I’ll eat when I’m hungry and I’ll drink when I’m dry
And if moonshine don’t kill me, I’ll live till I die
(Traditionnel – The Moonshiner)
II. Océan Atlantique, au large d’Hispaniola
(9 JUILLET 1640)
Quatre jours de sel et de vent. Quatre longues journées pour le Chronos à louvoyer sur une mer anxieuse, pétrie par un méchant grain qui ne voulait pas mollir. L’équipage avait de l’eau dans les yeux et dans le cœur. Pourtant je m’acharnais.
Nous avions quitté Port-Margot depuis trois semaines pour nous mettre en chasse du convoi révélé par le marchand Molina. À peine le temps d’écrire une félonne missive justifiant mon départ, puis celui de la faire porter au navire du capitaine Yves Brieuc, et j’avais levé l’ancre sans attendre de réponse. Je léguais à mon bon huguenot le courroux du commandant Le Vasseur en même temps que les gasconnades de Brodin de Margicoul. J’étais attendu ailleurs pour une chasse qui ne voulait pas commencer.
Au matin de la quatrième semaine, agrippé au bastingage, je regardais travailler l’équipage sous les risées et les paquets d’eau abrasive. Le sel dévorait les peaux et les esprits plus sûrement que de la chaux. Raidis par plusieurs jours de mauvais temps, pantalons et chemises mordaient les chairs à chaque manœuvre. Quatre longs jours de cette soupe saumâtre, c’était plus qu’assez pour effriter le moral des matelots. Affronter une vraie tempête, au moins, aurait eu le cruel avantage de faire sérieusement se nouer nos tripes face au danger et à l’urgence. Là, il s’agissait seulement de serrer les dents, de travailler sans relâche et d’endurer les assauts doucereux et épuisants d’une mer mesquine. Je savais qu’à prolonger ce petit jeu d’usure, les hommes étaient sûrs de perdre. Et mon navire pareillement… Mais je n’envisageais pas d’abandonner déjà. Sur le pont près de moi, le Cierge mangeait sa barbe du bout des incisives, en observant la mâture d’un air malheureux :
— La vergue de misaine fatigue, capitaine. La Crevette y a grimpé ce matin et il l’entendait gémir.
Je cessai un instant de scruter l’horizon pour observer la hune au-dessus de nos têtes :
— Elle tiendra.
— Le mauvais temps ne veut pas s’arrêter…
— Elle tiendra !
J’avais à peine haussé le ton, car je ne voulais pas me disputer avec le bosco. Pas maintenant. Pas au moment où je m’étais fait réinstaller ma cabine personnelle, à l’écart du reste de l’équipage. Les matelots savaient que de vilaines choses se préparaient quand je faisais remonter ces parois amovibles à la poupe pour y réfléchir à mon aise. Déjà presque une semaine que j’y travaillais et buvais sans me mêler à eux. Non, je ne voulais pas en plus me disputer avec mon bosco :
— Encore trois jours, le Cierge. Ils ne peuvent pas nous avoir dépassés.
Mâchonnant toujours sa barbe épaisse, le second me fixa calmement à travers la pluie qui lui coulait du front :
— Un mois ou plus si vous voulez, capitaine. Vous savez que j’irai pas contre. Mais le bois et les hommes commencent à céder, faut que j’vous l’dise.
J’essuyai mon visage ruisselant pour dissimuler un sourire. Des gabiers au mousse, tous à bord savaient que nous chassions gros. Même s’il n’avait rien compris à la discussion, la Grande Mayenne avait rapporté ma rencontre avec Fèfè de Dieppe. Depuis, ça murmurait entre les quarts et les corvées. On parlait d’or et de galion. D’un beau gibier à agripper. Au nom de ces rumeurs, le bois et les hommes supporteraient encore un peu d’eau grise. Je grimaçai plus franchement :
— Ce sont les prises manquées qui t’agacent, le Cierge ?
Il se moucha entre ses doigts sans répondre. Depuis notre départ de Port-Margot, nous avions successivement croisé deux sloops et une barque à trois mâts, tous trois arborant une appétissante croix de Saint-André, mais j’avais à chaque fois ordonné de garder le cap sans se préoccuper de ce menu fretin. Je ne voulais pas prendre le risque de subir une avarie, ou de perdre trop d’hommes, avant de planter nos crocs dans notre véritable cible. Molina m’avait averti : le convoi qui était parti de La Havane serait bien protégé. Même si le Chronos était rapide et léger à la manœuvre, la prise d’un galion et de son escorte ne se ferait qu’au prix, rouge sang, d’un risque à calculer au mieux. Mon bosco le savait autant que moi, mais l’équipage rêvait déjà d’or.
