À moi forban qu’importe la gloire
Les lois du monde et qu’importe la mort
Sur l’océan j’ai planté ma victoire
Et bois mon vin dans une coupe d’or

(Anonyme – Le forban)

IX. Côtes du Yucatan

(AUTOMNE 1641)

La lente traversée depuis Tortuga jusqu’au canal du Yucatan fut l’occasion de mettre à l’épreuve l’équipage recruté sur les conseils du capitaine Brieuc.

C’était, à l’exception des deux mousses, des marins habitués à servir à bord de bâtiments de haute mer et qui en connaissaient bien les manœuvres. Ils venaient de tous les horizons : des gars de Bretagne, lourds comme des pierres dans les haubans mais qui savaient tenir ferme par gros temps ; des enfants de colons, nés dans les îles et prêts à tout pour changer d’existence ; des forbans authentiques, plus teigneux qu’un essaim de frelons dès qu’il s’agissait de courser l’Espagnol ; des clandestins, des fugitifs, des proscrits et des malchanceux, seulement ravis d’avoir su changer de vie ou de nom. Tous chiens de mer au museau barbouillé des nombreux péchés des hommes. Gueule-de-figue, mon second, veillait rigoureusement au règlement à bord, et j’avais découvert chez lui l’autorité propre aux officiers de carrière. Sans rien connaître de son passé, je ne doutais plus d’avoir affaire soit à un maître d’équipage qui s’était lassé de la dureté de la vie à bord des escadres militaires, ou à un de ces partisans d’une discipline implacable, débarqué de force par des mutins à bout de patience et de privations. Quoi qu’il en fût, à mon bord, Gueule-de-figue faisait bien son travail et nul ne semblait s’en plaindre. Arcadio avait bien fait de me le confier.

Parmi les nouveaux venus, j’eus grand plaisir à lier connaissance avec deux autres figures notables, en les personnes de La Triplette, premier gabier, et surtout de Samuel, dit le Baptiste, excellent canonnier et flibustier de carrière. Ces deux-là n’étaient plus très jeunes mais de la trempe des marins selon mon cœur, féroces en verbe et âpres à la tâche. Le premier parlait avec un fort accent qui trahissait des origines anglaises ou irlandaises. Le second se réclamait fièrement d’une ascendance rochelaise. Ce duo, au poil gris et au cuir tanné, connaissait assez son affaire pour n’en point trop parler – la marque des vrais navigateurs – et je le pris vite en affection.

Du reste, si leur conversation ne m’avait pas suffi, les prises successives de deux sloops et d’un galion, qui se rendirent au large de Cuba sans résister, me donnèrent la preuve que je pourrais compter sur eux et qu’ils sauraient tirer le meilleur de l’équipage en toutes circonstances. Il était vital pour moi de savoir ce que mes hommes avaient dans le ventre avant la fin de notre voyage, car je savais depuis le départ, grâce aux longues communications établies avec Arcadio, qu’il me faudrait bientôt leur laisser mon navire tandis que j’accompagnerais mon allié indien jusque chez les siens pour y lier commerce.

Quand vint le jour de jeter l’ancre et de descendre à terre pour retrouver les Itza, je savais au moins que plus qu’à des hommes compétents, je laissais le Toujours debout à la responsabilité de trois esprits éclairés, et cet ingrédient-là était de ceux qui garantissent les meilleurs festins.

 

Ce fut donc par une humide matinée d’automne que je débarquai avec quelques matelots sur la côte orientale du Yucatan, aux abords d’une plage où Arcadio m’avait donné rendez-vous. En consultant les vieilles cartes que je m’étais procurées à prix d’or à Basse-Terre, je n’avais pu retenir un frisson d’excitation en réalisant que nous avions accosté à seulement une trentaine de milles de Nito ou de Puerto de Caballos, les légendaires ports fondés par Hernán Cortés et Francisco de Montejo un siècle plus tôt. Nous nous trouvions en réalité au cœur de la nasse espagnole, sous le ventre mal surveillé de leur empire, là où tout ou presque avait commencé. Et je savais qu’à bord du Toujours debout mes marins non plus ne pouvaient manquer de s’échauffer au souvenir des récits qui évoquaient cette côte et ces terres prodigieuses.

J’avais fait distribuer des armes aux hommes assignés à terre et ordonné l’installation d’un campement. Je répugnais à quitter trop longtemps ma cabine, car cela me privait de la possibilité de communiquer à distance avec Arcadio, mais je tenais cependant à être sur la plage quand arriverait la délégation itza : à l’exception des quelques marins qui se trouvaient à bord de ma frégate avant que j’en prenne le commandement, aucun ne devait jamais avoir fréquenté ces indigènes-ci, et je craignais leur réaction. Pour les faire patienter dans les meilleures conditions, je fis mettre en perce deux tonnelets de tafia et trinquai avec eux. Gueule-de-figue resta à bord, avec ordre de couvrir la plage de nos canons en cas d’embuscade. Tapis dans les entrailles du Toujours debout, le Baptiste et ses artilleurs se succédèrent pour braquer leurs pièces vers la forêt proche, dont la végétation épaisse aurait pu cacher des observateurs de tous bords : bandes de boucaniers en maraude, tribus indiennes hostiles, troupes espagnoles en embuscade, ou n’importe quel autre danger dont je ne pouvais même pas imaginer l’existence.

La matinée s’acheva, puis l’après-midi, et mon inquiétude s’émoussa peu à peu. Assis à l’ombre d’un auvent monté à la hâte par les charpentiers, je sirotais mon tafia adouci de miel en écoutant la boîte à musique offerte par Brodin de Margicoul. J’avais fini par comprendre son emploi, et me régalais des harmonies étranges qui s’en échappaient. En pressant les boutons adéquats, on pouvait réécouter à l’infini le même air, ou bien l’interrompre et reprendre plus tard son écoute, voire augmenter ou diminuer la force du son. Maravilla, décidément. Je ne reconnaissais aucune des musiques que j’entendais, mais supposais qu’il devait s’agir de chants traditionnels itza. J’aurais pu passer des journées à me laisser bercer par ces mélopées parfois intrigantes, souvent criardes, en contemplant toujours l’horizon laminé entre le ciel et l’eau.

J’eus le temps d’apprendre par cœur plusieurs de ces chansons, pendant que mes hommes allumaient des feux et revenaient de la chasse aux tortues, avant que ne se manifestent les Indiens. Ils furent cinq à sortir de la forêt à l’instant du soir, cinq Itza aux mines inquiétantes, vêtus de tuniques écrues et fortement armés. Alerté par mes marins, je rangeai ma boîte à musique sous mon gilet et m’approchai des visiteurs menés par un Arcadio souriant. Les Indiens demeurèrent prudemment à la lisière des derniers arbres. Je montai prestement les rejoindre en ordonnant à mes hommes de rester à distance. Derrière moi, je savais que les artilleurs du Baptiste ne cessaient de viser la ligne d’arbres et je puisai dans cette idée un courage certain.

