Yo ho yo ho
Yo ho ho
Yo ho yo ho ho
Yo ho yo ho
Sing the pirate’s gospel
(Alela Diane – The Pirate‘s Gospel)
XXIV. Archipel inexploré de la Baja Mar
(CIRCA 1652)
Ils étaient venus, mes capitaines de flibuste.
Parce que je le leur avais demandé, moi, Henri Villon.
Ils étaient venus, à bord de leurs brigantins fatigués, de leurs longues barques, de leurs maigres pinasses, parce qu’ils savaient que leur temps était compté.
Il y avait L’Ange du Léon du capitaine Le Bozec, la Marie-Belle du capitaine Florent, la Princesse d’Armentières du capitaine Dewitt ; et puis le Rolling Dices et le Stardust des commandants Doolan et Mackenna ; et d’autres, aux navires et notoriétés plus modestes, qui souhaitaient prendre leur part dans l’aventure que je leur promettais. Il y avait même la Louve de Gascogne, brick rapide et robuste, mené par un Brodin de Margicoul que je croyais disparu depuis longtemps ! Ce bougre de balafré me fit entrée tonitruante, me serrant longuement contre lui à l’instant de nous revoir. Le malheureux avait perdu l’usage d’une main depuis notre dernière rencontre. Je devais apprendre plus tard qu’il avait été longtemps incarcéré au fort de la Roche, et torturé par Le Vasseur pour révéler où il avait dissimulé des maravillas qu’il ne voulait pas voir échouer entre les griffes du gouverneur de la Tortue. L’entêté Gascon avait perdu ses doigts sans céder ! Retrouver ce capitaine à la veille de la bataille me procura une joie sincère.
Et tandis que leurs équipages s’égayaient sur les passerelles et pontons flottants de Dernier-Espoir, je passai plusieurs jours à convaincre tous mes invités du bien-fondé de ma demande. Il était temps d’en finir avec le vaisseau fantôme. Avec leur aide, je voulais débarrasser une bonne fois pour toutes les Caraïbes de cette peste. Pas de trésor, sinon ce que nous trouverions à bord du navire à condition de le vaincre sans le couler. Pas de gloire, sinon celle d’avoir survécu au Hollandais volant.
Tous, ils m’écoutèrent détailler mon plan et ma proposition jusqu’au bout. Je leur énumérai mes atouts et mes alliés, mes hypothèses et les objectifs, au cours d’une soirée qui s’éternisa jusqu’à l’aube. Quand vint le moment de se décider, à l’heure où le brouillard recouvrait l’océan de sa gaze de soie et d’argent, ils rejetèrent ma proposition en bloc. « Pas la moindre petite chance de victoire, dirent-ils, nous ne sommes pas assez nombreux. » Bien sûr, ils avaient raison.
— Donnez-moi encore un semestre, dis-je alors. Accordez-moi ce délai et je nous trouverai du renfort.
Ils acceptèrent de bonne grâce. D’ici là, avaient-ils meilleur endroit où aller, de toute façon ?
Je préparai donc le Déchronologue à prendre la mer pour une nouvelle mission de chasse, semblable à celles que j’avais parfois effectuées pour le compte des Targui, pour mener la portion de ma stratégie qui me répugnait le plus. Le Baptiste m’avait assuré qu’il saurait y faire, tant sa maîtrise de nos batteries temporelles s’était affinée avec les années. Nous prîmes la direction des nexus que voulut bien m’indiquer Simon, là où nous avions le plus de chance de croiser ceux que je tenais tant à rencontrer.
La promesse de mon maître-artilleur fut à la hauteur de ses compétences. Nos proies furent exactement là et quand il avait supposé qu’elles seraient. Au lieu de les pilonner à la manière dont nous le faisions autrefois contre nos ennemis, le Baptiste et ses canonniers surent agir avec tant de dextérité et précision, en faisant usage de leurs minutes et secondes supplémentaires, qu’ils firent littéralement entrer dans notre époque ces navires que j’espérais. L’un après l’autre, d’un point à l’autre de mes cartes, nous poursuivîmes notre improbable campagne de recrutement. La plupart des capitaines que je fis ainsi intercepter acceptèrent de m’écouter et de me suivre. Ceux qui refusèrent mon invitation, je les laissais reprendre leur route sans insister.
