Tá Gráinne Mhaol ag teacht thar sáile,
óglaigh armtha léi mar gharda,
Gaeil iad féin is ní Gaill ná Spáinnigh,
is cuirfidh siad ruaig ar Ghallaibh
(Pádraig Pearse – Oró, ’Sé do Bheatha ’Bhaile)
VIII. Île de la Tortue
(AUTOMNE 1641)
C’est par une fin de matinée brûlante, avec presque une semaine d’avance sur mes prévisions, que je fis entrer mon nouveau navire au port de Basse-Terre. La petite baie enclavée comptait au bas mot dix brigantins et au moins le double de sloops et de barques accastillés pour le large. Des bâtiments à l’évidence armés pour la course et la prise de guerre, mais dont aucun ne pouvait rivaliser avec la majesté de ma frégate, laquelle fit grande impression – et causa sûrement quelque inquiétude – au moment d’accoster.
Avant même d’avoir eu le temps de me rafraîchir, je fus averti par mon second que ma présence était attendue à terre par les autorités du port, qui ne semblaient guère enchantées de devoir assumer l’arrivée d’un aussi puissant vaisseau, de construction probablement espagnole même si battant pavillon français, qui ne portait de surcroît aucun nom. Peu enclin à m’en laisser compter par quelque vétilleux, et me sentant bien disposé à faire jouer à plein mon statut de mystérieux visiteur, je répondis à cette exigence par un silence hautain. Pourtant, après ces longs mois passés loin de cette côte, je dois avouer que j’avais forte envie de filer au premier rince-gueule ouvert pour y assécher quelques rivières de tafia. J’ordonnai donc à Gueule-de-figue de désigner une sentinelle pour s’assurer que personne ne monterait à bord sans mon autorisation, et qu’on me laissât en paix, avant de m’enfermer dans ma cabine le temps d’un rapide pourparler avec Arcadio.
Au fil des semaines à bord, je m’étais familiarisé avec son cadeau et avais pris l’habitude de communiquer régulièrement pour me tenir informé des dernières nouvelles de la guerre en cours. Les premières fois, j’avais trouvé l’appareil fort étrange et d’un emploi malcommode. Après quelques essais téméraires, j’avais fini par m’habituer à l’utilisation des cadrans colorés, écussons et molettes graduées qu’il fallait manipuler pour parler ou écouter les réponses. Retransmise par cette machine, la voix d’Arcadio me parvenait faussée, comme si son voyage à travers l’espace et l’éther l’avait effilochée avant de jaillir à travers la fine grille de métal scellée au centre du dispositif. Ce jour-là, je me contentai de l’appeler brièvement, dans le silence de ma cabine, afin de lui signaler mon arrivée à destination. Sa voix salua cet heureux événement :
— Je suis content que tu aies trouvé les tiens, Villon.
Je pressai le bouton ad hoc pour parler à mon tour :
— Quelles sont les nouvelles ? Je vais descendre bientôt à terre et je compte bien briller en livrant les meilleures rumeurs.
Une série de sifflements aigus hachèrent la réponse que j’espérais, accompagnée d’un rire sec :
— Nous avons pris Santiago et Campeche. Les Espagnols n’auront bientôt plus de ports où se réfugier.
Christ mort ! Il m’annonçait la victoire des Itza comme autant de petites anecdotes méritant à peine de s’y attarder. Les Spaniards devaient être aux abois, les places-fortes tombaient les unes après les autres, et cette merveilleuse machine m’en apportait sans doute les échos avant même que les autorités concernées n’en fussent informées.
— Je vais boire une bouteille à ces bonnes nouvelles, dis-je en guise de conclusion. À bientôt.
— À demain, Villon.
