas les dents, et je surpris dans son regard la même lueur d’inextinguible colère qui l’enflammait chaque fois qu’un garde risquait de passer à sa portée.

Mais il n’y eut cette fois encore ni vivres, ni pichet d’eau, ni ramassage de cadavre. Le nouveau venu fut poussé rudement dans la geôle et la porte fut refermée. Une dernière vague d’implorations stériles accompagna le grincement des verrous, puis revint le silence. L’homme qui se tenait debout face à nous était encore jeune, vingt ans à peine, rasé de frais et portant une chemise qui aurait pu être élégante si elle n’avait été déchirée et tachée de sang. Quelque chose, dans sa posture et sa mine, me laissa deviner qu’il n’était pas un roturier. Si j’avais été moins découragé par l’espoir déçu d’un morceau de pain, j’aurais pu me lever, ou au moins lui faire signe de nous rejoindre, mais ce fut Arcadio qui me donna une bourrade amicale et, sans lâcher le nouveau des yeux, me souffla d’aller le chercher. Il faut croire qu’il avait encore en lui des réserves de patience et de compassion. Moi, je n’en avais plus. J’obéis, cependant, même si je doutais de l’intérêt de cette démarche. Ainsi doublement interpellé, l’inconnu n’hésita pas longtemps avant de nous rejoindre. Le voir marcher si dignement, encore si plein d’une vigueur qu’aucune incarcération n’avait diminuée, me fut un spectacle presque insupportable. J’en voulus confusément à Arcadio de m’exposer à l’observation de ce jeune homme visiblement en pleine santé.

Toujours sur la défensive, sans doute peu rassuré par l’invitation conjointe d’un capitaine en guenilles et d’un Indien à l’air farouche, celui-ci s’assit face à nous, puis nous dévisagea longuement sans parler. Je pensais qu’Arcadio se chargerait des présentations mais il resta muet, se contentant de masser ses épaules douloureuses. Quand il desserra enfin les mâchoires, au terme de cette mutuelle et silencieuse étude, ce fut pour débiter un flot de paroles en un espagnol mâtiné d’un patois que je ne reconnus pas. D’abord surpris, l’inconnu répondit sur le même ton, à la fois solennel et hautain. Ils auraient voulu m’empêcher de suivre leur conversation qu’ils ne s’y seraient pas pris autrement. Arcadio, cependant, eut la courtoisie de me traduire l’essentiel.

C’est ainsi que j’appris que le jeune homme venait de tuer son père, qu’il s’appelait Don Augusto de Herrera, et que son haut lignage, ainsi que la nature odieuse de son crime, lui avaient valu cet enfermement dans le fort de San Matias en compagnie d’autres assassins en attente de jugement. Il nous raconta surtout que Carthagène des Indes connaissait une crise si grave que la cité tout entière vacillait. À l’en croire, un tel désordre ne s’y était manifesté depuis son pillage par Francis Drake, plus d’un demi-siècle plus tôt. La démence avait saisi la population tout entière, au point qu’il avait dû tuer son père pris de folie pour éviter d’être tué par lui.

Les meurtriers ayant toujours quelque belle histoire à livrer pour expliquer leur crime, je ne m’intéressais pas outre mesure aux justifications du jeune Augusto, mais brûlais d’en apprendre davantage sur ces événements qui agitaient la ville fortifiée. Si la sédition menaçait, si l’effervescence et l’agitation ébranlaient la cité, voilà qui pouvait à coup sûr expliquer la soudaine démission des gardes ! Du même coup, il y avait peut-être quelque faille à exploiter, quelque défaillance dans la mécanique bien huilée de la surveillance de la prison, propice à une évasion menée finement ? Soudain, je me rappelai le Cierge et mes autres matelots, peut-être enfermés dans un cachot voisin, et je pressai Augusto de nous en dire davantage.