Au bout de huit mois de recherches, je revins à Dernier-Espoir, fort d’une nouvelle flotte qui fit se dessiller les yeux des capitaines flibustiers qui attendaient mon retour avec de plus en plus d’impatience. Dans mon sillage, j’emportais les vaisseaux de Jacques de Sores, aussi connu sous le nom de l’Ange exterminateur, et de François Le Clerc dit Jambe-de-bois. Et encore Piet Heim de Delfshaven, qu’il m’avait fallu convaincre dans un néerlandais maladroit. Et puis, pour fermer la marche et achever d’ensorceler mes alliés, j’amenais le glorieux Golden Hinde de Sir Francis Drake, dont la seule vue arracha des larmes de joie à mes commandants anglais. Tous, véritables légendes des mers d’antan, quand il fallait arracher l’or aux Espagnols avec les dents, sur des navires garnis pour moitié de canons et pour moitié de foi.
À peine débarqué, tandis que mes nouveaux renforts jetaient l’ancre à l’écart de Dernier-Espoir pour ne pas trop effrayer sa population, je réclamai un nouveau vote et, cette fois, obtins l’unanimité. Un seul des noms que j’avais ramenés aurait pu suffire à les faire tous prendre l’enfer d’assaut. Désormais, ils se sentaient invincibles.
— Villon, comment avez-vous su convaincre ces officiers de vous suivre ? me demanda Brodin de Margicoul au sortir de notre réunion.
— Je leur ai exposé notre situation et les ai suppliés de nous secourir, confiai-je gravement.
— Et cela a donc suffit ?
— Non, ris-je amèrement.
— Alors ?
— Alors je leur ai montré mon livre relatant les détails de leurs exploits et de leurs existences, jusqu’à ceux de leur trépas.
— Et c’est tout ?
— Je leur ai offert la chance de réaliser un autre exploit. Qu’ont-ils à craindre, puisqu’ils sont déjà morts ?
— Mordious, frémit le capitaine, si je ne vous connaissais pas aussi bien, je ne douterais plus que êtes le diable…
— À peine son portier, grimaçai-je.
Le Gascon frissonna en me dévisageant. Il lui fallut boire un litre de bon vin d’Anjou pour retrouver quelques couleurs avant de se joindre à notre dernier conseil de guerre.
Cette fois, tout était prêt pour l’ultime résolution de ma carrière.
Notre armada quitta Dernier-Espoir par une venteuse matinée d’automne. Nous avions confié notre tanière à la garde de quelques hommes choisis par Mendoza pour assurer la sécurité des réfugiés. Pour remédier aux périls des mauvaises tempêtes, je laissais aussi derrière nous Simon et ses Targui, qui m’avaient promis d’apporter leur aide aux familles en attendant notre retour. J’avais également proposé à Sévère de rester à Dernier-Espoir, mais il avait été impossible de la convaincre de descendre à terre. Elle avait donc pris la mer et était demeurée dans sa cabine du Déchronologue. Chaque jour que dura notre voyage, j’adjurais le diable et tous ses démons de l’épargner quand viendrait l’heure du combat. À bord de notre flotte, installés aussi confortablement que possible, nous emportions aussi tous les volontaires sachant parler castillan que nous avions pu recruter parmi les résidents de Dernier-Espoir.
Notre destination était le port de Maracaibo, à l’extrême sud des Caraïbes. Durant l’élaboration de notre stratégie, nous avions dressé une courte liste des lieux qui auraient permis l’exécution de notre plan. Nous avions établi grâce à Mendoza et Francisco Molina que San Juan de Puerto Rico et Santiago de Cuba constituaient des mouillages occasionnels pour notre cible, quand il lui devenait nécessaire de se ravitailler ou de faire une longue escale. Après tout, les Espagnols demeuraient leurs alliés privilégiés dans les Caraïbes, même si, à en croire mon trafiquant d’ami, la manière dont les Americanos y menaient négoce tenait plus de l’extorsion que du commerce.