Je mis un terme à la conversation en tournant la molette principale. Une goutte de lumière vermillon s’éteignit sous celle-ci. Je restai quelques minutes immobile, comme à chaque fois que je devais me servir de ma prodigieuse maravilla. C’était stupéfiant de dire simplement « à demain » à un ami qui se trouvait à des centaines de milles. Un soir que nous nous entretenions ainsi à distance, Arcadio m’avait expliqué qu’elle avait échoué entre les mains des Espagnols de Santa Marta au terme d’un complot qui avait coûté la vie à de nombreux Itza. C’était autant pour reprendre l’indispensable machine que pour se venger de cette acquisition frauduleuse qu’il m’avait ordonné de mener leur petite troupe jusqu’à la ville pour la raser… En effet, à condition de le manier correctement, l’appareil était capable de capter et d’espionner toutes les conversations émises avec une machine semblable. Cela avait provoqué la capture de plusieurs dizaines de prisonniers et poussé les Indiens à organiser les terribles représailles dont j’avais été le témoin et l’agent. Plus tard, j’avais aussi appris que les Spaniards avaient récemment fait monter de tels instruments de communication à bord de leurs navires les plus réputés. Ainsi leurs escadres pouvaient communiquer entre elles, par-delà l’horizon, et coordonner des manœuvres autrement impossibles à réaliser. Je comprenais mieux comment Mendoza était parvenu à me surprendre après le drame qui avait emporté deux frégates espagnoles : ils avaient certainement communiqué à distance pour signaler ma position. Une guerre secrète avait lieu dans les Caraïbes, silencieuse et mortelle, qui passait bien au-dessus de nos caboches de suce-bouteilles ignorant tout de ces événements.
Toutes ces considérations et découvertes récentes tourbillonnaient encore dans ma tête quand on frappa à la porte de ma cabine. Je refermai prestement le couvercle sur ma maravilla, avant d’inviter le visiteur à entrer. C’était Main-d’or, l’imposant matelot que Gueule-de-figue avait chargé de garder l’accès à ma frégate en raison de sa taille et de sa trogne couturée.
— Capitaine, grogna-t-il, l’officier de quai insiste encore. Il veut vous voir maintenant.
— Il a l’air de quoi, cet officier ?
— D’un branle-cul en vareuse, capitaine.
Je soupirai. Plus d’un an que je n’avais pas posé le pied dans un port français, et mes premières heures allaient être sacrifiées à épousseter les galons d’un véreux réglementaire.
— Alors dis-lui que je viens.
Je passai ma ceinture, pris mon sabre et mes pistolets, avant de gagner le pont supérieur et les ennuis. Le soleil de midi cognait dur sur les crânes et les épaules. La rumeur affairée des docks couvrait presque le craquement des navires au repos sous la houle. Depuis le bastingage, j’avisai la grande silhouette étroite du fâcheux, avant de le héler sans courtoisie excessive :
— Me voici, monsieur du contrôle.
L’homme, en bel uniforme et perruque impeccables, me tournait le dos et était occupé à observer les activités de quelques esclaves autour de mon bateau. Il pivota à mon appel et je reconnus un ami :
— Brieuc ?
— Villon !
— Christ mort, ce cher Brieuc !
Je me précipitai vers le jeune capitaine converti en officiel, et lui serrai les épaules de toutes mes forces. Il grimaça sous l’empoignade, peut-être embarrassé d’être aussi familièrement enlacé, mais trop étonné et ravi pour s’offusquer vraiment.
— Villon, nous vous croyions perdu de longue date…
Je souris en faisant l’important. Brieuc leva la tête vers la frégate :
— Ainsi, vous commandez cette beauté ? Mort de moi, il fallait bien que ce soit vous qui nous fassiez cette surprise !
Je hochai la tête sans pouvoir dire un mot. D’entre tous, le retrouver, lui, à mon arrivée, constituait le meilleur augure possible. Tout à ma joie, je l’étreignis davantage, avant de le lâcher enfin :
— J’ai appris que Tortuga était entre les mains de Le Vasseur, mais je ne pensais pas vous y trouver aussi.
— Ce fut une rude bataille que la capture de l’île, une fameuse histoire qu’il me faudra vous conter… Mais pour l’instant, je dois veiller à enregistrer les formalités d’accostage…
Les yeux toujours rivés sur mon nouveau navire, il ne put retenir une nouvelle exclamation envieuse :
— Foutre, il est magnifique ! Comment diable avez-vous…
Il n’acheva pas sa phrase, mais je ne lui en tins pas rigueur. Je savais bien ce qu’il pensait : comment diable avais-je pu me procurer un tel joyau, et en échange de quelle compromission ? Je me contentai de sourire encore :
— C’est une longue histoire, qu’il faudra aussi que je vous narre, c’est promis.
— Il n’a pas de nom ?
Je tournai brièvement la tête vers mon vaisseau à la coque toujours vierge de tout baptême. Je n’avais pas eu le cœur, durant toute la traversée, de lui en donner un qui puisse signifier tout ce qu’il représentait. Mais là, en cet instant, face à mon capitaine favori en cette partie du monde, j’eus soudain l’inspiration :
— Vous pouvez l’enregistrer sous le nom de Toujours debout.
