Sono io la morte e porto corona,
io Son di tutti voi signora e padrona

(Angelo Branduardi – Ballo in fa diesis minore)

XIV. Désert du Yucatan

(FIN DU TEMPS CONNU)

… Je n’ai jamais su combien de temps je restai inconscient au fond de ma fosse, ni combien de temps dura le cataclysme au-dessus de moi. Quand j’émergeai de mon sommeil douloureux, je fus d’abord happé par un silence si pesant que je me crus frappé de surdité. Mes yeux se firent à la lumière du jour, pendant que je toussai assez de poussière pour ensabler la baie de Lorient… Entendre ma voix me rassura au moins quant à mon audition, mais mon visage, mes bras et mes mains, mon corps tout entier n’étaient que croûtes, écorchures et égratignures. Je m’arrachai péniblement à ma tanière de gravats et de rocaille pour me hisser hors de la longue anfractuosité qui balafrait le sol et dans laquelle je m’étais réfugié au pire du cataclysme. Ce que j’aperçus me causa un choc plus violent que si j’avais réalisé qu’il me manquait un bras ou une jambe : autour de ma cachette, la jungle avait disparu. À perte de vue, je pouvais voir un désert d’humus et de boue plus ravagé qu’une plaine après la bataille. Des arbres, il ne restait que des éclats épars, des moignons pelés et brisés qui se dressaient ici ou là entre deux fondrières. On aurait dit qu’un titan avait moissonné la forêt comme un vulgaire champ de blé. Le ciel était un gruau bouilli charriant des lambeaux de nuages vers l’horizon. Pas un oiseau, pas un bourdonnement d’insecte pour venir rassurer mes sens aux aguets. Loin vers ce qui pouvait être le nord-est – à en croire le soleil consterné planant au-dessus de ce décor – j’aperçus une haute colonne de fumée, par-delà une large colline plus nue qu’au matin de sa création. Incapable de choisir une destination plutôt qu’une autre, je me fixai sur ces flammes et me mis en marche d’un pas lent. Puisqu’il y brûlait un incendie, peut-être y trouverais-je un peu plus que la terre abrasée qui m’encerclait…

Après quelques heures d’une randonnée laborieuse, je me rendis compte que j’avais lourdement mésestimé la distance qui me séparait de mon objectif. La faute en revenait à la monotonie du paysage, qui manquait de repères pour me permettre de mesurer ma progression. Pour ne rien arranger, le soleil me jouait des tours en sautant d’un point à l’autre de l’horizon. Si je n’avais pas vu le même phénomène se produire durant la tempête, j’aurais crû être la proie d’inquiétantes hallucinations. En désespoir de cause, puisque je ne pouvais plus me fier à la position de l’astre pour apprécier ma direction et le temps qui passait, je m’en remis exclusivement aux rares reliefs visibles, et ne lâchai plus du regard la colline au-delà de laquelle continuait de s’élever de sombres fumerolles. Aucun bruit sur le plateau dévasté, à l’exception de la terre meurtrie qui se tassait sous mes pas hésitants. Je bus quelques gorgées aux rares points d’eau claire que je dénichai, en profitai pour observer attentivement la surface des flaques et constater avec satisfaction qu’elle n’était agitée d’aucune secousse. Le sol avait donc cessé de trembler pour de bon ? J’hésitais encore à m’autoriser cette satisfaction. La peur d’être déçu, sûrement. Comment accorder encore ma confiance à quoi que ce fût, même à un semblant de répit, après le cataclysme qui avait manqué de m’engloutir ? Je me rappelai avoir prié pour trouver quelque réconfort au pire de l’épreuve. Ce souvenir m’arracha un gloussement incrédule, qui roula sur la plaine sans trouver d’écho. J’en profitai pour beugler plusieurs blasphèmes afin d’apurer mes comptes avec le Créateur. Le monde n’en parut nullement altéré, je ne chutai pas dans une ornière dissimulée sous le sol, et je repris ma sinistre excursion.