Hélas, le nouveau venu était encore trop choqué par son geste parricide et ses conséquences, pour livrer un témoignage cohérent. Sans cesse, ses propos dérivaient vers la folie qui avait frappé son père, lequel était rentré en pleine nuit dans la maison familiale et avait menacé d’occire tout le monde, à commencer par son incapable de fils. Ce dernier n’avait eu la vie sauve que parce que son géniteur avait paru sous l’emprise d’une émotion suffisamment intense pour diminuer son talent de bretteur. Au terme du duel, personne n’avait cru la version du fils, qui avait été aussitôt arrêté… Belle tragédie, en vérité, mais qui ne m’avançait guère ; il fallait régulièrement interrompre le narrateur pour le ramener à ce qui me préoccupait vraiment : la nature de la crise que traversait Carthagène, ainsi que ses possibles conséquences.

C’est ainsi que, contre toute attente et depuis le fond de mon cachot, je glanais des nouvelles de mon ennemi intime, nouvelles qui ne furent pas pour me déplaire : une expédition maritime partie de Carthagène avait récemment essuyé un cuisant échec en tentant de reprendre aux Anglais l’île de Providence. Cette défaite avait jeté l’opprobre sur les officiers responsables de cette débâcle, parmi lesquels l’infâme commodore Mendoza de Acosta. À en croire notre nouveau compagnon, le retour des vaincus avait été ressenti en ville comme un mauvais présage venu du Ciel, au moment où la rumeur populaire faisait état d’autres pertes équivalentes, sinon plus importantes, dans les terres intérieures.

À ces mots, Arcadio ne put retenir un ricanement féroce :

— Le gouverneur, et tous les habitants de cette région derrière lui, savent que les choses vont mal au cœur du continent. Des fermes, des mines, des villages, des provinces entières ne répondent plus. Certains ont évoqué une malédiction, le retour de dieux de mon peuple revenus punir les envahisseurs. On s’est rappelé les pertes de troupes et de convois, trop longtemps cachés à Madrid par le vice-roi. La corruption rongeait cette ville depuis longtemps, maintenant commencent les jours de violence et de peur.

Stupéfait, j’écoutai l’Indien me confier joyeusement ses prédictions en français, pour ne pas être compris d’Augusto. Ce dernier nous dévisageait toujours de son air accablé. Quant à moi, je repensai aux cales de la Centinela, aux confidences de Dom Rodolfo avant sa mort, à la peur que j’avais devinée chez l’équipage de la frégate… Je percevais des échos étrangement semblables dans ces deux récits. S’agissait-il de variantes d’une seule légende, ou bien des conséquences d’un même phénomène aussi mystérieux qu’avéré ? Je n’aurais su dire, mais soudain, j’envisageais les plus audacieuses théories et nourrissais le plus fol espoir. Il me fallait sortir de ce cloaque. Si la confusion dévastait Carthagène, j’entendais en tirer le plus grand avantage.

Hélas, je me leurrais, mais je n’avais pas encore idée à quel point.

Cabochon

Au cours des jours suivants, en sus de la perpétuelle privation d’eau et de nourriture, les seuls indices de l’agitation qui régnait en ville furent l’arrivée de trois autres meurtriers. C’était à croire que les gardiens avaient décidé d’augmenter le nombre de leurs pensionnaires puisqu’ils n’avaient plus la contrainte de les nourrir. Nos appels et protestations n’y changèrent rien. À l’aube du quatrième ou cinquième jour de ce régime, deux prisonniers parmi les plus anciens moururent, le premier d’épuisement, le second d’un rude coup assené par l’un des nouveaux arrivants.

Insidieusement, notre geôle se métamorphosait en antichambre de l’Hadès.

Il devint impossible de se reposer, impossible de parler ou de bouger. Les plus faibles affichèrent les premiers signes d’une atroce agonie. Ceux qui pouvaient encore se mouvoir en furent réduits à lécher les murs situés sous les étroits soupiraux creusés au ras des plafonds, d’où arrivaient parfois un peu d’humidité portée par le vent, ainsi que de lointaines rumeurs d’émeutes ou de batailles.

Très vite, ces positions placées sous les précieuses grilles constituèrent l’enjeu d’une lutte sans forces ni manières. Les premiers affrontements eurent lieu pour avoir le droit de laper et sucer la roche imprégnée du mur. Nous nous battîmes comme des chiens de ruelles, à quatre pattes ou sur les genoux, griffant et mordant, parfois incapables de garder les yeux ouverts entre deux coups de poings. Au matin, à chaque averse, seules ces deux embrasures pissotaient quelques maigres coulures. Christ mort, heureusement que le climat de Carthagène était si humide !