Brieuc hocha la tête gravement. Je crois qu’il comprit ce que je voulais exprimer.
— Et votre vieux Chronos ?
— Coulé, avec son équipage et tous mes biens.
— Il faudra donc me raconter ça, soupira-t-il.
— J’y compte bien. Mais pour l’heure…
— Oui ?
— J’aimerais assez m’entretenir avec votre gouverneur.
Je n’avais jamais jeté l’ancre à Tortuga. Accompagné par mon ami qui me détaillait par le menu la situation militaire de l’île, je découvrais un assemblage hétéroclite de masures, cahutes et établissements branlants, plantés entre la mer et des reliefs aigus. Dissimulé dans une petite baie abritée au sud-est de la côte, le comptoir franc de Basse-Terre était assez semblable à ce que j’avais vu de Port-Margot, de l’autre côté du détroit qui nous séparait de la grande île d’Hispaniola.
Sous les larges feuilles de palmiers filtrant la lumière, ou à l’ombre des auvents et palissades crasseuses de marchands, toute une population de tranche-râbles et de lécheurs de goulots attendait le déclin du soleil pour recommencer à vivre. Je connaissais bien cette race-là, qui s’enivrait de la Martinique à Maracaibo pour oublier qu’ils n’avaient rien à y faire… Certaines nuits de méchant vin, j’avais partagé leurs ronflements et leurs bravades dans l’attente de meilleurs jours à venir.
— Le gouverneur va bien ? demandai-je non sans sarcasme. Est-il convenablement installé ? Est-il bien satisfait de sa nouvelle situation ?
Brieuc haussa les épaules :
— L’homme est semblable à celui que vous avez servi… Je crois cependant qu’il n’a pas oublié votre défection.
— Je la regrette au moins autant que lui, croyez-moi ! Si j’avais su…
— Dans votre lettre, vous m’aviez seulement parlé d’une occasion à saisir ?
Je souris :
— Oui, je me souviens de cette missive… Et bien, disons que l’occasion en question se révéla finalement payante, au terme de drames dont je ne veux pas parler sans un bon repas, du tabac à foison et quelques gorgeons de vin !
— Je vous accorde ce délai, s’amusa Brieuc. D’ailleurs, vous voici arrivé, et je vais pour le moment vous laisser à vos affaires.
Du menton, il me désigna une large demeure coloniale située en bordure du sentier que nous avions remonté depuis le port. La bâtisse, d’inspiration espagnole avec son large balcon sculpté et son perron ombragé, abritait à n’en pas douter le plus important personnage de l’île. Luxe suprême, en ces rues de poussières et de lumière : un coquet jardin accolé au bâtiment, qui clamait la prépotence du propriétaire. Ainsi monsieur Le Vasseur n’avait pas failli à ses appétits de pouvoir et d’autorité ? Tant mieux ! Il ne saurait qu’être plus sensible à mes propositions.
— Vous n’entrez pas avec moi, Brieuc ?
— Non, j’ai encore à faire au port. Le commerce et la politique hospitalière du gouverneur attirent nombre d’équipages plus ou moins excessifs et tapageurs… J’ai aussi la charge de veiller au bon respect de nos lois, et au confort des simples colons que son Excellence fait venir ici par familles entières. Savez-vous que nous avons décidé d’accueillir tout huguenot en quête d’un refuge ?
Je reconnus bien là le caractère de bon samaritain de mon ami. Berger d’honnêtes gens et chasseur de coquins, voilà un travail qui lui allait comme une pucelle à un évêque.
— C’est bien, dis-je, retournez à votre police. Je vous reverrai bientôt.
— M’inviterez-vous à bord de votre frégate ?
— Voyons-nous plutôt à terre. J’ai soupé des repas pris sous le roulis.
— Entendu, rit Brieuc. Retrouvez-moi ce soir chez le Grand Jacques, la meilleure table de Basse-Terre. C’est sur les hauteurs, près du fort en construction. Vous êtes mon invité.
— Le diable me ronge, si ce n’est pas moi qui paye ces agapes !
— C’est entendu, conclut le capitaine en s’éloignant, le repas est pour vous. Disons vers neuf heures ? Nous dînons tard par ici.
— Parfait.
