I believe in justice
I believe in vengeance
I believe in getting the bastard
(New Model Army – Vengeance)
XXII. Archipel inexploré de la Baja Mar
(CIRCA 1651)
La tanière flottante de Dernier-Espoir puait la dysenterie, l’huile rance et la bouse. Ancré à moins de deux milles de l’île d’Eleuthera, ce n’était qu’un invraisemblable amas branlant, fait de cahutes mal arrimées à des carcasses et des barques reliées entre elles par un enchevêtrement de haubans, câbles et passerelles. Répartis sur toute cette structure, quelques vaches et moutons faméliques broutaient les lichens prudemment collectés sur la côte voisine par les habitants quand le temps le permettait. Les survivants, les chanceux et les plus volontaires, ceux qui avaient rejoint notre havre par leurs propres moyens, s’arrangeaient d’ordinaire pour se confectionner un semblant de masure personnelle, arrimée sur leur embarcation, à partir des débris glanés après chaque tempête. Pour les réfugiés les plus démunis, j’avais fait aménager cantines et dortoirs dans les cales des épaves les plus solides. En comparaison, le bourg crasseux de Port-Margot faisait office de cité princière et, s’il avait eu la chance d’y arriver vivant, aucun résident de Dernier-Espoir n’aurait hésité à tenter la traversée sur le moins manœuvrable des youyous percés, avec le rêve d’échapper à ce bouge vicié.
Malheureusement, Port-Margot n’existait plus. Pas plus que la Tortue, la Martinique ou Saint-Christophe. Et s’il subsistait quelque part, à portée de voyage, une cité qui n’avait pas encore été dévastée, seul un fou y aurait posé un pied, au risque d’être avalé par une de ces poches de temps corrompu qui ravageaient régulièrement les rivages. La loi était la même pour tous : hors de la mer, point de salut. Depuis ce misérable îlot artificiel qui constituait désormais notre foyer, nous surveillions sans cesse les fluctuations visibles sur les côtes d’Eleuthera. Quand ce n’était pas moi qui me chargeais des relevés, c’était mon bosco, ou bien un autre capitaine rallié à notre cause. En presque une année, nous avions scrupuleusement noté la puissance et la fréquence des tempêtes, leurs effets comme leurs déplacements. De cette somme d’informations, rien n’avait jailli de très profitable, si ce n’était l’irrégularité des phénomènes. Un mois pouvait filer sans le moindre incident. Puis les côtes subissaient coup sur coup plusieurs perturbations majeures qui apportaient leur lot de terreur et de débris plus ou moins exploitables. Nous étions assiégés, non pas par les derniers Spaniards capables de nous chercher querelle, mais par le temps lui-même, fluctuant et meurtrier. Je crois d’ailleurs que, sans le soutien des Targui qui avaient réchappé à la destruction de Basse-Terre et dont les burbujas flottaient au-dessus de nos têtes, notre sinistre refuge n’aurait pas si bien résisté à ces ouragans.
Nous en étions tous désormais convaincus : l’apocalypse était à portée de longue-vue. Pourtant, je caressais encore l’idée de faire payer ceux qui s’étaient acharnés à causer notre perte.
Depuis plusieurs mois, et à chaque sortie du Déchronologue en direction des Caraïbes – avec l’espoir régulièrement déçu de faire bonne prise –, j’espérais secrètement croiser notre ennemi, celui qui avait envoyé tant de nos alliés par le fond, et s’acharnait encore à nous traquer. Je savais par les quelques navires qui parvenaient jusqu’à notre repaire perdu au milieu de l’archipel de la Baja Mar que ce dernier n’avait de cesse de localiser chaque port flottant construit sur le modèle de Dernier-Espoir. Mais nous étions bien cachés, à l’écart des Caraïbes, blottis au cœur d’un archipel mal exploré, très à l’écart des anciennes routes maritimes. Le prix de cet isolement, bien entendu, était de ne disposer d’aucune source d’approvisionnement aisément accessible. Mais je savais que nous n’avions aucune chance de survivre à un affrontement direct. Mieux valait nous faire discrets et manger chichement.
Pourtant, il m’en coûtait chaque jour davantage de constater à la fois la fragilité grandissante et la lente désagrégation du peu que nous avions préservé. Pour tout dire, je détestais autant me sentir dans la peau d’un lièvre que j’enrageais de ne pas entrevoir d’échappatoire. J’avais inlassablement interrogé Simon et les siens, réclamé les avis toujours plus sibyllins du Baptiste, quémandé les conseils de mon intransigeante Sévère… Mort de moi, j’avais même décidé de me sevrer de la bouteille et des liqueurs, en limitant ma consommation de tafia à un seul litre d’un crépuscule à l’autre !