— Henri, répéta le Cierge, le moral et les vivres diminuent. Ce serait prudent d’approvisionner un peu ces deux musettes-là.
Il ne m’appelait par mon prénom que lorsque l’urgence ou la teneur de ses reproches pouvaient se passer de l’étiquette commune. Ce n’était ni pour me forcer la décision, ni pour user sans scrupule de notre vieille amitié. De toute façon, je savais bien de quoi il voulait parler. Ce n’était pas parce que je me cloîtrais désormais dans ma cabine de fortune que j’ignorais ce qui se racontait à bord. Je savais pertinemment que quelques-uns parlaient déjà de bateau fantôme et de tempête cannibale. Les mêmes histoires de toujours, qui remontaient des profondeurs pour étayer l’esprit fiévreux des marins craignant de déranger trop longtemps l’océan. Quatre ou cinq navires n’arrivaient pas à bon port en quelques semaines, et voilà qu’on suspectait le premier récif venu de porter malheur ou de dissimuler nombre de spectres vengeurs. Que les bâtiments disparus aient croisé un chasseur de pirates espagnol, pourquoi pas, mais qu’il s’agisse d’un bateau maudit et de son équipage damné, j’en doutais fortement.
— Si nous croisons une proie facile, le Cierge…
— Oui ?
— Je te promets de vraiment y réfléchir.
— Ce s’ra une bonne chose, capitaine.
Une bourrasque de travers manqua de nous faire glisser sur le pont trempé. Je m’agrippai au bastingage et repris mon observation de la mer mécontente :
— Le Cierge ?
— Capitaine ?
— Dis à la Crevette de venir me voir.
— À vos ordres.
Autour du Chronos, l’océan réordonnait sans cesse ses bataillons de pyramides d’eau sombre. Le vent était changeant, arrachant à leur pointe des éruptions d’écume amère. Si jamais elle devait enfin éclater, la tempête prendrait encore des forces avant de se lever. Mon mousse se présenta à moi, bonnet à la main, pendant que j’examinais le ballet capricieux des vagues :
— Capitaine ?
— Tu as grimpé à la hune de misaine ce matin ?
— Oui, capitaine.
— Tu n’as pas confondu le grincement de la vergue avec autre chose ?
— Non, capitaine. Ça grinçait pire qu’une cambuse trop remplie. C’était du craquement d’en dedans, voyez ? Le bois qui pleure trop fort.
Je tournai mon regard vers lui. Ses doigts rougis par le gros temps mimaient la complainte de la mâture. La Crevette était un garçon aux idées rares mais bien plantées. Certains soirs de cuite, je me surprenais à espérer en faire un sérieux marin et un esprit éveillé. Si le diable voulait lui prêter un peu de temps et de chance, il en aurait l’étoffe. Je hochai la tête :
— Tu as froid, mousse ?
— Ça va, capitaine.
Je détaillai son visage froissé par le sel et le vent. Ses mèches folles collées d’écume lui faisaient un air de brigand susceptible. Sous le front déjà usé par les intempéries, ses yeux clairs soutinrent mon inspection.
— Descends te faire servir un verre de vin chaud…
— Je n’ai pas froid, capitaine.
— … Puis tu remonteras coller ton oreille aux espars. Restes-y tant que tu le pourras avant de te faire remplacer. Tu es le premier qui l’a entendue, je veux savoir si ça empire. Tu sauras le faire ?
Un peu surpris sans doute par sa nouvelle responsabilité, il acquiesça en silence.
— File, maintenant.
Le temps d’enfiler son bonnet et il disparut vers l’entrepont. Une nouvelle bourrasque me gifla la joue gauche en mugissant. L’horizon se rétrécit brusquement. La tempête serait bientôt là. Tant mieux. Elle rabattrait mes proies vers les côtes et les voies les plus sûres. À nous de les trouver avant qu’elles ne s’échappassent.