— Arcadio ! m’écriai-je en serrant la main de mon ami.

— Tout est prêt, Villon ?

— Le Toujours debout est à toi !

— Non, il est à toi, gloussa-t-il, mais j’accepte ton prêt et te remercie.

D’un geste de la main, il fit signe à son compagnon le plus proche de repartir, puis m’entraîna à l’écart pour n’être entendu de personne :

— Tu es bien sûr de vouloir faire ce voyage, Villon ? C’est loin. Et c’est pénible…

— Ça ne peut pas l’être plus que les geôles de Carthagène.

L’Indien grimaça :

— Tu te trompes. À Cartagena, tu affrontais sans bouger la faim et la mort. Si tu viens avec moi, tu vas devoir te battre en marchant, à travers une jungle qui a vaincu des armées entières.

— Je n’ai pas peur. Je veux visiter Noj Peten.

Arcadio hocha gravement la tête avant d’observer en silence mon navire mouillant à la côte :

— Tes marins se tiendront bien ?

— Ils ont toute ma confiance.

— Ils obéiront aux Itza ?

— Ils obéissent à Gueule-de-figue, qui vous doit la liberté et la vie. Tout se passera bien.

— Alors c’est une bonne chose, Villon. Nous pouvons partir.

— Tout de suite ?

— Le voyage va être long. Cette nuit, je préfère dormir loin de la mer.

Tout avait beau avoir été préparé et planifié en amont de nos retrouvailles, et mes ordres répétés jusqu’à l’assurance qu’ils seraient suivis scrupuleusement, je connus un instant d’angoisse au moment d’abandonner mon navire. Tandis que je redescendais vers la plage ramasser mon paquetage et prévenir mon bosco, je vis un fort contingent d’Itza sortir de la forêt et marcher paisiblement vers les rouleaux clairs de la marée montante. Sous le commandement de Gueule-de-figue, qui l’avait déjà piloté, le Toujours debout allait une nouvelle fois porter la colère des Indiens, par le fer et le feu, jusqu’à quelque port ou cité espagnole. J’étais au moins soulagé de ne pas prendre part à cette expédition-là. Assister au carnage de Santa Marta m’avait suffi. Et tant pis si on m’en attribuait quand même la responsabilité ! Il y avait des victoires qu’il était préférable d’assumer sans y avoir pris réellement part.

En regardant la mise à l’eau des chaloupes qui allaient amener ces troupes à bord, j’improvisai une prière pour revoir bientôt mon navire. Si tout se passait bien, je le retrouverais dans deux mois, riche d’une alliance que j’aurais su nouer avec le peuple d’Arcadio, les maîtres de la secrète Noj Peten, la cité des maravillas.

— En route, dis-je à mon guide qui échangeait un dernier mot avec l’un des siens.

Nous tournâmes le dos à la mer pour nous enfoncer entre les arbres, vers le cœur hostile du Yucatan.

Cabochon

Durant les deux premiers jours de marche à travers l’épaisse végétation, je compris pourquoi les Espagnols n’avaient jamais réussi à conquérir cette région : il était tout simplement impossible de s’y orienter sans la connaître parfaitement. La moiteur épicée de la forêt tropicale me faisait perdre haleine au premier effort un peu violent. Au terme de quelques heures, j’avais retiré mon gilet de cuir, puis déboutonné ma chemise, préférant m’exposer aux piqûres des insectes plutôt que de suffoquer. À chaque pas, il fallait se battre contre les racines et les buissons, sans cesser de veiller à ne pas déranger un prédateur affamé. Les ramures bruissaient de piaillements d’oiseaux perchés trop haut pour leur tordre le cou. Mon épée s’accrochait aux arbustes et aux hautes herbes, ma gibecière pesait cent livres et me sciait l’épaule. J’avais soif, j’avais chaud et je me noyais un peu plus à chaque pas dans cette verdure épaisse.

— Christ mort, haletai-je entre deux chutes, pourquoi faire la guerre aux Spaniards, puisqu’ils ne sauraient vous trouver ?

— Ne crois pas ça, ricana Arcadio en m’aidant à franchir une butte broussailleuse. Les derniers missionnaires à avoir atteint Noj Peten ont été tués il y a dix-neuf de vos années. Des franciscains stupides qui crachaient sur nos dieux. Quand il traversa autrefois ce pays, Cortés en personne visita notre cité mais ne s’y arrêta pas longtemps.

— Peste blanche ! m’étonnai-je. Cortés vous avait trouvés et vous êtes encore libres ?

— Les Espagnols croient savoir où nous sommes, mais leurs troupes ne nous ont jamais délogés. Nous sommes les Itza de Noj Peten, les derniers Mayas libres. Mayapan est tombée, Iximché est tombée, mais nous sommes toujours debout !

Malgré mon épuisement, je ne pus m’empêcher de sourire aux derniers mots d’Arcadio. Toujours debout, en effet. Même à bout de forces, perdu dans cette forêt inamicale à traquer mes chimères, ou à bord de ma frégate faisant voile vers une autre cité à saccager. Toujours debout. Vivant ou mort, mais debout ! Je poussai un cri sauvage qui fit s’envoler une vaste compagnie d’oiseaux au-dessus de nos têtes. Arcadio éclata de rire avec moi :

— Garde ton souffle, Villon. Demain, nous aborderons les montagnes, puis les marais.

— Mort de moi… Je suppose que tu ne cherches pas seulement à m’effrayer ?

— Pas seulement, Villon, pas seulement…

Cette nuit-là, tandis que j’essayais de soulager un peu ma carcasse épuisée, j’entendis un fauve gronder non loin de notre bivouac, puis les murmures d’Arcadio qui psalmodiait dans sa langue. Rien n’aurait pu me faire bouger un membre, pas même la menace d’un tigre en maraude. La nuit fut tout aussi courte que bruyante. Le lendemain matin, je n’étais qu’un brouillon de capitaine, chiffonné et abandonné dans un océan émeraude. Des colonies de fourmis m’avaient mordu et percé la peau des pieds à la tête. Je remis mon gilet. Le surlendemain, puis les jours suivants, je cessais de compter mes pas et mes plaies, me contentant de marcher, de manger ou de me relever quand Arcadio me l’ordonnait.