Le soir me surprit tandis que je franchissais une crevasse si large et si profonde qu’elle balafrait le paysage sur plusieurs acres. Épuisé et désorienté, je m’assis pour profiter de la scène et de l’instant. En s’épaississant, les ombres bleues diluaient le caractère dévasté de la contrée, et cette atténuation me procurait un semblant de soulagement. En levant la tête, j’assistai au singulier spectacle des mêmes astres surgissant simultanément en plusieurs points du ciel. Je comptai l’apparition de trois étoiles polaires, qui clignotèrent brièvement avant de n’en laisser subsister qu’une. De même, la voûte céleste hésita entre deux variantes du chariot de la Grande Ourse, avant de décider de privilégier la première. Au cours de mes longues années de marine, j’avais entendu maintes légendes à propos de phénomènes similaires. En de rares occasions, j’avais moi-même tutoyé l’indicible. Mais si désormais l’univers semblait ne plus savoir qui il était ou ce qu’il faisait, rien de bon ne pourrait survenir. Et si les étoiles elles-mêmes s’abandonnaient à la danse de Saint-Guy, il ne restait plus aux hommes qu’à frissonner en cadence. Privé de repères tandis que forcissait l’obscurité, je dus me résoudre à rester là, au creux du vallon, trop méfiant pour marcher, réduit à m’arracher les croûtes et à les mâchonner pour occuper mes doigts tremblants. Moi qui avais tant pesté contre les inconforts de la jungle, j’aurais payé cher pour caresser un tronc intact. Cueillir une fleur. De nouveau accablé, je me roulai en boule contre un rocher et cherchai le sommeil. Et c’est ainsi que je passai ma deuxième nuit après la fin du monde.

 

Le lendemain matin, j’émergeai d’un autre maigre repos. La terre avait tremblé contre mon ventre à trois reprises, me renvoyant à des terreurs que je ne voulais plus revivre, sans me donner le courage de m’enfuir. Rien d’autre n’était survenu que ces soubresauts cyclopéens, et j’avais à chaque fois réussi à me rendormir. Pour autant, j’avais manqué de répit et l’aurore me trouva de bien vilaine mine au pied de ma colline. J’avais faim. J’avais soif. J’avais mal. Gratter mes plaies avait ravivé le feu des tiraillements sur mon visage et mes bras. Il me semblait qu’un bataillon de puces me grignotait les chairs par en dedans, et je devais agripper les pans de ma vareuse pour ne pas me griffer jusqu’au sang. Mort de moi, étais-je donc destiné à souffrir plus souvent qu’à mon tour ? Avais-je trop longtemps tiré la queue du diable et de ses mignons pour mériter tels châtiments ? Je maudis la terre entière pour un quignon de pain, suçai une poignée d’herbes sèches et amères, puis repris mon trajet. Au moins la fumée montait-elle toujours au-dessus de ma colline, me laissant espérer rejoindre bientôt quelque lieu de vie, ou de mort, autre chose du moins que le vide et le silence. Si j’avais été moins éreinté, j’aurais accéléré pour franchir au plus vite le dernier relief.

Je dus faire halte plusieurs fois, durant mon ascension, pour ménager mon cœur épuisé. À chaque étape vers le sommet, je disposais d’un nouveau point de vue sur mon Tartare. Rien. Il n’y avait rien. De la jungle qui avait menacé de m’engloutir, seulement la tonsure des roches et la moisson des arbres. L’enfer, ce n’est ni les flammes ni les tourments. L’enfer, c’est un désert sans écho. Je ne supportais plus les postures tant humaines des derniers troncs dressés, fragments implorant le retour de leur gloire perdue. Mon esprit vacillait au souvenir des formes fusionnées que j’avais aperçues au cœur de la tourmente, chairs et fibres amalgamées jusqu’à la pulpe. Je pensais à la métamorphose de la Daphné d’Ovide, ne pouvais voir dans ces dépouilles que l’ultime supplique d’une âme à l’agonie. Alors je marchai encore, plus haut, plus loin, pour m’arracher à ce monde de mort et témoigner de la cruauté des dieux.

Et lorsque je me hissai enfin au sommet de ma colline, ils me châtièrent à la mesure de mon arrogance, en m’accordant le droit de contempler Noj Peten qui se calcinait en contrebas.