Je le regardai retourner aux occupations de sa charge, partagé entre l’envie de le railler encore un peu pour son allure d’officiel et celle de le féliciter chaleureusement. J’étais fort aise de l’avoir retrouvé et regrettais déjà de devoir attendre jusqu’au soir pour entendre son récit de ces derniers mois. Cette impatience me rappela d’ailleurs que si je voulais tenir ma promesse, il me faudrait gagner d’ici notre rendez-vous de quoi payer le repas… Ajustant mon ceinturon, mon col et mes revers, je gagnai d’un pas altier la maison du gouverneur pour obtenir une audience qu’il ne saurait me refuser.
Effectivement, François Le Vasseur accepta ma visite sur le champ, au point de me préférer à quelque visiteur poudré qui patientait dans le patio avant mon arrivée. Guidé par un domestique en livrée, je fus promptement introduit dans le cabinet ombragé de son Excellence. Levant les yeux de ses plans et cartes dès que j’entrai, il se redressa pour me lancer un de ses regards de poix brûlante dont je le savais coutumier.
— Par la peste, monsieur ! En entendant votre nom, je doutais presque qu’il puisse s’agir de ce même capitaine Villon qui m’abandonnât à l’heure de mener l’assaut contre l’Anglais… Mais même dans la pénombre de ce bureau, je peux voir qu’il s’agit bien de vous ! Que me vaut ce déplaisir ?
— Commandant…
— Je ne suis plus votre commandant ! Si toutefois je l’ai été… Je suis le gouverneur de cette île, nommé à ce poste par monsieur le chevalier de Lonvilliers-Poincy !
La haute opinion qu’il avait de lui-même ne s’était à l’évidence pas dégonflée pendant mon absence. Je baissai poliment la tête :
— Pardon, une vieille habitude.
— Et bien, perdez-la, de grâce, et venons-en au sujet de votre visite. Je devine que vous ne réapparaissez pas, après ma victoire, pour seulement vous excuser de n’y avoir point participé ?
Ni la promotion ni les honneurs n’avaient adouci le caractère du bonhomme, aussi m’empressai-je de faire bonne figure :
— Votre Excellence, si je reviens vous voir aujourd’hui, c’est pour vous entretenir des choses les plus sérieuses. Je sais, de source incontestable, que l’Espagne essuie les pires revers, et que ses places-fortes tombent ou tomberont bientôt. Une ère de grands changements approche, faite de formidables opportunités et de dangers redoutables, dont il ne tient qu’à nous de prendre la mesure et le cap.
— Nous, monsieur ?
Cette fois, le gouverneur s’était fait plus goguenard que cinglant. À n’en pas douter, le vieux renard croyait à ma chronique, assez du moins pour m’écouter encore. Je repris avec un léger sourire :
— Je peux me féliciter, au gré de mes mauvaises fortunes et bonnes rencontres, d’avoir croisé le sillage de ceux qui frappent l’Espagne au cœur… Savez-vous que Campeche et Santiago sont tombées ?
Le Vasseur plissa les yeux :
— Tombées, dites-vous ?
— Si fait ! Et Santa Marta, et Carthagène, et d’autres encore. L’empire vacille, gouverneur, il est temps d’en profiter.
— Et à quels profits songez-vous, capitaine ? J’ai entendu dire que vous auriez accosté à bord d’un vaisseau de ligne véritablement imposant. Seriez-vous passé marchand ? Avez-vous donc fait fortune ?
Diable ! Son Excellence était bien renseignée pour déjà savoir ce détail, quand je n’étais pas à quai depuis deux heures. Je l’avais connu comploteur et prudent, je l’ignorais si soucieux de tout savoir. Ce pouvait me servir présentement, et il était temps de l’appâter. Je levai élégamment la main vers le sud :
— Il y a, au cœur du continent, une force qui s’est éveillée, implacable, dont je peux me targuer de connaître les visées et les moyens. L’origine des maravillas, monsieur, les dispensateurs de ces merveilles qui nous ont laissé espérer si longtemps que tout n’avait pas été découvert dans ce monde nouveau. La clef du changement et du progrès. La suprématie.
Le gouverneur m’écoutait vraiment. Son regard fixait un point sur mon front comme pour y lire mes secrets.