J’avais eu la présence d’esprit de tirer Arcadio sous l’un des soupiraux avant le début de la guerre de l’eau, et veillais à protéger farouchement notre territoire. Mon sauveur et allié avait eu l’œil gauche crevé lors d’un assaut organisé au second jour de privation par le jeune Augusto et deux des nouveaux prisonniers qu’il avait enrôlés pour l’occasion. Pourquoi nous avait-il attaqués ? Je l’ignore. Peut-être ne supportait-il plus l’arrogance de l’Indien, qui ne cessait de l’asticoter et de lui rappeler tout ce qui les unissait désormais, paria et nanti croupissant dans le même mouroir ? Peut-être avait-il préféré se liguer avec d’autres natifs de Carthagène, au nom d’une connivence du sol ou du sang qui les rendait plus dignes de confiance que notre couple de gueux crasseux et puants ? Qu’importe : en définitive, Augusto était mort étranglé par Arcadio, qui avait perdu son œil gauche dans l’affrontement. Sa blessure était hideuse, la plaie suintait et la fièvre s’y était lovée. Je doutais qu’il survive encore longtemps, mais je n’entendais pas l’abandonner avant son dernier souffle.

Tout au long de sa douloureuse agonie, les lèvres craquelées de mon ami marmonnaient des phrases confuses, dans ce que je supposais être sa langue maternelle. Bercé par cette litanie sauvage, je tentais de rester conscient, prêt à résister à toute attaque menée contre notre territoire, notre précieuse rivière de vie à sec, humide seulement des poussières du ciel et de l’océan. Durant cette période, je crois bien que je perdis la raison. Je répondais aux balbutiements hachés d’Arcadio par des prières apprises avant mon âge d’homme. Je rêvais à des déserts brûlants, plantés d’oasis gardées par des enfants féroces qui ne me reconnaissaient plus. Entre deux cheminements délirants, d’autres affrontements eurent lieu, que je repoussai de mon mieux. Ma jambe gauche me faisait horriblement souffrir, à croire que l’un des derniers survivants de cette geôle m’avait mordu au sang, mais je ne me souvenais pas avoir été blessé. D’autres prisonniers moururent par ma main ou par celle d’un tiers. Chaque matin, davantage de corps jonchèrent le sol de la prison, jusqu’à ce qu’aucun survivant ne trouvât la force de se battre encore pour gagner la fraîcheur des soupiraux. Une immense apathie s’ensuivit, ponctuée de râles ou de cris asséchés. J’ignorais combien vivaient encore. Lorsque j’y pensais, j’humectais les lèvres d’Arcadio en m’imaginant prendre soin de la Crevette. La faim avait disparu, reléguée loin de ma conscience, réduite à l’état de péché diffus. Des restes de ma chemise, j’avais fait des bandelettes que je disposais au mieux pour recueillir la moindre goutte d’humidité ; je les suçotais longuement au gré de ma déraison. La fin frappait à la porte et je ne voulais pas déjà lui ouvrir. Quand je craignis de ne plus me réveiller, mû par quelque impérieuse folie, je me levai et entassai péniblement autant de cadavres que possible près de la sortie. J’improvisai aussi mon testament : malédiction sur ceux qui nous avaient oubliés ici ; la peste, la mort noire et toutes les autres plaies du monde sur leur tête et celle de leurs descendants ; méchamment, j’appelai la mort de toute beauté du monde, puisque je ne l’allais plus arpenter.

À part moi et Arcadio, il ne restait plus qu’un seul prisonnier vivant : un échalas hirsute et dépenaillé dont je ne me rappelais pas l’arrivée, qui me fixait tout au long de son agonie tandis que je disposais mes dépouilles en travers de la porte. Son visage mangé par une barbe pouilleuse m’obsédait encore quand je retournai m’allonger près de mon ami. Ce dernier s’étant tu depuis longtemps, je me sentais solitaire sous le regard du prisonnier anonyme. Nous ne ferions qu’un, à l’instant de comparaître devant le tribunal céleste : nos martyres nous avaient rendus indissociables.