Cabochon

Je ne sais si je saurai trouver les mots pour décrire ce que je vis s’étaler à mes pieds depuis mon promontoire. D’abord, je crus reconnaître le lac, qui n’avait presque pas changé. Puis je discernai un amalgame atroce, là où s’étendait naguère l’île des Itza. Quelque chose comme la ruine bouillie de leur cité, pulvérisée par sa rencontre avec elle-même. Ou une multitude d’elle-même. À la manière des étoiles aperçues la veille, l’univers semblait avoir hésité entre plusieurs versions de Noj Peten, avant de décider de les forcer à se tenir ensemble au même endroit. La pierre s’était mêlée à la pierre qui s’était mêlée à la chair qui s’était mêlée au métal qui s’était… Ô mon Dieu… l’impossible infortune ! Je voulus retourner à mon désert plutôt que contempler une seconde de plus l’effroyable résultat. L’immense brasier né de ces percussions ne parvenait qu’à masquer pudiquement cette folie. En définitive, je crois que trois mots suffisent à décrire ce que je vis : Noj Peten brûlaient ! Et ce spectacle était insoutenable.

Je passai le reste de la journée à fixer l’incohérence faite ville en contrebas. Mes pensées dérivèrent à l’infini, passant de la plus grande dépression à une hystérie forcenée. Adieu, k’uhul ajaw, ou qui que tu fus, adieu aux tiens et à tes desseins. Adieu à vous, Itza, à votre cité et à vos rêves. Adieu à toi surtout, Arcadio, cette fois j’avais seul survécu à l’épreuve. Quelle maravilla plus nocive, quel artefact plus redoutable aviez-vous dissimulé sous vos temples, qui s’était ainsi retourné contre vous ? Quel nouveau miracle avait scellé votre perte ? Je préférais ne pas le savoir, mais je devinai que je ne devais pas être bien loin de la vérité en m’interrogeant ainsi. Je ne pleurai pas mais regrettai de ne pas avoir de vin pour noyer mon tourment. Je me rappelle que je retardai autant que possible le moment de descendre vers le lac, jusqu’à l’instant d’avoir trop soif pour ignorer toute cette eau douce presque à portée. Quand tomba le soir, je n’avais pas bougé et je restais guetter l’indécision des étoiles au-dessus du monde. Une brise se leva, semblant provenir de l’ouest, qui porta jusqu’à moi l’odeur sèche et poussiéreuse du désert. C’est alors que je la vis, portée par ce vent léger depuis l’horizon : une burbuja était apparue à ma gauche et volait lentement vers les ruines fumantes de Noj Peten. D’un œil morne, je fixai longtemps cette bulle qui s’immisçait peu à peu entre le ciel et moi, indifférente à l’humiliation du monde, mauvais augure qui grossissait à chaque fois qu’elle disparaissait pour réapparaître un peu plus près de ma colline. Vers l’ouest, le soleil palpita si rapidement, mourant et renaissant à la vitesse de mon cœur épuisé, que mes yeux n’eurent pas le temps de s’habituer à cette succession de nuits et de jours. Pendant cette courte oscillation, la burbuja avait atteint les rives du lac, où elle sembla perdre de l’altitude avant de verser soudain dans ma direction. Je réalisai alors qu’elle ne contrôlait plus sa trajectoire mais dérivait comme un esquif dans la tempête. Je vis distinctement sa nacelle osciller et tanguer sous le vent, avant de voir disparaître l’ensemble une dernière fois… À sa réapparition suivante, le ventre de l’appareil frôla le flanc de la colline, manqua de s’y écraser, remonta in extremis avant de perdre tout contrôle. La burbuja s’échoua à moins de cent toises de ma position, dans un craquement de toile déchirée et de mâture brisée. Le choc manqua me faire trébucher tandis que je clopinais en direction du naufrage : j’avais distinctement vu et entendu un passager hurler dans la nacelle au moment de me dépasser. J’aurais été capable de ramper à m’en arracher la peau du ventre pour seulement parler à un autre être vivant. Assister à cet accident, c’était comme témoigner de la chute des anges et comprendre qu’ils saignaient. Ces choses avaient toujours sillonné les cieux caraïbes en se moquant de nos vétilles. Je tremblais d’en découvrir l’occupant, mais je souhaitais sa survie.