— De fait, murmura-t-il pour lui-même, nous avons ouï dire que nos ennemis avaient essuyé de nombreuses pertes. L’attaque sur Providence, bien sûr, qui a échoué… Et cette nouvelle selon laquelle Lisbonne et le Portugal auraient gagné leur indépendance ce dernier hiver. Et maintenant, ces rumeurs insistantes de cités et de ports qui ne répondent plus, ces lignes d’approvisionnement qui se délitent… Oui, nous vivons une époque de tempêtes, capitaine Villon, vous avez au moins raison sur ce point…
Indéniablement, je n’étais pas le premier à entretenir Le Vasseur sur ces sujets. J’espérai au moins qu’il se souvenait assez de mes compétences et de mon sérieux pour partager ma conviction.
— Mais, reprit-il d’une voix plus doucereuse, pourquoi moi ?
— Pardon ?
— Pourquoi m’apporter ici cette proposition ? Qu’y gagnez-vous ?
Cette fois, je devais parler franchement. Après tout, j’étais venu pour cela, et je sentais mon interlocuteur plus qu’alléché :
— Monsieur, je ne parle pas de monter quelque négoce fructueux… Je parle de saisir à bras le corps l’esprit de notre temps et d’en être les artisans.
— Continuez…
— Donnez-moi de quoi engager un équipage, et des lettres de marque, et je m’engage à faire de cette île le futur lieu le plus couru des Caraïbes et des autres mers. Nouons alliance avec les forces qui viendront bientôt à bout des Spaniards, et savourons les fruits d’une victoire commune… Je les ai vus à l’œuvre, gouverneur, je jure par le Christ que rien ne saura les arrêter !
— Et qui sont-ils donc, vos amis ?
— Je vous les ferai rencontrer, s’il vous sied et s’ils le veulent bien.
C’était là que je devais manœuvrer habilement. Si j’en révélais trop, Le Vasseur pourrait être tenté de se passer de moi. Si j’en disais trop peu, il n’y trouverait pas suffisamment d’intérêt. Je tirai ma balle suivante un peu au jugé :
— Votre Excellence imagine-t-elle les bénéfices à disposer des moyens qui font s’effilocher l’empire de Philippe IV, lorsque le temps sera venu de porter le fer et le feu sur le vieux continent ? Aujourd’hui, c’est la Tortue qui accueille les persécutés huguenots. Demain, nous saurons faire rendre gorge aux papistes en leurs fiefs !
Cette fois, je fus certain que mon bonhomme avait perçu son avantage. Il s’était tu, comme je l’avais vu parfois faire durant nos collaborations passées, quand il échafaudait quelque fine diplomatie. Quant à moi, si je voyais l’intérêt militaire à posséder les armes des Itza, c’était surtout à d’autres merveilles moins dévastatrices que je pensais : pharmacopées, nourritures impérissables, instruments et outillages inédits. Un nouveau monde de progrès. Pour tous.
— Pour votre équipage, commença Le Vasseur…
— Oui ?
— Cherchez donc au Rat qui pette, là où se retrouvent les gens de mer. Je vais vous fournir assez d’or pour y enrôler la fine fleur de la flibuste française.
— Merci, votre Excellence.
— Pour les lettres et recommandations, je dois encore y réfléchir. Notre situation ici demeure fragile, et nous devons penser d’abord à garantir notre sécurité, avant de nous livrer à de périlleuses entreprises.
— Je comprends.
— Ma décision vous sera connue quand le moment sera venu. Dieu vous garde, capitaine Villon.
C’est sur cette politesse que s’acheva l’entrevue. Je notai, en quittant la propriété du gouverneur, qu’il ne m’avait offert ni rafraîchissement ni collation. Ma gorge était plus aride que le ventre d’un mort. Je décidai de redescendre au port pour y débusquer une gargote pas trop sordide. Pourquoi pas cet établissement indiqué par Le Vasseur, puisqu’il semblait avoir la préférence des capitaines d’ici ?
Après les grosses chaleurs de l’après-midi, les esclaves et les équipages s’activèrent un peu plus du côté du port. Je les regardais travailler depuis la balustrade de ma chambre, nu comme un ver et abondamment rincé au tafia. J’avais gagné l’étage du Rat qui pette au moment d’achever mon second litre, histoire d’échapper un peu aux beuglements des clients et me satisfaire des couinements plus plaisants de deux drôlesses à la peau de miel pêchées au comptoir. Après avoir satisfait l’ensemble de mes appétits, tandis que ces demoiselles un peu ivres s’amignonnaient pour me faire plaisir, j’éclusais un dernier fond de godet en me délectant de la rumeur des quais. Christ mort, j’avais failli oublier comme tout cela me plaisait, des clameurs des boscos à la parade des capitaines, avec le lent balancement des mâtures et le concert incessant des maillets de radoub. En bonne place dans ce tableau, le Toujours debout dominait aisément les bricks et les pinasses. Ma frégate en imposait tant que, au rez-de-chaussée, les racontars se tissaient plus vite qu’une corde de pendu. Pour l’instant, je laissais faire et dire. Quand viendrait le temps de recruter solide équipage, je ne doutais pas d’harponner les meilleurs éléments du cru.