Ce dernier avait vu juste : mon épuisement était différent de celui que j’avais connu durant mes longs mois de cachot espagnol… C’était une fatigue douloureuse, qui faisait de chaque muscle une boule de souffrance aiguë. Heureusement, j’étais trop éteint pour penser à abandonner. Quant à mon guide, imperturbable, il continuait à progresser, se contentant de nos haltes pour souffler un peu, faire le point avec son étrange boussole carrée avant d’éventuellement corriger notre cap. Un soir, alors que je n’aspirais plus qu’à la consolation du sommeil, il me glissa entre les doigts un tube métallique que je reconnus immédiatement : c’était son rayon de lumière portable, la merveille que je l’avais déjà vu utiliser après notre fuite de Carthagène.

— Nous marcherons de nuit, trop dangereux de dormir ici, me confia-t-il en guise d’explication. Territoire des esprits jaguars.

Il n’en dit pas plus et je ne cherchai pas à en savoir davantage. Nous marchâmes plusieurs heures dans l’obscurité, nos faisceaux découpant des portions fugaces d’une nuit grouillante de vie. À plusieurs reprises je trébuchai en heurtant troncs et racines, mais des feulements proches me firent à chaque fois me relever et clopiner plus avant. À l’aube, alors que mon corps menaçait de faire sécession sans un vrai repos ou quelques rasades d’alcool, Arcadio me reprit la maravilla et me montra, depuis le sommet d’une colline, le large miroir fracturé d’un lac immense.

— Le lac Peten Itza, sourit mon guide.

— Itza ? Nous sommes arrivés ?

— Presque, Villon. Nous atteindrons le premier village avant midi, puis il nous faudra prendre une pirogue.

Ces paroles eurent un effet si violent sur mon esprit que je sentis simultanément mon cœur s’emballer et mes jambes flageoler. J’avais réussi : j’avais traversé la jungle jusqu’à la cité cachée des Itza, là où s’accomplissaient les miracles et se tissait le futur. Loin devant moi, à travers quelques ultimes remparts d’arbres, la grande étendue d’eau scintillante me fit cligner des yeux. J’eus subitement trop chaud. Je clignai plusieurs fois des paupières pour en chasser la brume brillante qui brouillait ma vue. Oppressé par l’émotion, je m’évanouis et heurtai durement le sol sans prononcer un son. C’est donc piteusement que j’arrivai à la frontière de Noj Peten, porté par Arcadio sur son dos, inconscient et aveugle à la beauté du site qui se révélait devant moi.

 

Une heure plus tard, ce furent des coups de feu qui m’arrachèrent à la félicité du sommeil. Leurs salves assourdissantes me firent ouvrir les yeux malgré moi, je revins à la conscience avec la peur au ventre.

J’étais allongé dans une hutte sommaire, sur une couche d’herbes sèches qui me griffèrent la peau dès que je m’en relevai. Dehors le soleil était brûlant. En sortant, encore étourdi et alarmé, je renversai une grande jarre en terre cuite qui répandit un liquide poisseux sur le sol. J’étais sur la berge du lac, au centre de ce qui devait être un petit village de pêcheurs, à en juger par les filets tendus qui séchaient entre les cahutes. Face à moi, au bord de l’eau, une poignée d’Indiens au torse nu ou portant la même tunique qu’Arcadio pointaient leurs armes vers le ciel. Une nouvelle rafale me fit sursauter et pester. Un instant, je crus à quelque réjouissance pour saluer notre arrivée, mais je remarquai qu’ils ne se contentaient pas de tirer au jugé mais visaient consciencieusement les nuages en poussant des cris furieux.

Levant la tête, j’aperçus une gigantesque burbuja qui dérivait au-dessus du lac, tellement proche que je crus discerner des silhouettes humaines dans ce qui semblait être une nacelle accrochée sous l’énorme bulle. Moi qui avais toujours cru que les burbujas participaient du mystère des maravillas, je découvrais que les Itza aussi faisaient feu sur elles, à l’instar des Espagnols ou de mes marins quand ils en avaient l’occasion. Déconcertant, en vérité… Soudain, la burbuja parut se dissiper dans l’air, sembla moins tangible, puis se volatilisa. Les Indiens baissèrent leurs armes sans cesser de vociférer. Une poignée de secondes plus tard, la grande sphère réapparut, très loin au-dessus du lac, avant de reprendre sa dérive indolente. Un Itza la visa et tira une dernière fois. Quand il jura après l’avoir manquée, je reconnus Arcadio. Mon guide aussi m’aperçut et revint vers moi le fusil à la main. Interloqué par sa fureur, je n’osai rien dire qui aurait pu l’agacer ou le vexer davantage, mais mon ami se contenta de me sourire gentiment :

— Tu vas mieux, Villon ? Reposé ?

— Oui, je crois…

— Alors c’est bien, nous allons embarquer pour Noj Peten.

— Ta ville est de l’autre côté du lac ?

Je n’étais pas mécontent de revoir un peu d’eau et de ciel, au lieu du labyrinthe forestier des derniers jours.

— Non, répondit l’Indien. Elle est sur le lac.

 

Des légendes concernant les cités indigènes du Nouveau Monde, gorgées d’innombrables richesses et trésors, j’avais entendu toutes celles qui se racontaient aux veillées à terre ou dans les hamacs à l’heure du coucher. À ces récits teintés d’or, de sang et d’exotisme, mon éducation et ma curiosité avaient ajouté ceux de Diego de Landa ou de Bartolome de las Casas, lequel dans sa Très brève relation de la destruction des Indes, avait fait plus que quiconque pour la connaissance de la persécution des Indiens par ses compatriotes. Avant de venir dans les Caraïbes, j’avais appris qu’il existait en ces terres, selon des témoignages concordants, des villes, des nations, des civilisations, qui avaient toutes été balayées comme feuilles dans le vent par les conquistadors. Mais, en toute honnêteté, jamais je n’aurais pu me préparer à un tel faste, à une telle majesté, en découvrant depuis le fond de ma pirogue les hautes tours pyramidales et les toits ciselés de Noj Peten. Je demeurai pantois, saisi par la beauté brute, presque menaçante, de la grande cité qui se dressait au cœur du lac et alignait ses bâtiments en forme d’imprenables pics de roche taillée. Je vis des feux et des brasiers monter de leur sommet, j’entendis des tambours de parade résonner entre leurs flancs, et je me sentis dans la situation d’un nécessiteux invité au palais de son roi. La cité inviolée de Noj Peten s’étendait devant moi, radieuse d’arrogance et de puissance, et je ne savais que dire ni penser… Partagé entre la crainte et l’émerveillement, j’y débarquai pour emboîter aussitôt le pas à Arcadio et ne pas me faire distancer. Enfin j’y étais. Enfin j’allais toucher les miracles et les mystères. Je ris, stupéfait par ma chance et mon audace, et des visages itza inconnus, parés de plumes et de jade, me sourirent en retour tandis que mon guide m’entraînait à travers les larges voies et les parvis.