De plus près, je constatai les effroyables dommages subis par la burbuja. Sans présumer des talents de son propriétaire, je doutai que la chose puisse jamais voler de nouveau. Les débris de la gigantesque bulle avaient été projetés tout autour du point d’impact. De larges lambeaux de tissu, plus léger qu’une soie d’Orient, flottaient dans le vent partout où ils s’étaient accrochés aux fragments de bois plantés dans le sol. Entre ces oriflammes sinistres, d’autres sections d’un fin treillage jonchaient le flanc de la colline et craquaient à chacun de mes pas. Il ne me fallut pas longtemps pour repérer la nacelle dans cet amas de fragments, et je constatai avec satisfaction qu’elle était presque entière et semblait avoir moins souffert que le reste. Le temps de contourner la grande nasse d’osier et je découvris le passager, étendu face contre terre. Sa longue tunique claire n’était ni déchirée ni tachée de sang. Je m’approchai du corps et le retournai prudemment. Quelle ne fut pas ma surprise de reconnaître les traits d’un Targui, au visage pointu et émacié. Mon étonnement grandit encore, alors que je le reposai délicatement sur le sol, quand mon bras effleura sa poitrine et que je sentis la courbure d’un sein sous l’étoffe. J’en fus si étonné que je dus me retenir de palper sous le tissu la présence réelle de ces rondeurs. Peste blanche ! Je venais d’hériter d’une de ces excentriques, en même temps que de comprendre que c’était leurs gens qui manœuvraient les burbujas. Étrangement, cette découverte en bordure du nouveau désert qui nous entourait me procura un sentiment de calme. Une énigme s’était révélée. J’avais tant besoin de réponses que je m’en sentis réjoui.

La femme paraissait plus jeune que moi, bien qu’il fût difficile d’en juger réellement en raison de ses ecchymoses et de sa silhouette efflanquée. Le choc de l’accident lui avait profondément ouvert le front et la moitié gauche du visage. Un peu de sang poissait sa tempe et ses cheveux noirs coupés très courts. Pas étonnant que je n’eus pas immédiatement reconnu une femme : elle ressemblait davantage à un de ces adolescents trop maigres, aux manières délicates, qui font les délices de certains bougres. Elle ouvrit les yeux, toussa un peu de salive épaissie de poussière. Je ne sais si ce fut ma longue errance solitaire, ou l’insolite de cette rencontre, qui ravivait soudain ma soif d’humanité, mais je crois que je l’aimai dès le premier regard, et que je l’aurais autant aimée s’il s’était agi d’un garçon. Mort de moi, qu’elle me parut belle et fragile, aussi échouée et démunie que moi au cœur de ce qu’il subsistait du monde. Je lui pris doucement la main pour apaiser son regard inquiet :

— Vous comprenez ce que je dis ?

Elle me fixa sans répondre. Je répétai lentement, en balbutiant la même question dans les quelques langues que je connaissais, sans obtenir davantage de réaction. Pourtant, elle semblait entendre ma voix, et ses pupilles noires trahissaient un esprit alerte, mais elle ne prononça aucun mot ni son. Ô cruauté ! Le destin m’avait-il donc raillé au point de m’offrir une compagnie privée de parole ? Je fis mine de l’aider à se relever et elle se laissa faire. Encore hagarde – qui ne l’aurait pas été après un tel naufrage ? – elle regarda autour d’elle pour évaluer le drame auquel elle avait réchappé. Je hochai la tête d’un air compatissant, essayai de lui faire comprendre qu’elle avait eu de la chance. Son regard se posa sur moi comme on observe un vulgaire insecte. Christ mort, ces Targui n’avaient décidément rien d’humain, pour demeurer aussi apathiques en ayant frôlé la mort d’aussi près ! Rajustant son vêtement déchiré, elle tourna la tête vers l’incohérence déchiquetée et fumante qui avait remplacé Noj Peten. Une larme unique perla au coin de son œil et traça une ligne plus claire sur sa joue barbouillée. Ce fut la seule fois que je la vis exprimer si directement un tel sentiment de tristesse ou de pitié. Sur l’instant je ne l’en aimai que davantage.