Malheureusement, si nous estimions disposer de la puissance de feu et des troupes nécessaires pour prendre de telles forteresses – qui en leur temps de gloire savaient accueillir et protéger la flota de plata –, un tel assaut nous aurait coûté énormément en hommes et en temps pour enlever jusqu’au dernier fort qui en protégeait l’accès. De l’avis de Mendoza, même avec un nombre réduit de défenseurs, ces ports étaient capables de nous résister et de nous causer des pertes sérieuses. Ils avaient été précisément conçus en ce sens. Or, notre plan exigeait de nous emparer d’une cité à la fois assez grande pour pouvoir y attirer l’ennemi, et assez peu protégée pour l’emporter sans coup férir – et sans laisser trop de traces d’un récent affrontement. Impossible d’user des canons temporels du Déchronologue pour pulvériser la cité ; d’abord parce qu’il n’en serait pas resté plus que des ruines, ensuite parce que je refusais d’employer cette méthode contre une population civile.
C’est pourquoi, après maintes réflexions et propositions, notre choix s’était finalement arrêté sur Maracaibo. La cité offrait tous les avantages requis, à condition d’y parvenir sans encombre. Mendoza avait avoué que la Centinela y avait régulièrement fait aiguade à l’époque où il servait fidèlement le vice-roi de Nouvelle-Espagne et les intérêts de l’empire. Non sans une certaine réticence à dévoiler des secrets militaires, il avait accepté de nous fournir toutes les informations tactiques et stratégiques nécessaires : emplacements et nombre des canons, importance supposée du contingent local, configuration précise de la côte, et cætera.
Il est ironique de penser que cette débauche de précautions et de planification précise s’avéra inutile, tant la capture de Maracaibo fut au final une simple formalité. La cité autrefois prospère était exsangue, vidée de la majorité de ses habitants et ses derniers résidents vivaient dans la crainte d’être à leur tour frappés par un ouragan temporel semblable à ceux qui avaient ravagés tant d’autres ports caraïbes. De fait, l’arrivée toutes voiles dehors de notre flotte provoqua illico ce qui ressemblait plus à une plate reddition qu’à une prise dans les règles de la flibuste. Une bordée de semonce fut tirée au ras des vagues depuis la Louve de Gascogne, dont les boulets de vingt livres soulevèrent des gerbes d’écume au moment de frapper l’eau au milieu du port. Au lieu d’un tir de barrage des quelques bouches à feu encore en activité, nous eûmes droit à une flopée de drapeaux blancs brandis depuis les docks et les remparts.
J’ordonnai immédiatement de mettre notre escadre en panne, avant d’inviter les capitaines volontaires à me rejoindre sur les quais pour m’entretenir avec les autorités de Maracaibo. Trois chaloupes furent mises à l’eau pour mener à terre notre petite délégation et quelques marins armés. J’obtins de mes récents alliés un peu particuliers de jeter l’ancre à distance et de ne pas révéler leur identité, afin d’épargner autant que possible la population locale. Les noms de Francis Drake et de Pie de Palo – le surnom que les Espagnols avaient donné à François Le Clerc en raison de sa jambe de bois –, ainsi que les ravages qu’ils avaient causés, étaient encore présents dans toutes les mémoires de l’empire. Je ne tenais pas à terroriser inutilement les vaincus.
Notre délégation fut accueillie avec toute la politesse envisageable dans de telles circonstances. Le gouverneur était décédé d’une crise de fièvre des marais un mois plus tôt. Ce fut son remplaçant provisoire, un officier maigre et fatigué répondant au nom de Salazar, qui se chargea d’accueillir notre groupe. Avec tout l’honneur que lui permettait la situation, ce soldat qui s’était rendu sans combattre demanda à parler à notre chef pour s’enquérir de nos revendications. En guise de préambule, il nous avertit que la population était réfugiée dans le monastère de la cité, et que ses soldats avaient reçu l’ordre de le protéger à tout prix. Je me présentai avec autant de courtoisie que possible, et l’assurai que nous ne désirions pas voir couler le sang. Je remarquai que, quand il entendit mon nom, ce dernier ne lui était pas inconnu. Mais je ne lui laissai pas le temps de s’attarder sur ma présence peu rassurante à l’orée de la cité, et me dépêchai de lui présenter le commodore Mendoza, qui serait chargé de lui expliquer par le détail ce que nous attendions de lui, de ses hommes et des habitants de Maracaibo. Nous fûmes conduits sous bonne escorte jusqu’à la maison du gouverneur, pour y poursuivre dans les meilleures conditions possibles la négociation à venir. Là, une collation fut prestement servie, à laquelle personne ne toucha. En notre nom à tous, le commodore remercia son interlocuteur pour son hospitalité, puis se permit d’énoncer nos revendications.