Après avoir fait le point et donné mes ordres au pilote, je restai dans ma cabine jusqu’en début de soirée, à lire et relire mes cartes et les indications de Francisco Molina. Le trafiquant n’avait pas obtenu la date exacte du départ du convoi à destination du vieux continent, mais il m’avait assuré qu’il n’atteindrait pas San Juan avant la mi-juillet. Ce port était sans doute le plus fortifié de toutes les Caraïbes. À la fin du siècle dernier, le grand Francis Drake lui-même n’avait réussi à le prendre. L’escadre, aux cales remplies des secrètes et précieuses maravillas, y ferait forcément escale avant la grande traversée de retour à travers l’Atlantique. Un choix aussi intrigant que révélateur, cependant : éviter les voies plus fréquentées des côtes de Floride, qui lui auraient permis de filer ensuite plein est vers l’Europe, c’était éviter aussi les nombreuses maraudes de flibustiers aux aguets, mais c’était surtout se couper de tout soutien en cas d’abordage ou d’incident. Rares étaient les navires à emprunter cette route difficile et capricieuse. Je ne doutais pas que la nature de sa cargaison avait convaincu l’audacieux capitaine de s’y risquer. Je ne doutais pas non plus qu’une escorte conséquente l’accompagnerait dans cette entreprise. La Casa de Contratación, l’impitoyable administration à laquelle incombaient la régulation et le contrôle de tout le trafic maritime espagnol entre le Nouveau Monde et l’Europe, avait établi des règles aussi prudentes qu’impérieuses pour mettre un frein à la capture de ses navires commerciaux. Ceux-ci avaient ordre de ne voyager qu’en escadres sécurisées. Un armateur pris en flagrant délit de désobéissance aurait aussitôt été arrêté, sa cargaison et son navire confisqués, avant d’être probablement renvoyé en Espagne pour un jugement féroce. Non, avec un si précieux trésor dans ses cales, je ne doutais pas qu’un commandant de confiance avait été désigné, qui ne prendrait aucun risque pour garantir la sauvegarde de son chargement comme de sa tête. Avec mes cartes sous les yeux, et la tempête qui enflait depuis quatre jours, si je comprenais bien mon bonhomme, il choisirait de louvoyer depuis La Havane le long des côtes nord de Cuba et d’Hispaniola, dans l’espoir de gagner discrètement la forteresse de San Juan sur l’île de Puerto Rico. Là, il aurait le choix entre se joindre à d’autres navires en partance, ou bien reprendre la route sans se faire remarquer. Dans les deux cas, il me fallait le trouver et l’engager avant son arrivée à ce port. J’étais certain d’avoir fait le bon choix en restant lanterner au nord d’Hispaniola. Si le Chronos tenait bon – et j’avais toute confiance dans mon solide brigantin –, nous ne tarderions pas à apercevoir enfin les voiles tant attendues.
De l’autre côté de la cloison, j’entendais murmurer mes matelots, du ton feutré des imbéciles inquiets. Des heures qu’ils m’entendaient rouler et dérouler mes cartes, feuilleter mes carnets et consulter mes livres. Les équipages n’aimaient pas le papier. C’était trop souvent couvert de choses qu’ils ne comprenaient pas ou de subtilités qu’ils comprenaient trop tard. Le bois, le cuir, le fer et la bonne toile : autant de matières honnêtes qui avaient leur confiance. Voilà pourquoi je m’isolais quand il me fallait lire. Voilà pourquoi ils s’en inquiétaient tant.
On frappa contre mon rempart. Deux coups précis et respectueux. Je vidai mon verre de tafia et me raclai la gorge :
— Entrez.
La Crevette se glissa dans le passage étroit aménagé dans la cloison :
— Le bosco veut que j’vous dise que la misaine va bien, capitaine. Elle tiendra.
Son visage, grêlé par les durs impacts des grosses gouttes du large, lui conférait un air de vérolé rougeaud.
— C’est bien, va dormir, mon gars.
Je vis son regard se perdre un instant vers ma table et mes documents précieux. Nul doute que les autres le cuisineraient dès qu’il s’en retournerait hors de mon refuge. Je poussai le livre et les bouteilles qui recouvraient la mer des Antilles, tournai la carte pour qu’il puisse mieux la lire.
— Cela t’intéresse ?
Coup d’œil rapide vers ses compagnons au-delà de mon mur, occupés à dormir, à jouer aux dés ou à repriser des fonds de culotte. Le mousse dut estimer qu’il ne trahirait rien ni personne en s’approchant, car il vint se pencher juste au-dessus de l’océan peint. Du doigt, je lui montrai notre position et notre point de départ. Lui n’eut d’yeux que pour la finesse des encres et l’élégance des mots qu’il ne pouvait comprendre :
— Ce que c’est précis ! On dirait du point de dentelle de Venise.
— Aussi précis qu’un singe barbouilleur, ricanai-je. Si je n’avais pas mes propres relevés à ajouter à ces cartes trop vieilles, nous serions allés par le fond depuis plusieurs années.
— Tout de même, c’est de l’ouvrage.