— Oui, soufflai-je sans savoir si elle comprenait, tout a disparu… Absolument tout. C’est comme s’il y avait eu trop de ville pour la taille de l’île… Trop de choses qui n’auraient pas dû se trouver ensemble…

Je secouai la tête : quelle misérable théorie essayai-je de péniblement formuler, quand j’aurais dû la serrer contre moi pour… Pour quoi au juste ? Apaiser notre crainte d’être vivants ? Sentir un autre corps, chaud et entier, contre le mien ? J’aurais dû le faire. J’allais le faire. Je n’en eus pas le temps : son regard, qui planait encore sur les ruines en flammes, tressaillit soudain et elle recula de trois pas en frémissant. Je regardai dans la même direction et les aperçus à mon tour : par-delà le lac, au-dessus de la ligne d’horizon, je vis poindre une première burbuja, puis une autre, et une autre encore, qui clignotèrent et semblèrent progresser par bonds dans le ciel vers notre colline. La Targui poussa un gémissement étouffé et sembla chercher un endroit où se cacher. Alarmé par sa réaction, je sentis monter également une inquiétude tenace. Si j’avais encore eu mon pistolet, peut-être aurais-je vainement tenté de tirer sur les apparitions. Hélas, il ne me restait que mon épée, bien inutile face à la présence écrasante des sphères volantes. Pendant que je cherchais à comprendre ce qui se passait, leur vol groupé disparut puis se matérialisa presque au-dessus de nous. Ma voisine, qui ne semblait plus vouloir s’échapper, s’assit dans les débris de son vaisseau et attendit l’accostage de ses congénères. Ceux-ci ne tardèrent pas à toucher le sol élégamment, un peu plus haut que notre position, dans un ballet gracieux qui souligna leur science du vol. Ce ne furent pas trois, mais six Targui qui sortirent des nacelles et descendirent paisiblement vers nous sans paraître intrigués par le désastre qui avait frappé la région. Parmi eux, je reconnus la face de carême de celui qui m’avait autrefois offert un livre au marché de la Grève-Rousse. À cette époque, je ne l’avais pas encore baptisé Simon, et je n’avais pas encore lié si particulier commerce avec sa clique, mais ce fut bien lui qui fit les derniers pas et m’adressa la parole en premier :

— Bonjour capitaine. Comment allez-vous ? Longtemps que je ne vous avais vu… Au moins un an, n’est-ce pas ?

— À vous de me le dire, maugréai-je. Ces jours-ci, j’ai un peu de mal à compter les jours qui passent.

Ma saillie sembla amuser les nouveaux venus, qui cessèrent un instant de fixer ma voisine pour m’écouter parler. Je profitai de leur attention pour montrer les dents :

— Vous comprendrez, messieurs, que je m’agace un peu de votre présence, ici, à l’instant du désastre ! Naguère, je vous suspectai déjà d’avoir rasé Saint-Christophe, mais vous m’assurâtes que vous n’y étiez pour rien… Cette fois, la coïncidence n’est plus de mise…

Ils ne semblaient pas armés. Ma main chercha et trouva la poignée de mon épée. Celui qui m’avait parlé leva les mains en signe d’apaisement :

— Paix, capitaine. Vous vous trompez de cible…

— Pour une fois, je saurais me contenter d’une injustice.

— Non, je ne crois pas, sourit le Targui.

Sa réponse avait été formulée avec une telle assurance qu’il me priva instantanément de ma colère. Je sentis un immense chagrin m’envahir, et des larmes gonfler mes paupières :

— N’y a-t-il donc que la mort, et la destruction ? La perte de tout ce qui a pu être beau ou respectable ?

— Peut-être… Mais si vous réclamez un responsable à cette tragédie, je crois que vous l’aviez trouvé avant nous.

Son regard calme se posa sur la femme qui nous écoutait sans réagir. Ainsi accusée, elle se contenta de fixer nos jambes sans paraître intéressée le moins du monde par nos propos. Je frémis :

— Elle ? Comment est-ce possible ?

— Nous l’avons traquée longtemps. Les nôtres sont si peu nombreux et nous nous croisons si peu souvent qu’il s’est passé trop de temps entre le moment où nous avons compris que l’un d’entre nous aidait en secret ceux de Florès et celui où nous l’avons identifiée et localisée.