Dans mon dos, les deux mulâtresses recoiffées roucoulèrent un peu plus fort pour se rappeler à la générosité de mes bourses. Je claquai les fesses de la plus jeune, qui était aussi la moins jolie, et les invitai à mériter un peu plus leurs gages. Le diable seul sait si quoi que ce fût aurait pu me faire sortir avant longtemps de ce boudoir crasseux, qui sentait encore les libations des précédents occupants. Ma paire de princesses des îles rivalisa d’attention envers mon anatomie fanée par de trop longues privations, et ma bonne éducation m’incita à leur rendre pareille politesse, jusqu’à la visite du gargotier.
— Monsieur, s’excusa-t-il quand je lui eus accordé audience, il y a là un certain capitaine qui veut vous entretenir.
— Sûrement ce cher Brieuc… Et bien qu’il entre ! Et qu’on nous apporte encore du tafia !
Le rougeaud tenancier obéit pendant que je prenais pose plus convenable et renfilai mes culottes. J’avais laissé filer l’heure de mon rendez-vous au Grand Jacques et mon brave ami se serait assez inquiété pour ma santé et mon retard. C’était bien dans son caractère. Quelle ne fut pas ma surprise, donc, de voir entrer dans ma tanière la menaçante carcasse du gros Brodin de Margicoul, toute galonnée d’autorité bedonnante. Le Gascon me lança un regard de remontrance complice en constatant ma mise, avant de me saluer de son chapeau à larges plumes :
— Capitaine Villon…
Un instant, mes yeux dérivèrent du côté du sabre et des pistolets dissimulés sous mes frusques éparpillées près de la fenêtre. Ma dernière rencontre avec cet homme avait failli se conclure par un décès. Je ne tenais pas, si pareille joute devait être rejouée dans ma chambre, à manquer d’arguments contradictoires. Mais son visage épais, nouvellement barré d’une cicatrice qui lui courait de la paupière au menton, se fendit d’un fort aimable sourire quand il me tendit la main :
— Ventrebleu, comme vous paraissez racorni ! Vous voilà plus ridé et édenté qu’une grand-mère de Carcassonne. Le gouverneur n’a pas menti !
Je sus grimacer et lui rendre le salut en serrant ses doigts sans rien rétorquer. S’il venait au nom de Le Vasseur, j’étais momentanément prêt à lui accorder toute ma sympathie. Et mon attention.
— Du vent, les catins ! tonna Brodin de Margicoul. J’ai à parler à celui-ci sans être écouté.
Pour couper court aux jérémiades des dames, il leur lança quelques pièces et leur pinça adroitement le téton à l’instant de les laisser passer. La porte grinça. Nous étions seuls. Une salve de rires gras monta du rez-de-chaussée au spectacle des deux putains ainsi renvoyées dépoitraillées. Le Gascon gloussa en grattant sa joue balafrée, puis croisa les bras :
— L’année a été rude pour plus d’un minois, pas vrai ?
— Si fait, opinai-je en découvrant mes gencives. Que me vaut cette visite ? Je suis attendu ailleurs.
— Tout doux, Villon, je viens en paix. Je sais que Brieuc vous attend, et je ne cherche pas querelle.
Décidément, tout se savait très vite à Basse-Terre. Mes huguenots avaient bien tissé leurs réseaux depuis leur installation. Me détendant un peu, je hochai la tête lentement et j’attendis la suite.
— Le gouverneur a réfléchi à votre proposition. Il l’accepte et m’a chargé de vous remettre ces lettres de marque. Il compte sur vous pour « vendanger comme il faut les vignes du progrès », a-t-il déclaré.
— Vous a-t-il aussi informé des détails de notre affaire ?
Le gras capitaine décroisa les bras, glissa lentement – pour ne pas m’alarmer – la main sous son gilet et en sortit une petite boîte laquée noire, à peine plus large que sa main, qu’il m’exposa brièvement. Maravilla. Encore.