Il essuya son nez qui perlait d’eau sale avant de goutter sur ces fragments de monde en miniature, reprit ses observations, crut même reconnaître quelques symboles :
— Il y a même marqué là où sont les marsouins et les grandes caravelles. C’est fort !
— Et si tu savais lire, dis-je en me resservant un verre, tu pourrais nous y guider.
Reculade instinctive et redressement méfiant. Voilà, le vilain mot était lâché. L’instruction, le poison des gens simples, qui leur rongeait la cervelle quand il était mal versé. Encore jeune mais déjà bouché à la cire de sa condition, entravé par les chaînes de sa naissance. Inutile d’insister pour le moment. Je soupirai en souriant :
— Nous en reparlerons une autre fois. Va dormir, maintenant.
— Oui, capitaine.
À cet instant, la petite cavalcade de deux pieds nus se fit entendre dans l’entrepont. Dépassant rapidement jeux de dés et hamacs, elle laissa apparaître la figure féroce du Cierge par-dessus celle du mousse :
— Capitaine, dit mon bosco, je crois qu’on le tient.
Je me levai d’un bond de mon siège et boutonnai ma vareuse :
— Où ?
— Il vient loin devant nous par bâbord.
— Il retourne à la côte ?
— Difficile à dire, il est presque bout au vent dans la tempête.
Je frappai l’épaule du Cierge en le poussant vers l’escalier :
— Si la chance est avec nous, il s’y sera perdu.
Je gagnai aussitôt le pont. L’eau y fouettait les hommes et les voiles au rythme du vent. Le grain avait forci avec la venue du soir. Le second, qui m’avait suivi, m’emmena vers la proue en haussant la voix pour se faire entendre sous les bourrasques :
— Il ne nous a sans doute pas vus.
Du doigt, il m’indiqua une direction par bâbord. Je dépliai ma longue-vue pour repérer notre gibier, au-dessus des draps chiffonnés de l’océan. Effectivement, il était bien là : une silhouette lointaine, large et ventrue, peut-être celle d’un galion, en tout cas celle d’un trois-mâts épais malmené par l’orage. Ni pavillon ni drapeau visible. Je montrai les dents de satisfaction :
— Ce cochon-là a le cul trop lourd pour supporter les vents. Il va chercher à gagner les côtes pour éviter les courants.
Je parcourus encore ses flancs et abords pour vérifier qu’il était bien seul. Difficile à dire, dans la tourmente naissante. Une escorte aurait pu se cacher derrière les murailles de pluie sans être visible. Pour autant, il ferait bientôt nuit et le navire risquerait alors de nous échapper. Je devais prendre une décision. Je me penchai vers le Cierge pour bien me faire entendre :
— Je prends la barre, nous allons le chasser de loin. Faites amener de la toile pour ne pas tomber sur lui trop vite. Que tout le monde aille dormir, à l’exception des gabiers de quart. On le cueillera au petit matin.
— Bien capitaine !
Après un dernier coup d’œil pour essayer de mieux évaluer la distance qui séparait nos deux bâtiments, je rejoignis le barreur pour prendre sa place. Dès que je serrai mes doigts sur le bois usé, je sentis la tempête me tirer les bras. Le Chronos dansait sous les vents changeants. Pourvu que la misaine tienne bon !
Le Cierge vint me rejoindre après avoir aboyé ses derniers ordres. Je ne voyais déjà plus notre proie mais tenais fermement la barre dans sa direction. La poursuite allait être épuisante. J’espérais surtout ne pas l’approcher de trop près avant le matin : la plus stupide des vigies ne pourrait manquer d’entendre claquer nos voiles dans la nuit noire. Cependant, nous aurions besoin de l’aube pour assurer l’abordage. Dans les prochaines heures, les caprices de la tempête allaient donner le ton. Le Cierge en était aussi excité que moi :
— Qu’est-ce qu’elle cache dans son gros ventre, notre tirelire ?
— La gloire et la fortune dans un tube argenté, bosco ! À condition que ce soit bien notre goret qui se débatte là-bas, quelque part devant nous.
— C’est lui, capitaine, je le sens.
Je souris. Une nouvelle rafale nous cingla les joues et le front. Je m’agrippai à la barre. D’un seul regard, le Cierge recensa rapidement les gabiers suspendus aux haubans, s’assura que ses instructions avaient été suivies.
— Descends te reposer aussi, lui criai-je. Passe seulement dans ma cabine, avant, pour ranger au coffre mes cartes et mes notes. Et fais-moi monter du tafia. Juste assez pour tenir sans béquille.
Je restais seul à la poupe.
Le ballet commença.