Durant mes ultimes éclairs de conscience, je me rappelle avoir regardé mourir cet inconnu, guettant le prodige amer de son dernier souffle. Une dernière fois, voir sa poitrine se soulever. Une dernière fois, s’abaisser. Puis, avec la grâce infinie des saints méconnus, fixer l’instant de la libération de son âme, assister à sa glorieuse élévation hors de son corps brisé, avant de me réjouir d’être encore là, moi, Henri Villon, capitaine de course échoué au crépuscule de ma vie… L’homme mourut. Je ne ressentis rien. Je ne vis rien…

Alors, à la toute fin, la porte de la prison s’ouvrit.

 

Ma tête était devenue si lourde que mon cou ne la soutenait plus, pourtant je relevai le menton et m’arrachai à mon sommeil de mort, quand claquèrent les verrous. Il faisait jour, mais tout était obscur. J’entendis une exclamation épouvantée, qui me tira un sourire sans dents, lorsque le visiteur découvrit les cadavres pourrissants répartis autour de l’entrée. Dans un suprême effort, j’entrouvris mes paupières sur une silhouette floue occupée à repousser les corps empilés, jusqu’à disperser mon assemblage, avant de les contourner d’un pas lent. La camarde en personne venait contempler sa récolte ? Je gloussai en souhaitant qu’elle trouvât mon bouquet à son goût. Le visiteur hésita un instant, proféra un second juron en m’apercevant et s’avança dans ma direction :

— Madre de Dios ! jura Mendoza, vous êtes encore vivant ? J’ai presque dû éventrer un garde pour découvrir où vous étiez enfermé, capitán.

Je ne répondis pas. Je ne l’écoutais plus. Appuyé contre mon mur, mon domaine, je serrais dans mes bras la dépouille de l’inconnu mort pour que je vive. Mes doigts d’araignée coiffaient ses cheveux emmêlés et je lui chantonnais des airs de mon pays perdu. C’est à peine si je levai mes yeux troubles vers l’impeccable officier lorsque je l’entendis rendre tripes et boyaux : il venait de prendre la mesure du cloaque où il m’avait fait enfermer. Ses vomissures éclaboussèrent le sol en produisant un appétissant son de cascade. Je regardai avec envie se déverser ce jus de panse tiède et bien épais. Si je n’avais pas été encombré par le corps de mon frère défunt, j’aurais pu me traîner jusqu’à la flaque nauséabonde et l’aspirer, la laper avec délectation, frissonner de plaisir en sentant mes mâchoires se tordre sur les reliefs d’un repas récent. Cette bouillie était une offrande, un potage propre et chaud servi à même le sol de mon royaume. Mendoza dut lire mon appétit, car il ne put retenir un second jet de bile. Mes narines identifièrent un relent de vin amer et l’acidité d’un plat en sauce. La promesse d’un festin. Je ricanai en dévisageant le commodore :

— Oui, j’en serais capable maintenant. Voilà ce que vous avez fait.

L’accusation le cingla au point de le faire légèrement reculer. Allongé sur le sol, Arcadio eut un gémissement ; pour lui, c’était fini. Parce qu’il avait eu l’élégance de céder et de trépasser avant moi, je ne lâchai pas le corps du captif inconnu. Je n’allais plus tarder à mourir, mais Mendoza voulait croire que ses paroles sauraient le soustraire à mon réquisitoire :

— Votre procès a été ajourné pendant trop longtemps, capitaine. Vous n’auriez pas dû attendre ainsi. Pas dans ces conditions. Dès que j’ai appris que les prisonniers avaient été délaissés, je jure que j’ai cherché à vous retrouver.

— Suis-je libre ?

— Non, hésita-t-il, vous êtes toujours un criminel, et un ennemi de mon roi.

— Pourquoi être venu, alors ?

— Parce que je suis aussi un homme d’honneur, capitaine. Je n’oublie pas que vous avez sauvé quelques-uns de mes compatriotes de la noyade et d’une mort atroce, ce jour-là. Je ne peux pas faire moins.