— Florès ?

Le Targui se retourna vers l’île dévastée au milieu du lac :

— Dans plusieurs siècles, cette ville s’appellera ainsi. Ceux qui avaient embrigadé les indigènes de Noj Peten dans leur utopie de société venaient de ce futur. Dans votre époque, il semble qu’ils aient décidé de se faire appeler ceux qui sont nés du feu.

— C’est ce que vous vouliez me faire comprendre en m’offrant ce livre, n’est-ce pas ? Vous vouliez me préparer à ce que je n’allais manquer découvrir. Pourquoi ? Et qui êtes-vous ? Vous venez aussi de Florès ?

— Oui, à votre première question. Non à la dernière. Nous n’avons rien à voir avec ceux qui ont causé cette catastrophe. Au contraire, nous avons essayé de l’empêcher… Quant à savoir qui nous sommes, je ne saurais dire plus ou mieux que ceci : nous sommes venus d’un autre futur, plus lointain, en espérant stopper la folie des responsables de cette catastrophe avant qu’il ne soit trop tard. On ne joue pas impunément avec les lois du temps, capitaine. Vous en avez un effroyable exemple sous les yeux.

Je regardai brûler Noj Peten, ou Florès, puis dévisageai la femme à mes pieds :

— Et c’est elle qui a livré à k’uhul ajaw et aux siens vos secrets détestables ? Quel est son nom ? Je veux connaître le nom de la coupable avant de la tuer.

— Elle n’a pas de nom, capitaine. Aucun d’entre nous n’en a. Nous ne faisons que passer, comprenez-vous ? S’en prendre à elle ne vaudrait pas mieux que s’en prendre au vent, ou à la justice, ou à la malchance…

— Elle a trahi, avez-vous dit !

— Elle a trahi nos principes, capitaine, seulement nos principes. Elle a fait une erreur de jugement, rien de plus, et a peut-être un peu précipité le cataclysme en essayant de le prévenir. Mais elle n’est nullement l’initiatrice du chaos à venir, capitaine. Les vrais responsables ont déjà payé au prix fort le coût de leur folie.

Je repensai à Pakal déchiqueté par un fauve. À lui et à ses semblables, à leurs rêves d’hégémonie. Étais-je satisfait de leur disparition ? Ils avaient amené avec eux les maravillas, renversé le joug espagnol, m’avaient rendu riche et m’avaient fait tutoyer les dieux. À leur côté, j’avais remonté la piste des extraordinaires conserva capables d’abolir la famine et cru boire à la source des mystères ; j’avais osé croire que je pouvais, moi, améliorer le devenir des hommes. Christ mort, j’avais été si proche de mon but ! Et maintenant il n’y avait plus rien. Plus rien car, d’une manière que je ne comprenais pas – et dont je ne voulais alors rien savoir –, k’uhul ajaw et ses complices s’étaient avérés aussi avides de pouvoir et de domination que tous les autres despotes, tyrans et affameurs qu’avait connus l’histoire. Ils n’avaient envahi mon siècle que pour y imposer leur volonté et leurs manières. Quitte à périr en chemin. Je relâchai mon épée et m’assis par terre, en face de la femme, mais ne la regardai pas. Le Targui devait avoir deviné que j’avais besoin de réfléchir, car il laissa passer un long moment de silence avant de reprendre la parole :

— Capitaine Villon, ce qui s’est passé ici, qui constitue en quelque sorte l’épicentre de la catastrophe, ne s’est pas encore propagé partout. Avec nos efforts, il pourra subsister des régions intactes, à condition de ne pas commettre les mêmes erreurs. Nous sommes les Targui, les nomades, venus de loin pour vous sauver. Et vous allez nous aider.

— Moi ?

— Parce que vous êtes, d’une manière ou d’une autre, lié au destin de votre temps. Vous avez vu beaucoup de choses, survécu à autant, et demeurez un levier essentiel de ce qui se prépare encore…

— Alors rien n’est perdu ?

— Beaucoup est déjà perdu, capitaine, mais pas tout. Au contraire, d’une certaine manière, on pourrait dire que tout ne fait que commencer. Vous allez nous aider, et nous vous aiderons en retour.