La cité était d’une conception totalement différente de toutes celles que je connaissais. Le fait même de l’appeler « ville » était une erreur, tant ce terme induisait l’idée fausse de rues, de façades, de faubourgs et de quartiers. Ici, rien de tel, seulement de vastes esplanades, cernées de gigantesques bâtiments de pierre aux flancs creusés de marches abruptes, au pied desquels se tassaient des grappes de huttes faites de lianes et de larges feuilles. Partout flottaient des odeurs subtiles d’herbes et d’épices jetées aux feux. La rumeur qui montait ici ne ressemblait en rien à celle, braillarde et affairée, de nos quartiers d’artisans. Au contraire, une sorte de grand silence pieux dominait la cité, seulement ponctué par le grincement du vent dans les armatures de bois et par quelques chants lointains. Je me sentais aux portes d’un monde interdit, dont j’ignorais les principes autant que les lois, et mes pensées se froissèrent d’inquiétude.

— Viens, me dit seulement Arcadio tandis que je m’arrêtais pour la troisième fois au spectacle d’enfants nus jouant et luttant dans la poussière d’une acropole.

Je le suivis encore vers d’autres esplanades presque désertes, seulement surveillées par quelques Itza armés qui ne nous regardèrent pas. En me retournant, je n’aperçus plus le petit port où nous avions accosté : il avait disparu derrière les arbres et les hautes pyramides tronquées qui me surplombaient. Mon ami me mena jusqu’à un autre de ces bâtiments cyclopéens, plus large que ses voisins mais à la façade pareillement flanquée d’un imposant escalier.

— Le palais de notre roi, me dit Arcadio en m’invitant à monter.

— Mais je… Je ne suis pas prêt…

La tête levée vers le ciel, je me sentais exténué, vidé et crasseux. Les marches étaient hautes et étroites. J’eus du mal à gagner le sommet, évitai soigneusement de regarder derrière moi pour ne pas trébucher.

— J’ai seulement dit que c’était son palais, me précisa Arcadio, pas que tu allais le rencontrer. Viens, je te conduis à ta chambre.

Quelque peu rassuré, je pénétrai derrière lui sous les arcades perçant le faîte du bâtiment, et me laissai mener à travers une succession de cours et de corridors obscurs jusqu’à ma nouvelle résidence : une pièce nue aux parois blanchies, sans rideau ni porte, seulement éclairée par deux lampes à huile et dotée, pour tout mobilier, d’une couchette en pierre creusée dans un des murs.

— Repose-toi Villon, me conseilla mon ami, nous parlerons plus tard.

Il quitta l’alcôve. Interloqué d’être ainsi laissé sans explications, je ressortis rapidement dans le couloir, avec l’anxiété sourde d’un enfant délaissé. Arcadio avait déjà disparu, mais j’aperçus deux Itza en armes, deux guerriers portant toque de plumes et bracelets épais, qui surveillaient ma chambre depuis les extrémités de la galerie. Diable ! Étais-je invité ou prisonnier ? Il était sans doute trop tôt ou trop tard pour poser la question. Et puis, j’étais si épuisé par le voyage et l’émotion de ma découverte que je tombais littéralement de sommeil.

Aussi déposai-je pistolets, gilet, chemise et bottes près de ma couche, avant de m’y étendre de tout mon long avec un profond soupir de satisfaction. L’air de ma chambre sentait la craie et l’herbe coupée. Je m’endormis rapidement, en prenant soin cependant de garder mon épée contre mon flanc, et mon poignard à ma ceinture.

Cabochon

Étonnamment, les Itza ne firent aucun cas de ma présence parmi eux durant la journée du lendemain. Dès mon réveil, un serviteur était passé m’apporter de quoi me sustenter : une galette de maïs accompagnée d’une platée de haricots rouges fort épicés et d’une jarre d’eau fraîche. Arcadio se contenta d’une courte visite dans ma cellule, durant laquelle il ne répondit à aucune de mes questions, pas même celle concernant mon statut d’hôte ou de captif.

— Tu peux aller où tu veux, me précisa-t-il, sauf là où tu n’as pas le droit.

Il repartit sans entendre mes protestations, prétextant un entretien urgent avec les siens. Désappointé par son avertissement, je décidai de tromper l’ennui en alternant siestes et dégustations d’eau claire. Je m’y employai consciencieusement durant tout l’après-midi, jusqu’à ressentir l’urgence de dénicher un lieu d’aisance à la mode itza. Je me rhabillai donc, puis sortis dans le couloir toujours surveillé par les deux gardiens. Ce fut l’occasion de découvrir que ces deux-là ne parlaient que leur langue rocailleuse. À court de solution, je m’en remis à la pantomime pour exprimer mon besoin pressant de soulager ma vessie, ce qui me valut au moins des sourires amusés en même temps qu’une invitation à regagner ma couche. J’obéis à contrecœur, et n’allais pas tarder à étrenner les murs de ma chambre d’une manière inédite, quand se présenta enfin un autre serviteur, porteur d’une vasque à col étroit à l’usage évident. Fort reconnaissant, et désormais muni d’une tinette portable et personnelle, je pus enfin me consacrer sereinement aux quatre seules activités qui trouvaient présentement grâce à mes yeux : manger, boire et dormir. Et me soulager.

 

Au troisième jour de cette attente léthargique, quand je n’en pus plus d’arpenter le sol inégal de ma cage de pierre et d’écouter les airs enfermés dans la boîte à musique que m’avait offerte Brodin de Margicoul, je me résolus enfin à profiter de l’autorisation d’Arcadio pour visiter un peu la cité. Après m’être poliment présenté devant mes imperturbables gardiens, je tentai de franchir leur poste de surveillance, m’attendant à être interpellé à chaque seconde… Mais non : je passai sans formalité et pus dès lors m’égarer à loisir dans le dédale de cours et couloirs qui formait cet étage du palais. Craignant de m’aventurer trop loin et de froisser par mégarde l’étiquette en vigueur, je choisis de retrouver un accès vers l’extérieur. Au terme de quelques essais infructueux, je retrouvai le ciel. Dès lors, je passai les jours suivants à flâner le long des terrasses et esplanades qui séparaient les vastes quartiers de la glorieuse place-forte que constituait Noj Peten.

Au hasard de mes longues promenades, je notai plusieurs détails qui ne manquèrent pas de me troubler. Tout d’abord, je remarquai qu’à l’exception des sentinelles puissamment armées, les Itza ne semblaient pas, au quotidien, faire un quelconque usage des maravillas dont j’avais vu l’emploi ailleurs. Cela voulait sans doute seulement signifier qu’ils réservaient leur utilisation à certaines tâches exceptionnelles, mais je ne cessai pas de m’étonner du profond dénuement matériel dans lequel semblaient vivre ces gens. Tout de même, voici un peuple qui résidait au sein d’une ville à l’architecture aussi imposante que les plus prestigieuses capitales d’Europe, mais qui se contentait de cuire à la main sur des pierres brûlantes de maigres galettes baptisées noj waaj ! Celles-ci semblaient d’ailleurs constituer leur unique nourriture, et j’aurais payé cher pour avaler un peu de viande tendre ou quelques quartiers de fruit.