— Regardez-le, soufflai-je en caressant le visage du défunt. Ce pourrait être moi, mort entre ses bras. Ou vous. Ou le contraire. Vous décédé, et lui vivant. Quelle différence, au fond. Vous ne trouvez pas qu’il me ressemble ?

Mendoza m’examina comme l’aliéné que j’étais devenu. Comment aurais-je pu lui en vouloir ? Je n’étais effectivement plus qu’un rebut, l’écume malsaine de l’adversaire qu’il avait connu. Je hochai la tête d’un air épuisé :

— Donnez-moi une lame, Mendoza. Donnez-moi votre dague. Qu’on en finisse.

J’avais beau ne pas même sembler capable de me tenir debout, et ne représenter aucun danger pour quiconque, fût-ce avec une arme entre les doigts, je compris à sa grimace qu’il ne m’accorderait pas cette faveur. Pour autant, il répugnait à me laisser crever ici, avec les autres. Sa main se posa sur son pommeau. Il me fixa gravement :

— Je peux vous tuer maintenant, proposa-t-il, proprement.

— Vous pourriez essayer, fanfaronnai-je faiblement.

Il secoua lentement la tête :

— Je ne peux pas libérer un assassin.

— Mais vous saurez m’abandonner ici en sachant la vile mort qui m’attend ? Naguère, vous me parliez d’honneur, commodore.

Arcadio eut un râle qui pouvait passer pour un soutien étouffé. Mendoza retint difficilement un autre haut-le-cœur en apercevant l’œil crevé de mon ami et en réalisant qu’il vivait encore malgré l’horrible blessure. Moi, je m’accrochais à mon ultime tentative de convaincre l’hidalgo, mon passeur et mon bourreau :

— Vous savez que je n’aurai pas de procès, assenai-je en montrant le soupirail au-dessus de ma tête. Carthagène flambe ou flambera bientôt. Accordez-nous au moins la possibilité de ne pas crever ici comme des rats.

Il tressaillit. Je sentis que j’avais fait mouche :

— Pourquoi êtes-vous venu jusqu’ici, en ce jour ?

— La ville est perdue, souffla-t-il tristement.

— Et vous ne vouliez pas me savoir claquemuré dans cette fosse ? Christ mort, allez jusqu’au bout de votre cheminement, laissez cette porte ouverte en partant.

— Les gardes n’ont pas tous déserté le bastion, et ils ont ordre de ne pas laisser ressortir un seul prisonnier vivant.

— Alors, pour la dernière fois, laissez-moi votre lame… Mendoza, si vous m’estimez un peu…

Les traits de l’officier se serrèrent tandis que je le mettais au défi de peser ses sentiments et ses allégeances. Homme de poudre et de fer. Homme de mer et de parole. Finalement, sans me regarder, il dégaina sa dague effilée et la lâcha par terre. Elle serait tombée par inadvertance pendant sa visite. Je n’en demandais pas plus.

— Sortir du fort San Matias sera le plus dur, confia-t-il aux voûtes trop basses, mais au-delà de ces murs, personne ne fera plus attention à vous.

— Merci, commodore.

— Vaya con

Preuve des doutes qui le taraudaient, il ne finit pas sa phrase et s’en retourna vers son destin. Je le regardai quitter la geôle, avant de repousser mon cadavre et de ramper jusqu’à la lame abandonnée sur le sol. Je n’aurais sans doute pas la force de me battre, mais peut-être que si je parvenais à attirer un garde, à le frapper par surprise avant de lui voler son uniforme… Fantasmes. Chimères sans queue ni tête nées d’un esprit usé par les privations. Je n’aurais pas eu le temps d’armer le bras que le soldat le plus maladroit aurait eu cent fois celui de m’embrocher. Ce qui n’aurait pas été la plus effroyable façon de mourir. Arcadio avait ouvert sa paupière valide et me fixait intensément :

— Une lame, c’est utile dans la prison, pas contre la prison, croassa-t-il avant de s’évanouir.