Mais rien n’y faisait : à chaque saison qui passait, la vie à Dernier-Espoir se faisait plus rude. La chaleur et la promiscuité mettaient à vif notre petite communauté. Au retour de notre dernière mission lointaine, j’avais ordonné à mon équipage de rester autant que possible à bord du Déchronologue pour éviter tout drame avec les réfugiés. Le problème du manque de femmes, en particulier, était devenu si crucial et avait tant menacé de causer les pires troubles, que j’avais dû me résoudre, la saison précédente, à organiser une invraisemblable expédition jusqu’à Santiago de La Vega, pour en secourir les derniers habitants à la demande de mon fidèle ami Francisco Molina. En échange de l’accueil de ces familles à Dernier-Espoir, le marchand m’avait offert un honnête contingent de catins qui ne lui rapportaient plus assez, elles-mêmes rescapées de longue date de la destruction de Carthagène. Ces dames avaient désormais leur barcasse privée, où elles recevaient aimablement leurs clients pour la satisfaction du plus grand nombre. Et quand elles n’œuvraient pas au bon moral des hommes, les plus volontaires d’entre elles participaient aux cueillettes sur la côte ou s’initiaient aux subtilités des parlers étrangers pour négocier plus que le prix de leurs prestations.
À Dernier-Espoir, les drapeaux et les nations n’avaient plus de sens, les langues des adversaires de naguère se mêlaient et fusionnaient autour des bassins d’eau douce en un galimatias qui n’aurait pas déplu au grand Fèfè de Dieppe, et je crois bien que je m’agaçais d’autant plus de cette fraternité naissante qu’elle avait nécessité l’imminence de notre perte pour s’épanouir.
Dans cette effervescence inquiète, mes marottes avaient retrouvé tout leur sens. Fièvres et risques d’épidémie étaient tenus à distance grâce aux réserves de quinquina ; et sans nos dernières conserva, plus d’une menace de disette aurait été fatale pour les quelques enfants et barbons réfugiés parmi nous. Pendant plus d’un an, du soir au matin, et du matin au soir, j’organisais, déléguais, administrais et régentais les détails de notre survie. Au risque de me métamorphoser, à mon corps défendant, en la pire incarnation de gouverneur d’un cloaque sans dignité jamais poussé sous le soleil tropical. Je peux avouer aujourd’hui que, plus d’une fois, je fus fortement tenté d’abandonner. Et ce fut encore Sévère qui me soutint, avec sa réserve habituelle, quand je manquais de lever l’ancre sans retour.
— Henri, me dit-elle au lendemain d’une de mes ivresses plus appuyée que d’ordinaire, considérez chaque foyer flottant, chaque passerelle et chaque coque amarrée ici comme le prolongement de votre frégate.
— Mais tous ces gens ne sont pas de mon équipage, objectai-je.
— Vous n’en êtes pas moins leur capitaine, sourit-elle.
C’était peut-être un artifice, et seulement une vue de l’esprit, mais c’est ainsi que j’acceptai la tâche qui m’incombait, et que je maintins le cap de nos galetas en sursis en attendant de trouver une meilleure solution. Car le temps jouait contre nous et nous ne saurions échapper éternellement à l’ennemi.
J’avais pourtant gardé un atout de choix dans mon jeu, en la personne de mon nouveau conseiller militaire. L’idée de sa nomination m’était venue un soir d’ivrognerie que j’arpentais les passerelles de Dernier-Espoir pour en vérifier l’équilibre – et le mien. Perché au-dessus des flots sombres, je pouvais entendre la rumeur diffuse de notre congrégation. Oh, elle n’était guère différente de celle de toute autre fraternité luttant pour ne pas sombrer : un mélange de cris, de toux, de vifs éclats de voix et de conversations fatiguées, saupoudré de bêlements et de meuglements du maigre bétail somnolant au crépuscule. Mais ce fut l’accent dominant de cette rumeur, plus que son contenu, qui me frappa… Je venais de réaliser qu’une majorité des résidents parlait espagnol ! Peste blanche, à force de secourir et recueillir tous ceux qui manquaient de tout, nous étions devenus majoritairement hidalgos !
Stupéfait par cette découverte, j’avais éclaté de rire sous les étoiles naissantes, tandis que m’était venue une autre révélation : pour fédérer cette mosaïque à bout de patience et d’illusions, nous avions besoin d’une figure qui trouvât l’approbation de la majorité et le respect de tous. Je pourrais ainsi me défaire de mon costume de gouverneur officieux qui m’empesait la caboche, et consacrer le temps qu’il me restait à ce qui m’inspirait vraiment : la perte de l’ennemi. Dès le lendemain, j’annonçais donc – et sans avoir averti quiconque, pas même le principal intéressé – la désignation à la nouvelle charge de responsable de la défense de Dernier-Espoir, et de conseiller militaire du capitaine Villon, de celui qui me semblait doublement né pour cette charge : le commodore Alejandro Mendoza de Acosta !