Presque agréablement surpris de devoir négocier avec un compatriote, Salazar écouta attentivement les premières exigences de notre armada : le libre accès à toutes les maisons de la cité et l’obéissance sans conditions à nos consignes, en vue de l’implantation à plus ou moins long terme de nos passagers dans la cité. En échange, nous répartirions équitablement vivres et médicaments entre nos propres troupes et ceux, parmi les résidents, qui souhaiteraient rester.
— Vous décrivez une annexion pure et simple de la cité, s’étonna Salazar soudain moins à l’aise.
— Temporaire, l’assurai-je.
— Puis-je au moins demander ce qui motive votre débarquement ? insista le soldat. Maracaibo n’est plus guère que l’ombre de ce qu’elle a été. Nous n’avons plus ni grandes richesses ni biens de valeur.
— Si vous le voulez bien, dis-je avec un léger sourire, nous prendrons ici nos quartiers d’hiver, en attendant la visite d’un certain navire qui, à ce que l’on dit, a l’habitude d’avitailler dans vos eaux.
Salazar ouvrit des yeux ronds d’ébahissement :
— Mais la flota de plata n’a pas pris la mer depuis des années.
— Vous vous méprenez, nous n’attendons qu’un seul navire.
— Si vous voulez bien me donner son nom…
— Le George Washington, annonça Mendoza sèchement. Nous allons le couler pour tous les malheurs que ces Americanos ont infligé aux Caraïbes, et pour tous les crimes qu’ils ont commis.
Cette fois, Salazar se figea totalement. Dans le grand salon où nous étions tous rassemblés, on aurait pu entendre un ange passer. J’en profitai pour me servir en porto et en déguster quelques gorgées, parvins presque à l’apprécier tandis que le gouverneur honoraire achevait de réfléchir à la nouvelle situation qui se présentait à lui.
— Messieurs, finit par articuler ce dernier, je crois que nous allons pouvoir nous entendre…
Jusqu’au soir, et pendant les jours suivants, les derniers soldats de la garnison se joignirent à nos équipages pour achever le débarquement des vivres et merveilles stockés à bord de notre escadre. Pendant ce temps, nos passagers se mêlèrent à la population locale, qui avait été invitée à sortir du monastère où elle s’était réfugiée. La majorité de ces gens avait la longue mine de celles et ceux qui ne supportent plus d’attendre l’arrivée d’un inévitable désastre. C’était, pour la plupart, des hommes et des femmes du peuple, qui n’avaient eu la volonté ou les moyens de fuir avec l’espoir de trouver meilleure situation ailleurs. Nos provisions, et nos conserva issues des réserves de Dernier-Espoir, nous attirèrent leur sympathie au-delà de mes prévisions.
Nous devions apprendre, au cours des semaines suivantes, tandis que nous peaufinions les détails de notre piège, que les Americanos avaient pris l’habitude de réquisitionner la majeure partie des réserves de vivres dont disposait la cité à chacune de leur visite, au nom de « l’alliance » qu’ils avaient nouée avec son Excellence le vice-roi. La dernière escale du George Washington à Maracaibo datait de l’année dernière. D’après les registres tenus par l’administration du gouverneur défunt, qui avaient dûment relevé la fréquence des passages du vaisseau fantôme, il était probable qu’il reviendrait aux alentours de l’année suivante.
C’était ce que l’on pouvait espérer de mieux. D’ici là, nous aurions le temps de préparer au mieux notre mascarade, voire de l’améliorer en exploitant toutes les précisions que pourraient nous apporter Salazar et les autres habitants quant aux habitudes et aux protocoles observés lors des réquisitions menées par notre ennemi. Tandis que je déléguais la majorité des responsabilités aux autres capitaines et officiers de notre flotte, je pus prendre le temps de rédiger et de corriger la majeure partie des cahiers de cette chronique, tandis que s’étirait lentement l’hiver. Ce fut une période de paix anxieuse, emplie du proverbial calme avant la tempête.
À l’orée du printemps, quand la terrifiante silhouette de notre ennemi se matérialisa sur la ligne d’horizon, nous étions tous prêts à jouer le rôle qui nous avait été attribué. Les volontaires prirent place au port pour simuler la vie des quais. Les équipages revêtirent leurs oripeaux de marchands et canoteurs. Le drame pouvait commencer.