— Je n’ai accordé crédit qu’à peu de gens, ces derniers temps, mais aucun ne m’a en définitive paru digne de confiance. Pourquoi le ferais-je cette fois-ci ?

— Peut-être parce que vous n’avez pas le choix. Peut-être parce que, dans le futur, vous avez déjà fait ce que nous attendons de vous.

Je préférais ne pas débattre sur le champ de ce genre de menaces ou de promesses. De façon déplaisante, parce qu’ils demeuraient si calmes dans la tourmente, je me sentis apaisé pour la première fois depuis longtemps.

— Qu’attendez-vous de moi, exactement ?

— Vous êtes capitaine de vaisseau, n’est-ce pas ?

— C’est même sans doute la seule chose que je sache faire.

— Au fil des jours, semaines et mois qui vont venir, les échos de ce qui vient de se passer ici vont se répercuter partout. Il va devenir de plus en dangereux de résider sur la terre ferme, capitaine. Le vaste océan constituera bientôt le meilleur refuge, pour éviter toute collision avec quelque chose qui ne devrait pas apparaître à votre époque. Après tout, la Terre est recouverte aux trois quarts d’eau, capitaine, y naviguer améliore d’autant les chances d’éviter de trop dévastatrices rencontres.

Malgré l’épouvantable menace qu’il venait de me révéler, je commençais à comprendre pourquoi les Targui avaient choisi la voie des airs. Encore moins de chance d’y croiser quelque chose qui n’aurait pas dû s’y trouver…

— Le cataclysme a cessé, balbutiai-je mal à l’aise.

— C’est vrai pour cette région. Et peut-être que rien de tel ne s’y passera plus jamais… Ces phénomènes sont tellement difficiles à cerner et prévoir. Mais ce que nous savons avec certitude, c’est que l’inconséquence criminelle de ceux de Florès ne sera pas sans suite. Des catastrophes semblables se produiront ailleurs, d’autres se sont déjà produites. Plus un endroit aura été fréquenté au cours des âges passés ou à venir, plus il aura été habité, et plus il risquera de se voir ainsi dévasté si un nexus – une tempête temporelle, si vous préférez – le happe. Reprenez la mer, capitaine, c’est la meilleure chose à faire pour le moment.

— Quel importance, si le monde doit disparaître ?

— Vous souvenez-vous de Saint-Christophe, capitaine ? Et de la Grève-Rousse ? Et de tant d’autres ports ou colonies rayés de la carte ?

— Comment les oublier !

— Nous savons ce qui a causé leur perte, capitaine, et ces crimes-là ne sont pas directement imputables à ceux de Noj Peten ou de Florès.

Mes poings se serrèrent :

— Alors qui ?

— Nous commençons à en avoir une idée précise… Sans doute une autre faction, venue également d’un autre temps, qui a su trouver sa place dans cette époque et protéger plus discrètement ses intérêts. Cela s’est déjà vu, ailleurs. Si vous œuvrez pour nous, nous veillerons à mettre un terme à leurs manigances et à ces dérives.

— Il faudra m’en dire plus si vous voulez m’en persuader, Targui ! Ce ne sont pas quelques vagues explications qui sauront m’attacher à votre service.

— Il ne s’agit pas de vous subordonner à nos exigences, capitaine, je sais à quel point vous êtes attaché à votre liberté.

— Alors, parlez : qui êtes-vous ? L’ombre de vos burbujas plane depuis longtemps sur les Caraïbes, mais d’où venez-vous vraiment ?

— Je vous l’ai dit plus tôt, capitaine : nous ne sommes que des voyageurs et des observateurs, venus pour constater les conséquences de ce que d’autres que nous ont engendré à votre époque. Notre origine n’aurait pas de sens pour vous.

— Comment pouvez-vous espérer notre alliance, en me dissimulant autant ? Suis-je donc si nigaud que je ne saurais comprendre vos explications ?

— Capitaine Villon, énonça posément Simon, n’avez-vous jamais caché des informations à votre équipage, qui auraient amoindri à coup sûr leur vaillance ou leur détermination s’ils en avaient eu connaissance ?