Tout aussi surprenantes me parurent l’apathie et l’indolence qui caractérisaient les habitants de Noj Peten. En passant devant les nombreuses huttes dans lesquelles je pouvais voir cuisiner les femmes, ou bien en visitant les innombrables acropoles, je pus constater à quel point presque tous ces Indiens paraissaient maigres et résignés. Cet état non plus ne concordait pas bien avec les sublimes objets manufacturés que je savais venir de ce lieu, ni avec l’idée glorieuse que je m’étais faite de leurs concepteurs.

Je ne pus m’empêcher de m’en ouvrir à Arcadio, lors de sa visite suivante dans mon alcôve, au terme de ma première semaine de séjour. Il éclata d’un rire franc et un peu moqueur :

— Tu regardes avec les yeux des tiens, Villon. Tu cherches des choses qui n’existent pas chez nous.

Ce soir-là, mon ami portait une tunique plus élégante que d’ordinaire, décorée d’une ceinture incrustée de pierres vertes et bleues qui lui donnait un air d’officiant ou de potentat.

— Tout de même, objectai-je, j’ai connu des disettes où les repas étaient plus variés, à défaut d’être copieux. Ce n’est pas que je n’aime pas vos noj waaj, mais…

— C’est parce que tu ne comprends pas ce que tu vois. Nous sommes les hommes du maïs, les Maya de Noj Peten, nous sommes nés de cette plante et nous l’honorons comme elle le mérite.

— Nés du maïs ?

Il se contenta de hocher la tête en souriant, avant de me verser une rasade du breuvage qu’il m’avait apporté : une boisson amère et trouble nommée k’aj, qu’il fallait boire brûlante et qui emportait la bouche et les nerfs.

— Et je suppose, dis-je en retrempant mes lèvres dans la mixture, que ceci est également à base de maïs ?

— Tu commences à comprendre, et tu supposes bien.

— Alors parle-moi des tiens et des maravillas. Tu sais que je suis venu pour elles mais je n’en ai pas vu une seule depuis mon arrivée, à part quelques armes entre les mains de vos guerriers.

— Pas encore, Villon. Tu n’es pas prêt.

— Quand ?

Arcadio hésita un peu, avant de siffler entre ses dents et de psalmodier quelque chose dans la langue des siens. Puis il avala son bol de k’aj et se releva :

— Dans trois jours, la lune sera haute et tu rencontreras le k’uhul ajaw.

— Est-ce votre roi ?

— Non. Le trône de Noj Peten est vacant depuis l’arrivée de ceux qui sont nés du feu. Tu vas rencontrer le k’uhul ajaw, le seigneur divin, celui qui est descendu sur Noj Peten en compagnie de ceux qui sont nés du feu. C’est lui que tu devras écouter, si tu veux devenir notre allié, Villon.

J’avoue que je ne compris pas grand-chose aux explications d’Arcadio. J’aurais pu croire que ses expressions imagées, sans doute mal traduites depuis sa langue, ne composaient qu’un candide baragouin, une mythologie de barbare superstitieux, mais je n’oubliais pas que j’étais encore l’étranger au seuil d’un monde de secrets que j’entendais découvrir. Je laissai donc mon ami poursuivre :

— Es-tu bien sûr de le vouloir, Villon ? On ne rencontre pas le k’uhul ajaw sans lui accorder la vénération qu’il mérite. Sauras-tu te plier à nos traditions ?

— Je crois, dis-je prudemment. Si tu m’expliques ce que je dois faire, je promets de m’y conformer.

À cet instant précis, je craignis qu’il me fût ordonné de me livrer à quelque rituel cruel comprenant mutilation, scarification ou toute autre sanglante démonstration de ma ferveur. Heureusement, Arcadio dissipa mon inquiétude :

— Dans trois jours, sous l’égide d’Akam, nous boirons et célébrerons la joie et l’ivresse. Puis, quand nous aurons assez bu, notre seigneur viendra nous parler, et tu pourras l’entendre.

— S’il ne s’agit que de boire, plaisantai-je, je saurai tenir mon rang !

— Alors repose-toi encore, Villon, et prépare-toi. Dans trois jours, tu passeras l’épreuve.

Cabochon

Au soir de la cérémonie annoncée, je reçus d’abord la visite de deux Itza silencieux qui vinrent me laver et me peigner. Je laissai non sans une certaine méfiance leurs doigts maigres me frictionner la peau et le poil avec une graisse parfumée et collante qui attirait les insectes pire que du miel. Je devinai à la tenue de ces assistants qu’il ne s’agissait pas de simples serviteurs : ces deux-ci avaient le visage orné et percé en plusieurs endroits – oreilles, joues, nez, lèvres – et paré de lourdes pierres vertes qui leur tiraient les traits.

Quand ils eurent fini de m’assouplir la couenne, ils m’offrirent un vêtement semblable à celui que portait Arcadio lors de sa dernière visite, constitué d’une sorte de pagne serré sur les hanches et tombant jusqu’aux genoux, ainsi que d’une pièce de tissu jetée sur l’épaule qu’il fallait ajuster à l’aide d’une lourde ceinture. Une fois métamorphosé, je fus ensuite guidé par le duo vers l’intérieur du palais, là où je n’avais jamais osé m’aventurer. Nous descendîmes un court escalier de pierre, traversâmes un patio découvert seulement éclairé par la lune ronde puis, grâce à un habile échafaudage de branches placé sous la surveillance de sentinelles aux uniformes d’apparat, nous nous enfonçâmes dans les entrailles du vaste bâtiment. À la chiche lumière de coupelles remplies d’huile, je pris garde de ne pas glisser ni tomber en bas du puits. Je remarquai, durant ma descente, que la délicate armature qui nous soutenait était faite de lianes, de feuilles tressées et de bois fraîchement coupé. L’ensemble devait avoir été assemblé spécialement pour la cérémonie à venir, ce qui signifiait que cette partie du palais était d’ordinaire inaccessible.