— Rapportée par un marin d’un voyage jusqu’à la Floride. Il semble bien qu’il y ait par là-bas des sortes de pêches miraculeuses pour ce genre de merveilles. Celle-ci produit des musiques étranges sans orchestre ni chœur, qu’on n’entendra qu’à condition de se chausser le crâne de ces arceaux…
Il pressa un bouton de la boîte et j’entendis effectivement un grésillement qui rappelait celui des grillons au cœur de l’été. En approchant de mes oreilles des disques reliés à l’appareil, le crépitement suraigu se métamorphosa en un vacarme de musique étrange, comme l’avait habilement décrit le capitaine gascon.
— Encore une fois prodigieux, murmurai-je.
— Oui… Il y aurait là matière à maléfice et procès pour diablerie, si l’on ne voyait pas plus loin que le bout de son missel. J’en ai moi-même brisé une, pour voir à l’intérieur. Je jure que je n’aurais pas été surpris d’y découvrir quelque infernal quatuor d’homoncules, tapi dans la boîte, jouant de leurs minuscules instruments diaboliques. Mais non, seulement des pièces semblables à celles des horlogeries.
Je reconnus bien là ses manières de brute et hésitai entre éclater de rire et sangloter :
— Vous en avez brisé une ?
— J’avais acheté tout le lot, bougonna-t-il, je pouvais bien en fendre une ou deux pour voir dedans. D’ailleurs, je peux vous offrir celle-ci, puisque j’en ai d’autres. Considérez cela comme mon cadeau de bienvenue.
Il interrompit le grésillement de la maravilla en pressant un autre bouton, puis me le tendit avec fierté :
— Trouvez la source de ces choses, Villon, et notre gloire est faite !
— C’est bien ainsi que je l’entends.
Il me remit ensuite les lettres de marque que je parcourus en diagonale. Les documents me bombardaient officiellement représentant de son Excellence le gouverneur de la Tortue, « fondé à agir en son nom pour toute matière propre à lier commerce avec l’ennemi des Espagnols, dans le but de m’approprier les mêmes moyens et les mêmes savoirs, pour la plus grande gloire de Dieu et du trône de France. »
— Savez-vous donc où chercher ? s’enquit Brodin de Margicoul.
— J’en ai une assez bonne idée, oui.
Après m’avoir souhaité une bonne soirée, le capitaine tourna les talons et me laissa seul dans ma chambre. Ce ne fut qu’après plusieurs longues minutes, alors que je m’étais rhabillé et que j’observais une joyeuse grappe de fêtards imbibés qui traversait la rue, que je réalisai que, contre toute attente, je n’étais pas mécontent d’avoir retrouvé ce butor.
J’étais encore saoul, et passablement en retard, quand j’arrivai enfin au Grand Jacques. La taverne était juchée sur les hauteurs surplombant la baie, à l’ombre d’un bastion massif en construction. Brieuc avait déjà commandé un pâté de volaille et un assortiment de charcuteries épicées à la mode des îles, sur lesquels je me jetai à peine assis. La bouche pleine, je lui racontai mes retrouvailles avec le gros Brodin, ce qui ne manqua pas d’arracher un rire satisfait à mon ami :
— Le gouverneur, une fois promu à son poste, ne pouvait manquer de récompenser ceux qui l’aidèrent à prendre Basse-Terre. Nous avons tous obtenu rangs et titres importants depuis sa nomination.
— J’ai remarqué, mâchouillai-je entre deux bouchées, que les nouvelles et les méfiances vont bon train par ici. Que craignez-vous donc ?
— Vous rappelez-vous notre discussion à propos de la légitime propriété de cette île ?
— C’était à Port-Margot ?
— Oui. Vous me souteniez que Tortuga n’appartenait à personne mais que le sang coulerait avant longtemps pour sa possession.
— Je m’en souviens, dis-je en me servant un verre de vin noir comme de l’encre de sèche. Il me semble que c’était il y a des siècles…
— Et bien, nous voilà tous dans le rôle des propriétaires qui ne veulent pas être dépossédés de leur terre.
— Je comprends. Vous craignez les espions et les comploteurs ?
— Oh, complots et agents ennemis sont déjà certainement dans la place, c’est du moins ce que pense son Excellence. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas nous préparer à une invasion plus directe ! À ce propos…
Brieuc prit lui aussi le temps d’avaler une gorgée de vin, puis regarda autour de notre table si aucune oreille ne traînait. Nous étions installés à l’écart, dans un petit renfoncement que des rideaux sales tentaient en vain de métamorphoser en alcôve privée. Quand il fut certain que personne n’écoutait, il reprit à voix basse :
— Nous avons reçu, au printemps de cette année, la visite d’un Espagnol qui cherchait commerce avec nos gens, et s’est réclamé de votre amitié quand il a été capturé.