Cette nomination, qui peut paraître aussi audacieuse que déplacée, ne saurait être comprise sans en révéler davantage sur la personne du commodore. J’espère qu’il me pardonnera les quelques révélations que je m’apprête à faire maintenant, mais elles apporteront, je l’espère, l’éclairage nécessaire à la juste compréhension de la situation. Et puis, son histoire fut si tragique, si emblématique des bouleversements qui n’en finissaient plus de ronger le monde, que je me devais de la rapporter ici pour la postérité.
Depuis que Mendoza appartenait à mon équipage – c’est-à-dire à peine quelques mois avant la fondation de Dernier-Espoir au large d’Eleuthera –, le récit de sa tragédie avait fait le tour des cambuses, et provoqué frissons d’horreur et de stupéfaction parmi ceux qui l’avait entendu. Il y avait, dans son destin, quelque chose qui forçait les rancunes les plus tenaces. Ce cruel traqueur de pirates, authentique chien de chasse de la couronne d’Espagne que rien n’animait autant que la piste fraîche d’un navire flibustier à couler, était tombé si bas et avait traversé tant d’épreuves que sa légende côtoyait désormais celle des damnés éternels des légendes antiques. D’ailleurs, il suffisait de le voir, errant et balbutiant à travers Dernier-Espoir, pour croire aussitôt ce qui se racontait à son sujet. Mieux : quand il faisait trop chaud au large d’Eleuthera pour supporter le moindre vêtement sur le dos, chacun pouvait constater de visu l’authenticité de sa malédiction en apercevant l’effroyable portrait grimaçant qui semblait incrusté ou tatoué sur la peau de son torse.
C’était arrivé durant les années de débâcle des Spaniards, quand les tempêtes de temps constituaient encore des phénomènes inconnus que nul ne savait déceler avant leur venue. À l’orée de l’été, la Centinela de Mendoza avait fait relâche à Maracaibo pour avitailler et s’entretenir des dernières nouvelles en provenance de l’empire. C’était là que l’attendait un pli cacheté rédigé de la main de Don Garcia Sarmiento de Sotomayor, vice-roi de Nouvelle-Espagne retranché à Mexico. Dans le précieux document, il lui était ordonné de faire voile au plus vite pour Cadix, puis de rejoindre Madrid, afin de rapporter à la cour la situation alarmante qui frappait les colonies du Nouveau Monde.
C’était, en vérité, une mission suicidaire, qui n’était sans doute pas sans lien avec la disgrâce que connaissait le commodore depuis sa défaite contre les Anglais de Providence. Son sens du devoir lui ordonnait cependant de prendre les dispositions nécessaires pour ce long voyage qui devait le ramener sur la terre de ses pères.
Maracaibo était bien distante des voies maritimes vers l’Europe. La Centinela peina à d’abord gagner Hispaniola en affrontant les vents contraires, fréquents à cette période de l’année. Puis elle peina tout autant à remonter la côte de l’Amérique jusqu’à y toucher les puissants vents d’ouest seuls capables de lancer la frégate jusqu’à l’Espagne, en un grand saut d’une rive à l’autre de l’Atlantique. Mais durant ce périple, déjà suffisamment risqué en solitaire dans des conditions favorables, rien ne se passa comme supposé.