Nous devions partager en cet instant d’épiphanie plus que les souffrances nées de la soif et de la détention, car je crois avoir compris ce qu’il essayait de me dire : cette dague ne me serait d’aucun secours pour m’enfuir. Je n’en avais plus la force. Près de moi, le prisonnier décédé fixait l’éternité au-delà du plafond de sa cage. Je sanglotai. Puis je serrai mon arme aussi fort que possible et approchai lentement la pointe vers mon visage… Après une dernière hésitation, je donnai les premiers coups dans le crin de ma chevelure collée de crasse, accrochai mes doigts maigres dans la tignasse ainsi débroussaillée jusqu’à m’en arracher de pleines poignées. Puis, quand j’eus le crâne presque à ras, je m’attaquai à ma barbe trop longue.

Cabochon

À la nuit tombée, bien après le départ de Mendoza, les derniers soldats attachés à la surveillance de la prison entendirent quelque chose qui tenait du hurlement des damnés ou de la clameur des asiles monter des sous-sols de cette geôle où ils ne descendaient plus depuis des jours. Ce fut un tapage aussi bref qu’éprouvant, qui leur noua la tripaille tandis que les rumeurs les plus folles retentissaient dans les rues de Carthagène. Quand cessèrent les cris, et qu’assez de courage leur fut revenu pour aller vérifier l’origine du vacarme, il purent constater que les derniers prisonniers dont ils avaient la garde s’étaient apparemment entretués : un peu à l’écart de la pile des corps précédemment entassés près de la porte, les carcasses sans vie du capitaine et de son ami indien étaient affalées sur le sol. Le premier avait une dague plantée dans le cœur, tandis que le second gardait encore autour de la gorge les mains serrées de celui qui avait peut-être tenté de le tuer pour abréger son agonie. Craignant quelque mauvaise ruse, un soldat plus malin que les autres piqua à plusieurs reprises le corps du Français. Quand il fut établi que ce dernier avait bien rendu l’âme, la soldatesque prit le temps d’échanger quelques plaisanteries grasses sur mon incroyable endurance. Puis on referma la porte et chacun remonta boire un peu de vin avec le sentiment du devoir accompli. Sans doute quelques pièces furent-elles échangées, fruits de quelque pari infâme pris sur le jour ou l’heure de ma mort. Je ne saurais dire. Ce qui est certain, c’est qu’une main discrète s’appropria la jolie dague fichée dans ma poitrine, avant que les ordres soient donnés pour enfin faire nettoyer et assainir la geôle. En ces climats de tropique, un charnier se transformait bien vite en foyer infectieux. Quelques esclaves dont la vie ne valait pas plus que la mienne furent dépêchés pour procéder à l’évacuation des corps. Puis un grand silence retomba sur la prison vidée de ses martyrs. Adieu, mon clapier. Adieu mon enfer.

Avec les autres dépouilles, je fus transporté vers le bûcher où brûlaient les carcasses récoltées à travers la cité. J’étais mort. J’étais libre. Je confesse que je dus me retenir de glousser de joie tandis que l’on me tirait jusqu’au brasier purificateur. Les ongles des préposés à la crémation lacérèrent mes membres mais je ne protestai pas. Je fus poussé, traîné, soulevé et jeté à maintes reprises sur le sol ou contre d’autres cadavres, la douleur fut atroce et je manquai de m’étouffer sous le poids des corps, mais je persistai à demeurer mort. Durant un court, si court instant, entre deux émanations de viscères, je pus humer la saveur salée du vent côtier, et ce parfum seul aurait pu suffire à me ramener à la vie. Il faisait nuit. Ou bien j’étais aveuglé par le soleil. Peu importait. J’étais dehors. J’avais presque gagné.