Je faillis en lâcher mon couteau et pouffai :
— Vous avez arrêté Francisco Molina ?
— Avant de le relâcher presque aussitôt… Dieu que cet homme a le bras long… Ainsi, vous le connaissez ?
Je ricanai méchamment :
— Juste assez pour vous garantir que c’est un coquin et un mauvais sujet de son roi, suffisamment en tout cas pour lui faire confiance.
— Je vois… Ainsi le gouverneur avait encore une fois raison.
— Comment cela ?
— Il a autorisé les navires de ce Molina à mouiller dans la baie, et lui a même passé commande d’articles délicats à obtenir pour nous autres.
— S’il y en a un qui saura vous les livrer, c’est bien ce trafiquant-là.
— De fait, il nous a vendu la poudre et les canons qui participeront bientôt à la défense de notre fort, dès que sa construction sera achevée.
Brieuc eut une grimace appuyée pour signifier toute sa désapprobation à passer commande de matériel militaire auprès d’un représentant d’une nation hostile. Je tentai de le rassurer :
— N’ayez aucune crainte, ses canons seront solides et sa poudre excellente. Molina est de ma race : il n’a pas de patrie, seulement des clients. Et si vous le revoyez avant moi, pensez à lui présenter mes salutations, s’il vous plaît.
— Vous n’allez pas rester avec nous ?
— Je partirai bientôt, confirmai-je en nous resservant un gobelet. Mes affaires ici seront finies dès que je vous aurais mis une dernière fois à contribution, mon ami.
— De quoi avez-vous besoin ?
— Je partirai la semaine prochaine pour une longue course et j’ai besoin de rassembler le meilleur des équipages. J’ai cru comprendre que votre fonction consistait aussi à trier les mauvaises têtes nouvellement débarquées. Je compterais bien sur vos conseils pour m’éviter les gredins et les cossards.
— C’est une demande inhabituelle, mais je pourrai m’y employer à une condition : celle que vous m’emmeniez avec vous.
Je demeurai un instant songeur. La proposition était tentante, d’avoir à mon côté le meilleur et le plus fidèle des libres capitaines de Basse-Terre. Le jeune homme avait mûri et je sentais chez lui une réelle autorité et une plus grande assurance, désormais. La prise de la Tortue aux Anglais, son nouveau poste d’officiel chargé de la sécurité des colons, autant d’événements qui avaient un peu trempé son caractère, tandis que je croupissais dans les geôles espagnoles. Autant de bonnes raisons de l’enrôler pour ma prochaine expédition. Malheureusement, la traversée que je m’apprêtais à effectuer exigeait la plus grande prudence, et je ne pouvais me permettre de déplaire encore à Le Vasseur en débauchant un de ses lieutenants.
— Pas cette fois-ci, Brieuc. Si je réussis, je promets de vous enrôler à mon retour pour la campagne suivante. D’ici là, nous allons tous avoir fort à faire, et les bonnes gens de Tortuga doivent pouvoir compter sur un homme comme vous, qui saura les protéger au mieux !
Contrairement à ce que j’aurais pu croire, mon ami accepta cette décision avec une retenue qui me fit presque regretter de ne pas avoir accepté sa requête.
— Je comprends, dit-il. Dans ce cas, évitez tant que possible de vous acoquiner avec un certain Nicolas-Amédée d’Ermentiers, qui ne manquera pas de vous proposer ses bons services. C’est un tranche-montagne et une canaille… Pour le reste, je vous dresserai une liste des marins qui auraient ma confiance.
Brieuc avait bien grandi, en vérité. Il commanda d’autres bouteilles pour porter chance à mon entreprise. Nous bûmes jusqu’à l’aube, dans les fumées bleues de tabac et les relents sucrés de cuisine, en nous racontant nos hauts faits d’armes depuis l’été de 1640. Au matin, ivre mort, je tanguai jusqu’au port pour y retrouver mon navire, ma cabine et mes intrigues.
Une semaine plus tard, garni d’un hardi et nouvel équipage, le Toujours debout quitta la baie étroite, direction grand ouest, pour un rendez-vous secret avec les Itza et la fortune.