Le Chronos tanguait, penché dans les vagues aiguës. Je doutais de parvenir à maintenir un cap bien longtemps, mais je m’accrochais à l’idée de suivre le trois-mâts. Perdus dans la tourmente, nos deux navires dansaient une gigue aveugle ordonnée par les vents. Immobile dans la nuit sifflante, je voulais croire à cette opportunité et à notre bonne fortune. Quand cesserait la musique, nous verrions bien qui avait le mieux sautillé. Là-haut dans la mâture, les gabiers achevèrent soudain d’accomplir leur précieux ouvrage : je pus sentir entre mes mains et dans mon ventre la libération du brigantin, qui rebondit soudain plus légèrement sur les flots. Puis, dans le mugissement de l’orage, je n’entendis plus que les craquements humides des haubans et des voiles soulagées. J’aurais payé cher, à cet instant, pour apercevoir brièvement notre proie entre deux rideaux de pluie. « Bout au vent », avait dit le Cierge. Au fil des lampées de tafia et des heures qui passaient, j’échafaudai des courses et des trajectoires parfaites, manœuvres et lignes toujours favorables qui me tenaient compagnie. Sous mon crâne détrempé se tissaient les cartes imaginaires de nos chemins croisés. Je pensais au pilote adverse arc-bouté sur le pont, raidi par la crainte et le froid, je pensais à ses cartes chimériques à lui, à nos entrailles communes pleines de merde et de trouille, à nos envies antagonistes de voir le jour se lever bientôt. Sans le réaliser, je m’endormais, le long d’un lent tunnel glacé qui nous poussait tous deux vers le soleil. Entre mes doigts gourds, le Chronos maintenait fièrement sa course et je lui marmonnais des paroles d’encouragement. Puis une main chaude se posa sur mon poignet gauche et on m’appela par mon nom :
— Henri…
Je rouvris les yeux en grand. La nuit et la tempête étaient encore là et le Cierge me fixait avec inquiétude :
— Il est tard.
Mes paumes étaient collées à la barre gluante de sel, de pluie et de sueur. J’avais fini mon tafia.
— Il faut dormir, capitaine. Nous aurons besoin de vous avant le soleil.
— Quand ?
— Dans trois heures. Il faut dormir.
Une autre main, plus impérieuse, sur mon épaule. Je tournai la tête : la Grande Mayenne m’entraînait déjà de force vers ma couchette. Je résistai mollement :
— Bosco, fais mettre le Chronos à la cape. Nous les prendrons au matin comme une fleur.
— À la cape, répéta le Cierge. Entendu, capitaine.
Je n’entendis ni ses aboiements ni les halètements rauques des matelots de quart, quand leurs pieds nus cramponnèrent les haubans ruisselants. Je n’étais déjà plus là, rêvant avant même d’être déposé sur ma couche, comme un enfant trop plein de rêves.
Bonne nuit.
Je fus réveillé en sursaut par un coup frappé contre ma cloison. Il faisait noir. Quelqu’un avait pris ou éteint ma lampe de lecture. Des murmures contrariés bruissaient dans l’obscurité de l’entrepont. Je me relevai lentement en toussant. Il faisait froid. J’avais dormi sans couverture. Une voix familière résonna près de moi :
— Capitaine, c’est l’aube, il faut venir.
On approcha une lanterne au verre sali. J’inspirai profondément pour éclaircir mon esprit, puis titubai vers l’échelle de coupée et le pont supérieur encore mouillé. Les voiles avaient repris le vent. L’air frais mordait les poumons. Oui, le jour serait bientôt là. Je retrouvai mon bosco accroché à la barre, entouré de quelques matelots alarmés. Les premières flammes bleues de l’aurore allumaient l’horizon. Il ne pleuvait plus.
Au premier regard, je vis la tempête qui craquait toujours, vers l’ouest, mais qui nous avait momentanément relâchés. Au deuxième regard, je vis notre gibier qui dodelinait dans les vagues par tribord, passablement malmené mais encore plein d’allant. Il était loin mais bien visible, grande coquille dodue, aux mâts tendus de toile fatiguée. Nous avions manœuvré à la perfection, j’avais manœuvré à la perfection, et les chimères de la nuit avaient pris corps à notre avantage. Au troisième regard…
Au troisième regard, j’aperçu la ligne menaçante du fin vaisseau de chasse qui tenait son cap par bâbord et nous toisait en riant.
— Navire de course, commenta gravement le Cierge.
— Une puterie d’Espagnol, cracha son voisin.
Un vilain sort avait profité de mon sommeil pour corrompre mes jolis rêves : le gibier avait appelé les loups.