Au fur et à mesure que nous approchions, j’entendis monter des exclamations et des chants aigus qui s’amplifièrent jusqu’à la fin de notre descente au fond de la fosse obscure. À partir de là, une galerie voûtée – si basse qu’il fallut s’accroupir pour la traverser – permettait d’accéder au lieu du cérémonial, dont les préparatifs ne manquèrent pas de me stupéfier : assis ou allongés, par groupes de quatre ou cinq, plusieurs douzaines d’Indiens occupaient une vaste chambre scellée, sans autre issue que celle que je venais d’emprunter. Il n’y avait que des hommes, qui portaient tous un costume et des parures semblables à ceux de mes deux accompagnateurs. Chacun leur tour, ou à l’unisson, les participants entonnaient des imprécations avinées. Toute la pièce puait la sueur, la chaleur corporelle, la fumée de pétun et l’alcool. De grands tonneaux avaient été répartis entre les groupes, lesquels mangeaient, buvaient, rotaient et s’époumonaient dans la plus totale indignité. Christ mort ! Ces Itza étaient déjà plus saouls que des gabiers un soir de paie ! Sur ma droite, j’entendis et vis l’un d’eux vomir tripes et boyaux, à quatre pattes sur le sol déjà humide de déjections. Ce spectacle navrant aurait pu suffire à retirer toute élégance à la scène, mais ce que fit alors l’Indien m’écœura tant que je faillis rendre à mon tour : saisissant un petit sac de toile, il s’empressa d’y ramasser et compacter ses vomissures puis de lier ce tissu souillé autour de son cou, comme un bavoir de nourrisson, avant de consciencieusement se le plaquer sur la poitrine… Près de lui, sans doute encouragé par cet exemple, un autre officiant fit de même. Mort de moi, ces drôles prenaient l’ivrognerie fort au sérieux ! Me revint en mémoire l’avertissement d’Arcadio, qui m’avait invité à ne pas juger hâtivement ce que j’allais voir. Conseil bien inutile : il était désormais patent que j’assistais à quelque rituel inédit dont j’étais le seul profane. C’était moi, et moi seul, l’étranger aux portes de ce monde nouveau. À cet instant, mon ami m’aperçut et tituba jusqu’à moi :

— Villon ! Viens boire le chi !

Lui que j’avais toujours connu si austère et méfiant, le voici maintenant qui me glissait une jatte d’alcool entre les mains et me forçait à la vider d’un trait… Le breuvage n’était pas mauvais, douceâtre et long en bouche. Certainement pas pire que certaines eaux-de-vie frelatées que j’avais éclusées durant mes périodes d’infortune, mais assez fort pour réchauffer le cul d’un mort. Je demandai à être resservi et fus aussitôt exaucé. Les deux Indiens qui m’avaient amené à cette beuverie souterraine se joignirent à nous pour constituer un nouveau groupe de quatre convives. Nous nous assîmes à même le sol et commençâmes à nous rincer le gosier avec application, sans cesser d’invoquer dans nos langues respectives k’uhul ajaw, ses sbires, et tous les démons de l’enfer.

 

Deux heures plus tard, la cérémonie avait tourné à l’orgie. Mangeant pour éponger l’alcool, buvant pour délayer la nourriture, je commençais à ne plus savoir ce que je faisais dans cette salle enfumée, ni ce que j’y attendais. Ma nuque et mon front me brûlaient. J’entendais rugir à mes oreilles le souffle épais de la jungle et les cris de ses fauves. Tandis que j’avalais une nouvelle platée de viande affreusement épicée, une main vint l’arroser d’un liquide épais qui me parut être du sang frais. Ivre mort, incapable de freiner mon appétit, je continuai à mastiquer la chair mal cuite et à boire le chi et le balché à la régalade. L’air était saturé de pétun et d’autres herbes brûlées qui me rougissaient les yeux. Lorsque je vomis pour la première fois, j’eus également le droit de porter mon pectoral de tissu imprégné de mes vomissures tièdes. Mon corps n’était plus à moi, mais mon esprit s’acharnait à l’écouter se tordre et se disloquer. Totalement intoxiqué par les breuvages hallucinogènes des Itza, je riais, pleurais et hurlais pour donner un sens à la terreur qui me sciait le ventre. Arcadio hululait en me fixant de son œil unique de chat rusé. Je vis un serpent gigantesque, plus épais que mon bras et aux anneaux infinis, sortir de son orbite creuse pour venir se lover lentement autour de mes reins jusqu’à me renverser. Quelque chose de froid se glissa sous mon pagne, cherchant à forcer l’entrée de mon postérieur. Paralysé par le venin du serpent, je beuglai d’horreur sans trouver la force de l’empêcher de me violer. Arcadio éclata de rire. Ce n’était pas un reptile qui me fouaillait les entrailles : deux Indiens m’avaient mis cul nu et me plaquaient au sol, tandis qu’un troisième m’enfonçait une canule d’argile dans le fondement. L’alcool coupé de plantes vénéneuses me brûla la tripaille, avant de se répandre dans tout mon corps. Hors de moi, hors du palais, hors du temps, je basculai dans le monde halluciné et macabre de la drogue itza. Je griffai la pierre des murs, mon visage, ma poitrine souillée, je chiai sur Arcadio et sur mes cuisses en invoquant l’esprit des enfants morts de La Rochelle qui m’accusaient en silence. Mon âme se recroquevilla avant de s’embraser comme de l’étoupe. J’expectorai en sanglotant la souffrance trop longtemps contenue de ne pas être mort en même temps que mes victimes. Alors, vidé de toute velléité, de toute honte et de tout courage, je relevai le front vers k’uhul ajaw. Le dieu était arrivé avec sa cour et me fixait calmement. Debout et terrible, il tendit les mains vers moi pour ne pas m’effrayer. Quand il parla, sa voix résonna plus durement que le tonnerre.

Il me narra l’histoire de la soumission de son peuple et de la grande humiliation qui serait bientôt effacée. Il me parla de la guerre en cours et de la reconquête à venir. De la joie, de la paix et de la liberté qui réconforteraient bientôt le cœur de chaque Maya. Il me décrivit son rouge empire restauré, glorieux et implacable, qui s’étendrait bientôt d’un océan à l’autre. Moi, vautré à ses pieds, encerclé par ses suivants aux ricanements de fauves, je gémissais en écoutant sa description de ce monde nouveau à venir : à manger pour tous, du travail pour chacun ; plus de privilèges ni de nantis, à chacun selon ses besoins ; la dignité… Seigneur, la dignité retrouvée ! Autour de moi, les Itza grondaient et criaient en entendant parler leur dieu revenu les armer et les venger.

— Tu nous serviras à bord de ton navire. Tu formeras mes équipages. Tu seras notre amiral.

J’opinai en écumant comme une bête. J’avais oublié la raison de ma venue. Je n’entendais plus que le vrombissement grave des murs de ce palais.

— Maravillas, éructai-je, conserva, quinquina

— Tu les auras. Le monde entier les aura, car nous sommes généreux.

Je vomis derechef, m’abandonnai à une ivresse qui surpassait mes plus outrageux excès passés. Plus tard, quand la cour divine fut repartie, on m’arracha au sol pour me porter jusque sur ma couche.