Une dernière fois, mon corps fut soulevé et jeté dans la fosse. Odeur infecte de chair calcinée, de cendres épaisses déjà arrosées d’alcool en attendant la prochaine flambée. Par chance, j’atterris sur le dos : en entrouvrant les paupières, je pus apercevoir un fragment du ciel délimité par les charognes et les parois de la tranchée. Impatient, craignant d’être enseveli sous la prochaine charretée de cadavres, je fus tenté de bouger, de ramper et m’arracher au charnier sans attendre. Dans le marasme qui frappait Carthagène, qui se serait intéressé aux racontars de quelques esclaves ayant aperçu une ombre s’extirper du bûcher ? Je voulus croire que ma ruse avait réussi. Ensuite, trouver à boire, se cacher, dormir, trouver de quoi manger, et s’enfuir au loin. Je pensai au corps de celui que j’avais serré longtemps contre moi après sa mort, à la dague que j’avais plantée dans sa poitrine avant de m’allonger parmi les défunts pour parfaire ma mise en scène. Le crâne rasé, les joues à nu, je ressemblais moins que lui au capitaine Villon. Au milieu des chairs avariées, gorgées de pus, je pensai à son sacrifice post-mortem et sanglotai. Adieu capitaine d’une heure, tu avais bien rempli ton office.

J’entendis des voix au-dessus de moi, puis l’odeur étourdissante de l’alcool se répandit tandis que les esclaves en versaient encore sur les derniers corps. Je commençais à me tortiller hors de ma gangue avariée, nourrisson sans dents et sans force, quand les premières flammèches embrasèrent cheveux et barbes autour de moi. La peur du feu raviva une volonté que je n’aurais pas cru posséder encore. Juste avant le crépitement des flammes, j’avais entendu s’éloigner les préposés à cette sinistre cuisine. Mes jambes poussèrent un torse enflé, mes bras agrippèrent une hanche, un cou, et je m’arrachai lentement à ma condition de défunt. J’avais progressé de quelques coudées quand j’entendis un gémissement sourd derrière moi, étouffé par la mastication sèche des flammes. Je tournai péniblement la tête et vis l’œil larmoyant d’Arcadio qui me fixait. Sa bouche eut un râle de carpe et ses poumons s’engorgèrent de fumée à la seconde où le feu caressa sa chair. Christ mort ! Je jure que je l’avais cru trépassé, quand j’avais monté ma petite mascarade destinée à abuser les gardes. Et je le voyais là s’agiter et tressauter sous les morsures insistantes du brasier. Au-delà de la fosse, il y avait la liberté, si proche… J’hésitai un instant… Puis je m’approchai de lui et tentai de le dégager. Ses ongles se plantèrent dans mes poignets tandis que je tirais. La brûlure du feu le fit couiner et se débattre tant et si bien qu’il se dégagea à son tour de l’étau des charognes. Épuisé, je parvins à le hisser jusqu’à une portion encore épargnée par les flammes. Il était vivant. Je l’avais sauvé. Mais maintenant, qu’allais-je en faire ? Il serait pire qu’un poids mort quand je tenterais de fuir la cité. Les doigts d’Arcadio agrippaient encore mes bras trop maigres que je cherchais déjà comment l’abandonner.

— Je sais… comment… partir, balbutia-t-il comme s’il avait deviné mes pensées.

— Comment ?

Nos voix étaient déchirées par les privations et les fumerolles tourbillonnantes. Je l’aidai à se hisser jusqu’à sortir entièrement de la fosse. Il faisait nuit, je pouvais m’en rendre compte maintenant. Mes paupières me brûlaient. Je ne distinguais pas bien où nous étions, mais je compris que nous occupions une petite déclivité accrochée aux remparts épais de Carthagène, entièrement noyée d’ombre à l’exception des lueurs dévorant les cadavres. Christ mort, nous étions hors de l’enceinte de la cité : selon l’usage, le bûcher avait été creusé hors de ses murs, sous le regard aveugle de quelques tours occupées à fixer l’horizon. À condition de réussir à marcher, il nous suffirait de clopiner jusqu’à l’aube pour nous trouver définitivement hors de portée des piques et des regards espagnols. Je n’avais pas besoin d’Arcadio. Mais je ne me sentais plus le cœur à le laisser, maintenant.

— Je sais… comment… partir, répéta celui-ci en tentant de se redresser.

— Alors partons, croassai-je en retour.

Et c’est ainsi que je m’enfuis de Carthagène des Indes sans jamais y être vraiment entré, en compagnie d’un compagnon d’infortune moins valide que moi, que je suivais vers le premier endroit qui accepterait de nous cacher un peu.