Je me souvins du Cierge, de la Crevette et des autres survivants de mon Chronos, entassés dans les cales de la Centinela de Mendoza pour Carthagène des Indes, et de mon refus de leur révéler notre destination par crainte de les voir abandonner. Oui, il était sans doute parfois salutaire de rester dans une confortable ignorance.

— Est-ce donc si désespéré ? demandai-je aux Targui.

— Pas désespéré, capitaine. Seulement complexe. Mais avec notre soutien, vous saurez préserver ce qui menace encore cette époque, ou ce qui la menacera bientôt. Cela, je peux vous le promettre.

Je regardai une dernière fois brûler la cité des Itza. Puis j’observai la Targui toujours assise près de nous.

— Et elle ? Vous allez la punir ?

— Pourquoi ? Elle s’est déjà punie elle-même. En désobéissant, elle s’est coupée des siens. Sa burbuja est en miettes et elle n’en aura pas d’autre. Qu’elle vive désormais comme bon lui semble. Elle est libre d’arpenter ce monde à sa guise… Après tout, n’a-t-elle pas contribué à sa création ?

— Puisqu’elle est libre, elle pourrait venir avec moi ?

— Si elle est d’accord, nous ne voyons rien à y redire.

— Entend-elle ce que nous avons dit ?

— Elle comprend parfaitement votre langue, comme nous tous.

Je tendis la main vers la femme, qui la fixa sans réagir :

— Venez, dis-je. Je saurai prendre soin de vous. Je vous ramène à ma frégate, ou bien vous irez où vous voudrez… Mais il ne faut pas rester ici.

Les autres Targui commençaient à regagner leurs nacelles. Elle ne se releva, sans mon aide, que lorsqu’ils se furent suffisamment éloignés. Celui qui m’avait parlé me héla une dernière fois en grimpant dans son vaisseau volant :

— Nous nous reverrons très bientôt, capitaine, et vous recevrez vos premières instructions.

— Vous pourriez nous ramener jusqu’à mon navire.

Simon tendit le bras vers ma droite, et sourit :

— Ce n’est pas ainsi que cela doit se passer, capitaine. La côte est dans cette direction et votre équipage vous attend encore malgré sa peur. Votre navire a subi de graves avaries pendant la catastrophe.

— Ma frégate est brisée ?

La première burbuja décolla lentement du sol en produisant un puissant bruit de brasier. Mon interlocuteur dut élever la voix pour se faire entendre :

— Rien d’irrémédiable. Rien, du moins, que nous ne sachions réparer. À très bientôt capitaine, tâchez de ne pas trop perdre de temps en route !

Cette sinistre plaisanterie lui arracha une grimace polie, puis ils s’éloignèrent rapidement en direction des nuages. De leur visite, il ne restait que l’herbe rase écrasée là où ils s’étaient posés. Je scrutai un peu plus attentivement les débris de la nacelle de ma nouvelle protégée :

— Y avait-il quoi que ce soit qui pourrait nous être utile, à bord de votre burbuja, madame ?

Elle ne répondit rien mais se leva pour arpenter lentement le lieu de son naufrage. Je fis de même sans trop savoir ce que je cherchais. À plusieurs reprises, elle ramassa quelques objets métalliques dont j’ignorais l’utilité, et je la regardai faire sans saisir ses motivations. Puis elle retrouva une sorte de petite cantine cabossée par le choc, qu’elle ouvrit pour en sortir plusieurs boîtes luisantes à la forme familière.

— Conserva, m’écriai-je en reconnaissant les récipients.

Étonnée, elle me sourit en hochant lentement la tête.

— J’en avais une semblable, autrefois, confiai-je. Mort de moi, quelles épreuves ai-je traversées pour en dénicher d’autres… Et voilà que j’en retrouve au cœur du désastre… Belle ironie, n’est-ce pas ?

La femme se redressa et me dévisagea avec tendresse. Était-elle gracieuse, trop maigre sous sa tunique déchirée, avec ses cheveux noirs si courts et sa soudaine fierté qui faisait tressaillir ses pupilles. Je lui tendis la main :

— Venez, rentrons à mon navire.

Cette fois, elle ne refusa pas. Et c’est ainsi que nous regagnâmes la mer, pour nous y bâtir un nouveau destin.