J’y délirai pendant deux jours, malade à en crever, l’esprit et le corps révulsés par les effets combinés des drogues et de l’épiphanie.

Cabochon

Au troisième matin, je pus de nouveau parler sans bégayer.

Je me levai prudemment pour respirer l’air du dehors et prendre le temps d’observer, depuis les marches du palais, la cité silencieuse étendue à mes pieds. Les temples déployaient leurs écailles de roche sombre sous le soleil brûlant. Les pensées en berne et l’esprit las, j’eus ce jour-là du mal à y voir plus qu’une majesté de nécropole infatuée. Une arrogance de façade. J’avais vu les dieux de Noj Peten. Le théâtre de leurs prouesses ne m’intéressait plus.

En sus d’une gueule de bois monumentale, j’avais conservé de cette nuit orgiaque mes vêtements cérémoniels – plus exactement, j’en portais de semblables, les premiers n’étant plus que souillures et salissures – mais je ne m’en sentais pas moins étranger et solitaire en cette île de pierre cachée au cœur de la jungle. Quelque chose des secrets qui y grandissaient m’échappait encore, j’en avais la certitude. Apercevant un guerrier qui montait vers le palais, je l’interceptai et demandai à parler à Arcadio. Je répétai le prénom cinq fois, pour être certain de bien me faire comprendre. L’Itza me fixa de son regard de clous noirs plantés dans un visage de cuivre martelé, avant d’articuler une réponse inintelligible. Puis il s’éloigna et gagna l’intérieur du bâtiment, tandis que je me posai pour poursuivre mon observation.

Il était évident qu’une activité inhabituelle agitait la ville en cette matinée de lumière cruelle. À travers mes paupières presque closes, je pus voir plusieurs grappes d’Indiens qui traversaient les acropoles, rentrer dans les huttes ou monter vers les temples avec une célérité qui tranchait avec leur apathie coutumière. Je réalisai aussi qu’il y avait beaucoup d’enfants, regroupés sous la surveillance des sentinelles, qui attendaient sans bouger sous le soleil déjà haut. Quand Arcadio vint me rejoindre sur la dernière marche, il était lui-même accompagné d’un garçon, à peine un adolescent, qui lui ressemblait tant que je crus un instant qu’il s’agissait d’un parent, voire d’un cadet. Celui-ci me salua dans un français hésitant avant de laisser sagement parler les adultes. Sa présence avec nous, je crois, m’incita davantage à comprendre ce qui se passait ce jour-là dans la cité, et je demandai abruptement ce que signifiait ce rassemblement d’enfants.

— Ils quittent Noj Peten pour repartir avec les dieux, me répondit calmement mon ami en ébouriffant les cheveux du jeune Indien qui l’accompagnait.

Je frémis d’horreur en dévisageant ce dernier :

— Ils vont être sacrifiés ?

— Villon imbécile, ricana mon guide, nous manquons déjà de guerriers, pourquoi faire une telle folie ? Non, nous sacrifions seulement les prisonniers…

Je passai poliment sur cette macabre précision et insistai :

— Où vont-ils, alors ?

— Apprendre auprès de ceux qui sont nés du feu les enseignements des dieux m’owarx et trojxqi.

— Lequel m’a parlé sous le palais ?

— Ni l’un ni l’autre. Ces dieux-là ne naîtront pas avant la fin du monde mais leurs paroles nous sont déjà connues. Tu as vu k’uhul ajaw, le seigneur divin qui a déchiré le temps pour revenir sauver notre peuple de la destruction. Il a amené avec lui ceux qui sont nés du feu, la parole de m’owarx et la sagesse de trojxqi, la connaissance des maravillas et la force de s’en servir.

Je regardai la ville étendue devant moi :

— Alors les merveilles ne viennent pas d’ici ?

J’étais abattu. Ma quête se heurtait encore à un mur invisible. Arcadio eut une moue paisible :

— Les plus simples sont fabriquées ici selon les enseignements de ceux qui sont nés du feu. Des merveilles mineures, qui exploitent habilement nos arbres, nos terres et nos racines. Les autres, les merveilles de puissance, celles qui renverseront et enflammeront le monde, ont été apportées par k’uhul ajaw depuis son temps à venir. C’est un dieu puissant, il a vu le futur et a choisi de le changer.

Fouillant dans les larges plis de mon pagne, j’en sortis ma boîte à musique et la montrai à Arcadio :

— Ceci est une merveille apportée par ton dieu ? Ou bien fabriquée ici ?

L’Itza observa prudemment l’objet, le tourna dans tous les sens sans paraître le reconnaître. Je décelai de la colère dans son œil unique quand il passa de la boîte à mon visage, puis de mon visage à la boîte. Près de lui, l’adolescent ne fit montre d’aucune semblable exaspération et se contenta d’écouter parler son aîné :

— Où as-tu trouvé ça ? siffla mon ami.

— Réponds d’abord à ma question.

Un court instant, je crus qu’il allait jeter ma merveille au bas des marches pour la pulvériser. À l’évidence, j’avais manqué de prudence ou commis un impair. Je tendis la main… Il poussa un petit gloussement aigre avant de me rendre mon bien, avec peut-être une pointe d’hésitation. Je la rangeai prestement et changeai aussitôt de sujet :

— Tu cites souvent ceux qui sont nés du feu. Qui sont-ils ?

— Ils sont nos frères. Ils ont traversé les flammes mortes du temps pour vivre parmi nous.

Je méditai cette étrange réponse pendant quelques secondes, avant de me risquer à une nouvelle hypothèse :

— Toi, Arcadio, tu es l’un d’eux, n’est-ce pas ?

L’Indien me fixa avec amusement :

— Pourquoi penses-tu ça, Villon ?

— Tu sembles tellement plus…

Je cherchai les mots exacts. Je ne voulais pas le fâcher ou le froisser encore, ni vexer le garçon qui était venu avec lui et semblait suivre parfaitement la conversation :

— … plus éveillé que les Itza que je rencontre ici. Tu parles ma langue. Et l’espagnol. À Carthagène, tu as tué un homme d’un seul coup. Je te crois plus important et plus doué que tu ne veux le laisser croire.

Il eut un autre de ses petits rires amers qui me mettaient toujours mal à l’aise. En contrebas, les enfants s’étaient levés et attendaient l’ordre du départ. Arcadio les observa un bref instant, avant de répondre :

— Non, Villon, je suis de ce temps, comme toi. Mais j’ai eu la chance d’être parmi les premiers à rencontrer le seigneur divin et à entendre sa parole. Je suis allé à Tikal et j’y ai aidé ceux qui sont nés du feu à rebâtir la capitale oubliée. J’y ai reçu leur enseignement pendant quatre ans. J’ai appris les langues de l’ennemi et leur façon de penser pour mieux les combattre. Ils m’ont rendu fort et brave en versant sur moi la vérité des temps à venir.