— Ce démon doit avoir au moins cinquante canons, dit un autre matelot. Il gicle son foutre à cinq milles !
C’était très exagéré, mais le péril était pourtant réel. Le nouveau venu ne devait pas faire moins de cinq cents tonneaux, avait le vent pour lui et portait suffisamment de voile pour nous manœuvrer. Il devait nous avoir vus car il naviguait serré, prêt à fondre sur le Chronos si nous approchions davantage.
— Qu’est-ce qu’on fait, capitaine ?
Je frissonnais trop pour raisonner. Ma tête et ma vessie étaient pleines. Je marmonnai brièvement :
— Pour le moment, on continue sans dévier. Que tout le monde se prépare au combat.
Sursauts du petit auditoire rassemblé autour de moi, mais j’affrontai calmement leurs yeux inquiets :
— Juste une précaution. Je dois réfléchir.
— Capitaine, il vire vers nous !
Je tournai la tête vers la proue : pas de doute, le vaisseau de course venait de prendre le vent pour un demi-tour serré. Avec sa vitesse et sa voilure, il serait sur nous très vite si nous ne changions pas de cap. Leur capitaine avait décidé à ma place en passant à l’offensive. Au jugé, je calculai qu’il serait à portée de tir d’ici une toute petite demi-heure.
— Cap à l’ouest, criai-je. Branle-bas de combat !
— Aux drisses, mes cochons ! beugla le Cierge. Demi-tour !
La cloche retentit pour alerter l’équipage. Les ordres se répercutèrent de pont en pont et la bousculade des pieds nus nous laissa seuls, le Cierge et moi, entourés par la clameur de la manœuvre.
— Il risque d’être plus rapide, maugréa le bosco en tirant sur sa barbe.
— Alors nous l’inviterons à souper avec nous chez Neptune…
Le Cierge sourit méchamment. Emporter assez d’Espagnols avec lui pour lui servir de mignons en enfer n’était pas idée qui lui déplaise. Une chose cependant l’inquiétait presque plus que la poursuite qui s’était engagée.
— Quel cap, capitaine ? demanda-t-il poliment comme si je n’avais pas déjà donné cet ordre.
— Droit sur la tempête…
— On ne la traversera pas deux fois, surtout vent arrière. Le navire va se briser en deux.
— Pour l’instant, c’est notre seule chance de lui échapper… Christ mort ! Dire que nous les avions à notre portée !
Je frappai du poing sur le bastingage. La chance était contre nous, il n’y avait rien à faire : de loups, nous étions devenus garennes.
Deux heures plus tard, un soleil peureux brillait sur l’Atlantique et faisait fondre notre avance. Ses voiles tendues à craquer, le Chronos filait dans le grincement douloureux de sa misaine. Posté à la poupe, je ne cessai de guetter d’éventuels mouvements sur le pont de l’adversaire qui s’approchait par notre arrière. Nous avions touché les premiers gonflements de tempête depuis une poignée de minutes et le roulis gagnait en amplitude. Puisqu’il n’avait pas abandonné sa chasse, c’était que ce maudit Spaniard avait décidé de nous envoyer par le fond coûte que coûte. Au moins, tant que le Chronos maintiendrait son allure, notre poursuivant ne pourrait virer et faire feu sans sacrifier la sienne. Restait à lui échapper assez longtemps pour qu’il retournât jouer les bergers. La rage qui animait notre poursuivant m’étonnait au plus haut point. Nous avions sûrement affaire à un de ces traqueurs endurcis, un de ces orgueilleux chasseurs de pirates qui doublaient leurs gages à chaque preuve de victoire ramenée aux ports de Santiago ou de Santo Domingo. Nombre de trafiquants, piégés par ces rapaces, disparaissaient régulièrement sans jamais réapparaître. Le voilà, le saint mystère qui faisait se signer les marins depuis des mois pour toutes ces absences inexpliquées : seulement le courroux de la couronne d’Espagne, agacée que d’autres lui disputassent les eaux du monde.
Un cri tomba soudain de la hune comme une clameur désespérée :
— Voile à tribord ! Un autre en approche, capitaine !
Toutes les têtes se tournèrent en direction du malheur. Le pilote manqua d’en lâcher la barre.
— Garde le cap, ordonnai-je sèchement.