Personne ne sait vraiment les détails de ce qu’ils endurèrent. Quelques survivants de son équipage, retrouvés de port en port, ont raconté à peu près la même chose, à savoir qu’il avait été impossible à leur vaisseau exténué d’accoster sur le moindre rivage : des ouragans perpétuels, si épouvantables que leur fureur faisait s’éparpiller jusqu’aux astres dans le ciel, les avaient poussés sur des mers inconnues et jusque sous des configurations célestes si changeantes qu’ils ne purent les reconnaître. Ils dérivèrent ainsi durant des semaines, des mois peut-être, ballottés en tous sens, le corps et l’âme usés jusqu’à trame, piégés dans l’enfer des flux de temps indécis. Heureusement pour eux, ils ne croisèrent aucun bâtiment ou convoi soudainement jailli d’une époque lointaine, et ils n’eurent à éviter aucune collision avec un hypothétique ennemi aussi désemparé qu’eux dans la tourmente. À plusieurs reprises, les vents les portèrent en vue de côtes étincelantes aux éclats vermillon qui n’étaient rien d’autre que les brasiers des grandes capitales détruites. C’est ainsi que le commodore découvrit que toutes les folles rumeurs qui couraient dans les Caraïbes étaient fondées : si l’ancien monde ne répondait plus, c’est qu’il était trop occupé à agoniser. De la bouche même de Mendoza, le désastre était à peine concevable tant il heurtait le regard : c’était comme si toute terre ferme était entrée en révulsion contre elle-même, se brisant et se repliant à la manière d’une vulgaire pâte à pétrir. Des montagnes se dressaient et s’effondraient, des socles titanesques dérivaient et s’entrechoquaient jusqu’à constituer l’échine mouvante de l’Armageddon. Bien entendu, nul navire ne pouvait survivre à pareille épreuve, s’il s’en approchait assez pour y être soumis. Presque par miracle, Mendoza parvint à faire demi-tour pour tenter de rallier les Caraïbes. À bord de la Centinela, l’équipage en était déjà réduit à faire bouillir de l’eau de mer et laper sa vapeur refroidie pour ne pas mourir de soif. Mais le pire était encore à venir.
Alors que la frégate à bout de force avait retrouvé ce qu’il restait des îles Canaries – incontournable borne pour celui qui voulait gagner les Caraïbes depuis le nord de l’Afrique – et s’apprêtait à retraverser l’Atlantique, une autre tempête plus violente que les précédentes l’envoya jouer au bouchon sur des vagues autrement plus redoutables que tout ce qu’elle avait enduré jusque-là. C’est dans cette tourmente, par le truchement de forces et de principes que seul un Targui – ou bien le Baptiste mon maître-artilleur – saurait comprendre, que la Centinela se croisa elle-même, quelque part au cœur des temps contradictoires mugissants. Cela ne dura qu’une poignée de secondes, peut-être même moins, durant lesquelles chaque homme à bord fut dédoublé et fractionné, jusqu’à se retrouver face à lui-même. Face à une infinité de lui-même. C’est aussi ce que ressentit le commodore Mendoza, avec une touche supplémentaire d’horreur dans son cas, cependant : durant cette fraction d’éternité qui leur avait fait croiser leurs décalques, à l’instant oscillant entre la séparation et la disparition du phénomène, il fusionna réellement avec son double. Il se sentit se glisser dans l’enveloppe de son propre corps comme on enfile une culotte serrée, il sentit ses poumons respirer l’air de son alter ego et ses yeux regarder par les yeux de l’autre. Pour la durée d’une infime poussière de temps conjugués, il fut eux, et leurs souvenirs, et leurs pensées, et leur corps. Pendant ce bref instant suspendu, ils hurlèrent de terreur commune. Puis la sensation se volatilisa et les décalques se dissipèrent sans plus aucune matérialité. En quelque sorte, ils avaient évité de justesse la collision temporelle et avaient survécu. Mais pour Mendoza, il était resté une atroce sensation de déchirement, en même temps que la trace du visage de son autre lui-même hurlant de terreur, apparue sur son corps à l’instant de la séparation.
Leur navire parvint à s’arracher à la tempête et acheva tant bien que mal sa route vers l’ouest et des eaux plus clémentes. Avant l’hiver, les survivants étaient de retour aux Caraïbes. Mais leur capitaine était devenu totalement fou, tant irresponsable qu’il avait été nécessaire de le mettre aux fers pour la paix de tous. Au point d’être débarqué sur la première plage accueillante par ses marins mutinés. L’esprit brisé par l’expérience, Mendoza avait semble-t-il erré longtemps, jusqu’à enfin atteindre les ruines de Santa Marta où je l’avais retrouvé.
Depuis, il avait peu à peu retrouvé la paix de l’esprit, grâce aux efforts du Baptiste et de Sévère. Cette dernière avait passé beaucoup de temps en compagnie du capitaine déchu, et lui avait accordé les conseils et les soins qu’une Targui, fût-elle bannie de longue date, savait encore prodiguer mieux que quiconque. Le commodore demeurait parfois fantasque, et souvent délicat à approcher, mais je n’en avais pas moins décidé de le nommer à la sécurité de notre repaire.
Car il avait pour lui un avantage que nul autre ne pouvait se targuer de posséder : avant sa chute, il avait eu à deux reprises l’occasion de rencontrer nos ennemis communs, ceux qui avaient juré d’étendre leur hégémonie sur ce qu’ils considéraient être leur possession exclusive. Et maintenant que le Spaniard avait rejoint mon camp – où du moins qu’il avait déserté le sien –, j’escomptais obtenir de sa part tous les détails utiles à la destruction définitive du vaisseau fantôme.