Il se tut un instant, puis désigna son voisin :

— Pakal aussi revient de là-bas. Il est le plus jeune et le plus méritant des jeunes élèves de Noj Peten. Il a appris ta langue et beaucoup d’autres choses encore.

Pour la première fois, l’adolescent eut un franc sourire et hocha la tête vers moi :

— Je te connais bien, Villon.

— Je ne peux pas te dire la même chose, répondis-je sur le même ton.

— Ça ne tardera pas, intervint Arcadio doucement. Pakal sera le premier des étudiants de Tikal à prendre la mer avec toi pour s’initier à la navigation. Il vivra parmi les tiens et apprendra ton métier et tes secrets.

Me revinrent en mémoire les paroles de k’uhul ajaw, trois nuits plus tôt, tandis que la drogue me brûlait les sens : « Tu nous serviras à bord de ton navire. Tu formeras mes équipages. Tu seras notre amiral », avait-il dit. Je ne m’attendais pas à embrasser si vite ma nouvelle carrière d’enseignant.

— Tikal ? demandai-je prudemment en dévisageant mon pupille. C’est là-bas que sont les maravillas ?

Ce fut Arcadio qui répondit :

— Regarde ces enfants, Villon. Ils partent pour le nord, pour la nouvelle Tikal. Si ceux qui sont nés du feu ont fait de moi ce que je suis, imagine ce qu’ils obtiendront de ces jeunes. Imagine ce qu’ils ont obtenu de Pakal. À Tikal, nos descendants apprendront les savoirs des temps à venir. Ils tisseront un nouveau futur, différent de celui qu’a connu k’uhul ajaw.

Je ne répondis rien. Encadrés par les guerriers, les enfants de Noj Peten venaient de se mettre en marche. Je ressentis une amère inquiétude en les voyant partir. Quelque part durant le discours enflammé d’Arcadio, ma méfiance s’était éveillée.

— Je crois que j’en ai assez vu, murmurai-je tristement.

— Encore une fois tu te trompes, Villon. Tu n’as rien vu ni compris. Mais ce n’est pas grave, tu peux rester longtemps. Avec le temps, tu comprendras.

— Combien de temps ?

— Assez pour ne plus te méfier. Laisse-moi te raconter une histoire, pour chasser ton inquiétude. Une histoire pour te montrer que ce sont les Espagnols qui sont les fous et que tu n’as rien à craindre de nous… Tu te souviens que je t’ai parlé de la visite d’Hernán Cortés, de son passage ici ?

— Oui, je n’arrive pas à concevoir que vous soyez encore libres, s’il avait localisé votre cité.

— Pourtant, il est venu. C’était mille cinq cent vingt-cinq ans après la naissance de votre dieu. Il a été accueilli paisiblement. Quand sa troupe et lui repartirent, il abandonna sur place un cheval blessé, qu’ils laissèrent à la garde du Canek, le roi d’alors. Mes ancêtres gardèrent le cheval pour le lui rendre quand il reviendrait. Mais le cheval mourut… Craignant la malédiction du seigneur de guerre qui leur avait fait ce cadeau, mes ancêtres façonnèrent une idole ayant la forme du cheval, et le baptisèrent Tzimin Chak, le cheval tonnerre, pour ne pas porter le fardeau ni la responsabilité de la mort de l’animal. Mais Cortés n’est jamais revenu.

— Vous ne devriez pas vous en plaindre, souris-je. Néanmoins, c’est une belle histoire.

— Elle n’est pas finie, Villon. Il y a vingt-trois ans, je n’étais encore qu’un enfant, deux missionnaires espagnols sont venus à Noj Peten. Les miens les ont accueillis comme il convient de le faire avec ceux qui arrivent en paix.

— Mort de moi, Arcadio ! Comment les prêtres vous ont-ils trouvés ?

— Peu importe. Écoute plutôt ce que je vais te raconter maintenant : pour honorer leurs visiteurs venus leur parler de leur dieu, les Itza leur ont montré l’idole, Tzimin Chak le cheval tonnerre, en souvenir de cet autre Espagnol qui était venu autrefois.

Arcadio écarta les bras pour désigner la vaste cité étendue à nos pieds :

— Tu peux fouiller toute l’île, Villon, chercher dans les moindres recoins, tu ne saurais trouver cette statue aujourd’hui. Sais-tu pourquoi ?

— Non…

— Parce que les missionnaires ont éclaté de colère en comprenant que mes parents vénéraient le cheval tonnerre. Ils ont jeté à bas l’idole en criant au blasphème. Ils ont tant crié et menacé que les miens faillirent les tuer pour leur geste sacrilège, puis se contentèrent de les chasser… Les Espagnols sont fous, Villon. Ils n’ont d’oreille que pour leur dieu mort. N’ont d’yeux que pour ce qu’ils comprennent. Et ils ne veulent rien comprendre de ce qui ne leur ressemble pas. Ils ne méritent pas de vivre sur ces terres qu’ils ont volées !

Ses dernières paroles me firent tressaillir. J’étais là, sous le soleil brûlant d’une région inconnue, invité d’honneur encerclé d’eau, de jungle et de pierre dans le bastion de ceux qui voulaient forger un monde nouveau. Christ mort, je les avais vus à l’œuvre à Santa Marta : rien ne leur résisterait !

— N’aies pas peur Villon, rit Arcadio. Tu m’as sauvé et je te sauverai.

— J’ai besoin d’être sauvé ?

— Je sais que tu veux les maravillas pour soigner et nourrir. Tu les auras, car toi aussi tu es meilleur que tu ne le laisses croire. Bientôt, tu travailleras pour nous. Demain, tu visiteras nos ateliers.

— Ceux de Tikal ?

— Non, ici.

Arcadio pointa du doigt les immenses bâtiments de pierres taillées qui parsemaient la cité, vastes montagnes artificielles semblables au palais sur lequel nous étions perchés.

— Nous ne faisons pas que boire et vénérer nos dieux dans nos temples. Le seigneur divin l’a dit : « L’homme libre travaille à sa liberté. » Nous avons vite appris, Villon.

Je regardai, éberlué, les pyramides tronquées qui se dressaient nonchalamment sous le soleil de midi. Dans leur ventre obscur, les maravillas. Quel imbécile j’avais été. Elles étaient creuses ! Creuses comme la pyramide au sommet de laquelle nous nous tenions, percées de galeries et de voûtes dédiées au façonnage du futur. Noj Peten était certes silencieuse, mais ses entrailles étaient grouillantes.

— Enfin, murmurai-je, enfin je les ai trouvées.

Pakal sourit et Arcadio tapota mon épaule en hochant la tête :

— C’était ma promesse, Villon.