Je pointai la longue-vue vers le nouveau venu, ne pus retenir un juron en découvrant la silhouette profilée, basse sur l’eau, identique à celle de notre poursuivant et au moins aussi rapide. Il était encore loin, mais son projet était facile à deviner : il venait sur nous en profitant du puissant vent d’est pour couper notre ligne en aval. Une tenaille imparable. Christ mort ! Il fallait disposer des faveurs du diable en personne pour exécuter si précise manœuvre. Je refusais d’imaginer qu’une telle coordination fût possible entre deux navires tant éloignés. La guigne seule pouvait-elle avoir scellé notre destin ? La tempête qui grondait encore à l’ouest était notre dernière chance. Je me dressai pour haranguer les gabiers :
— Étarquez les voiles ! Tendez-moi tout ça jusqu’à rompre !
Hurlements en échos à mon ordre. Les hommes d’équipage savaient que leur carcasse était en sursis. Le barreur m’agrippa le bras en tremblant :
— Capitaine, la tempête vient sur nous.
Je lui tapai sur l’épaule, les nerfs à vif :
— Alors droit sur elle, mon gars !
Apercevant la Petite Mayenne occupé à calfeutrer un caillebotis, je lui ordonnai de vérifier avec la Crevette que tout était bien arrimé dans les cales. Puis je descendis moi-même m’assurer rapidement que les canonniers étaient bien à leur poste. Regroupés autour de leurs pièces de fonte, silencieux dans la chiche lumière des sabords, ils m’écoutèrent donner mes ordres à Vent-Calme, notre maître-canonnier :
— Je vais vous demander un effort redoutable. Pendant les prochaines heures, il va s’agir de tenir bon, d’être prêts à tirer votre première bordée au meilleur moment, sans faillir, parce que vous n’aurez pas l’occasion d’en tirer une seconde. Nous pouvons leur échapper, mais s’ils approchent trop, notre sort dépendra de votre unique salve. Visez bas, percez leur ventre pour les forcer à réparer. Vous allez être tentés de tirer trop tôt, ou trop haut, pour museler leur artillerie… N’en faites rien. Serrez les dents, mes gorets, écoutez le père Vent-Calme et crevez-leur les couilles !
Le maître-canonnier hocha la tête :
— Oui, capitaine.
Je savais qu’il saurait tenir ses hommes. C’était un vieux gaillard rouge et sec comme une bûche au feu, un formidable artilleur hollandais qui comptait parmi les plus anciens de l’équipage, au jugement et à la main sûrs. Vancaemelbecke, de son vrai nom, mais personne à bord ne l’avait jamais appelé ainsi. Désormais il était trop tard, ou trop tôt, pour le faire.
En remontant sur le pont, je croisai le Cierge qui continuait de beugler ses ordres sous la pluie revenue :
— Pute vierge, ils tiennent leur allure. Ils ne lâcheront rien !
Effectivement, les deux vaisseaux espagnols s’étaient encore rapprochés. Celui qui tentait de nous intercepter par tribord fendait les flots gris sans faiblir. Je criai pour couvrir le fracas des vagues et du vent :
— S’il faut en arriver là, nous forcerons l’abordage. Avec ce tangage, il n’arrivera pas à ajuster ses bordées. Que les hommes de pont se tiennent prêts à tailler dans le tas !
— S’ils se battent aussi bien qu’ils manœuvrent, ils vont nous larder la couenne !
Puis, soudain, le soleil disparut. Le monde devint noir et la pluie se fit tranchante, quand l’ouragan nous frappa à l’aveuglette. Quelqu’un hurla dans les haubans :
— Devant !
Devant, oui… Le cri de la vigie précéda de peu l’intuition mortelle qui venait de saisir chacun des hommes à bord. Ensemble, ils tournèrent la tête vers la proue. Ensemble, ils hurlèrent d’effroi, et je hurlai avec eux ! Quelque chose s’était dressé soudain au-dessus des vagues, au-dessus des voiles et au-dessus du monde. Un dieu marin tapi au cœur de la tourmente, agacé par nos petites querelles égratignant son échine. Deux éclairs déchirèrent le ciel, illuminant pendant un bref instant une forme obscure, et gigantesque, qui s’avançait vers le Chronos.
— Iceberg ! hurla le Cierge par réflexe, et chacun de s’agripper à l’élément d’accastillage le plus proche.
Sans réfléchir au risque d’être emporté par le choc, je courus jusqu’au pilote pour prendre la barre et virer sec. Ce n’était pas un iceberg. La chose bougeait. Une odeur lourde de métal enveloppa notre navire quand la masse titanesque nous frôla.
— Sang du Christ ! jura le pilote épouvanté, qu’est-ce que c’est ?
Je n’en avais aucune idée, mais cela ne ressemblait à rien de connu. On aurait dit qu’une montagne de fer, lisse et froide, s’était arrachée aux sommets du Pérou, ou de l’Hadès, pour traverser furieusement l’Atlantique. Tout notre navire trembla et craqua quand la paroi de la chose toucha la vergue du grand mât. Dans un grincement atroce de bois tordu et de toile déchirée, le Chronos pris de folie racla sur plusieurs mètres l’épouvantable apparition avant que le choc en retour ne l’envoyât ballotter dans les vagues, affreusement blessé. Quelque part dans ces nouvelles ténèbres, j’entendis craquer la ligne de feu d’une bordée espagnole, aussitôt suivie par une explosion sourde mal filtrée par les rideaux de pluie. À peine encaissé le choc de la collision, le Cierge beugla ses premières dispositions d’urgence. Mortifié, je ne pus m’empêcher de regarder le Léviathan poursuivre sa route, incapable de comprendre s’il venait de nous sauver ou de nous condamner. Un son strident retentit depuis son sommet, suivi par une détonation rauque. Seconde explosion. Tandis que l’obscurité l’avalait, de nouveau j’eus le temps, à la faveur d’un autre éclair, d’apercevoir les lignes de ce qui ressemblait au croisement entre l’enclume d’un géant et un navire aux proportions démesurées. Le pilote qui était resté près se moi se signa :
— Le bateau fantôme… Nous sommes maudits !
— Tais-toi, balbutiai-je décontenancé.
— Sang du Christ, il nous a touchés, capitaine, vous l’avez heurté ! Il reviendra nous chercher !
— Tais-toi !
Sur le pont, haches à la main, les marins se débattaient entre la terreur passée et celle à venir. Le Chronos avait perdu sa grand-voile et plusieurs hommes. Plus grave : il avait perdu de sa vitesse.
— Regardez, insista le pilote hystérique, il a avalé le Spaniard !
Un frisson d’horreur me raidit la nuque. Il avait raison : là où aurait dû se trouver le vaisseau qui nous harcelait au plus près, il n’y avait plus rien. Rien d’autre que des débris épars sur la mer agitée. C’était impossible… Et pourtant, cela venait de se passer sous mes yeux. Soudain, tous les vieux contes de marins, les grotesques légendes de monstres et de naufrages polluèrent mon esprit. J’entendis des voix appeler au secours dans l’eau sombre.
— Il faut secourir ces malheureux, murmurai-je.
— Il faut partir avant qu’il ne revienne, capitaine !
Je n’écoutais rien. La vision infernale avait envahi mes pensées et me dominait.
— Même s’ils devaient tous être espagnols, grondai-je, ces marins méritent d’être sauvés jusqu’au dernier pour avoir survécu à cette… chose !
De toute façon, privé de grand-voile et avec sa misaine chancelante, notre navire n’irait pas très loin… Comme pour me le confirmer, le Cierge vint vers moi, les yeux exorbités par l’ampleur de la catastrophe. J’allais lui ordonner de mettre une chaloupe à la mer quand il me saisit le bras pour me forcer à me retourner vers l’arrière :
— Seigneur ! Henri, regarde ça…
J’obéis pour assister au spectacle le plus cruel qu’il fût possible d’imaginer : une ligne de salve rouge et blanche déchirait l’ombre noire de la tempête. Trop paniqué ou trop téméraire, le second chasseur espagnol qui avait espéré couper notre course venait à son tour d’ouvrir le feu sur l’apparition. Moins de cinq secondes plus tard, une nouvelle détonation rauque couvrit le grondement de la tourmente. La foudre tomba sur le navire, qui explosa comme un baril de poudre. Je jure que tous ceux qui assistèrent à l’événement demeurèrent figés, abasourdis par la violence du châtiment. C’était Goliath écrasant David sous sa sandale. Les mystères des abysses punissant les incrédules. J’en pleurai d’impuissance.
— Bosco…
— Capitaine ?
— Il faut repêcher les rescapés.
— …
Je tournai vers mon second un visage ruisselant de larmes :
— Personne ne mérite de mourir noyé s’il a survécu à ça.
Le Cierge comprit. Par un miracle vomi par l’enfer, nous venions d’échapper à nos poursuivants. Déjà, aussi rapidement qu’elle était apparue, la tempête s’effilochait vers l’est. Ce matin, Neptune avait favorisé les brigands.
— À vos ordres capitaine, obéit le rude marin.
Ce n’est que lorsque la chaloupe revint vers le Chronos, avec trois naufragés vivants à son bord, et qu’un troisième navire de chasse espagnol apparut, filant droit sur nous depuis l’horizon, que je me souvins en ricanant que les miracles n’existaient pas, et que les dieux obscurs adoraient reprendre ce qu’ils venaient d’accorder.