And at the end of my life
Yes at the end of my life
All shall be well
All is as it was always meant to be…
(Killing Joke – Mathematics of Chaos)
XXV. Maracaibo
(CIRCA 1653)
Une heure avant de faire escale dans la baie de Maracaibo, le George Washington avait annoncé son approche en lâchant plusieurs salves d’un hululement rauque qui avait résonné dans toute la région, faisant s’envoler les oiseaux marins et s’enfuir les bêtes côtières. Le monstre d’acier gris glissa lentement, fendant les eaux paisibles de cette gigantesque anse presque entièrement fermée, connue aussi sous le nom de Baya de Venezuela, jusqu’à venir enfin se placer face du port averti de sa venue. De loin, il ressemblait à une improbable enclume posée sur l’océan. De près, c’était un éperon gigantesque, une plate-forme monumentale surplombée en son milieu d’une tour d’acier crénelée.
Léviathan capricieux et affamé, il poussa encore une fois son brame métallique, déchaînant cette fois les cris des enfants et les jurons étouffés des hommes. Aussitôt, comme pour ne pas attiser la colère de la bête, une petite flottille d’embarcations modestes – barcasses, chaloupes, youyous – s’arracha aux docks pour se porter, contre les vagues, jusqu’à ses flancs. Peut-être effrayé ou impressionné par l’arrivée de l’effarante cité flottante, un sloop léger leva également l’ancre pour gagner le large. Ce faisant, il allait devoir passer près du terrifiant visiteur, mais son capitaine déployait à l’évidence les plus grandes précautions pour ne pas trop s’en approcher, et demeurer à distance raisonnable le temps de le contourner largement par le sud jusqu’à sortir de la baie et gagner le large.
Tandis que ce navire s’éloignait, les navettes s’approchaient timidement des flancs du monstre. Peut-être par moquerie, le George Washington beugla encore. À bord des esquifs, les nerfs et les tripes des marins se nouèrent. Allait-il donc se taire ! Il y avait de quoi rendre rame et courage à chaque coup de corne. Ils continuèrent de s’approcher, cependant, serrant les dents tandis qu’ils arrivaient assez près pour sentir l’odeur de métal de la montagne d’acier qui se dressait devant eux. Plus près. Toujours plus près. Entre les pieds nus des barreurs, sur les bancs de rame, des caisses et des ballots de vin, de céréales, de fruits, de tabac et de farine, soigneusement enveloppés sous des toiles goudronnées. La liste habituelle et exhaustive des réquisitions exigée par le titan.
Et sous les toiles goudronnées, les mèches des marmites infernales préparées par nos soins, qui attendaient d’être allumées.
Lorsque les premières barcasses ne furent plus qu’à quelques mètres de son flanc arrière tribord, un lourd palan amorça sa descente, depuis un entrepont ouvert dans la moitié supérieure de sa coque, jusqu’au ras des vagues qui se prosternaient à ses pieds. S’ils avaient respecté les consignes habituelles, les autochtones venus de Maracaibo auraient dû commencer à décharger leurs vivres sur la structure ainsi déroulée jusqu’à eux, mais cette fois, ce ne fut pas le cas : faisant fi de toute prudence, comme s’ils venaient de découvrir une voie d’eau dans leur coquille de noix, les premiers marins se jetèrent à l’eau et commencèrent à nager vers le rivage. C’eut pu être du plus grand comique – et peut-être les Americanos invisibles au sommet de leur enclume riaient-ils à ce spectacle incongru – si l’équipage suivant n’avait fait la même chose. Visiblement, ils fuyaient quelque chose… La première explosion retentit tandis que d’autres rameurs sautaient à leur tour dans l’eau, priant pour avoir donné assez de vitesse à leur barque pour qu’elle atteigne l’ennemi sans eux. Une deuxième explosion. Une troisième. Une fumée noire, produite par les épaves calcinées, le goudron et la poix, commença à monter vers la cime de la montagne ainsi provoquée. Une autre sirène retentit depuis ses hauteurs, nettement plus lugubre. Une batterie d’artillerie fut mise en branle pour éparpiller aussi bien les inconscients qui s’approchaient encore que les saboteurs qui s’enfuyaient déjà. Les flots ininterrompus de munitions modernes déchiquetèrent les barques, trouèrent l’eau, jusqu’à déclencher prématurément une nouvelle série d’explosions fuligineuses parmi les canots qui n’avaient pas encore atteint leur cible.
C’est alors que retentit une autre déflagration, beaucoup plus forte, en provenance de l’autre côté du navire ennemi. Le sloop qui avait semblé fuir Maracaibo, celui qui avait si bien fait attention à contourner le géant, avait fini sa boucle jusqu’à filer droit sur lui, et le percuter de plein fouet. À son bord, plusieurs tonnes de bombes à feu détonnèrent en même temps. C’était le Rolling Dices du commandant Doolan, transformé pour la bonne cause en gigantesque soute aux poudres. Tandis que les barcasses faisaient diversion par tribord, le sloop avait manœuvré au plus serré pour porter un plus rude coup au flanc de l’ennemi. Le sloop avait été choisi en raison de sa vitesse et de sa manœuvrabilité. Plusieurs capitaines s’étaient portés volontaires pour mener cette bombe flottante droit sur sa cible et c’était seulement la veille que nous avions décidé de tirer à la courte paille. N’ayant pas obtenu la plus courte, Doolan avait finalement exigé de le faire lui-même. Nul autre que lui, avait-il affirmé, ne mènerait son vaisseau à la mort. Jusqu’au bout, j’ai espéré qu’il ait survécu à son acte héroïque. Mais, pour l’instant, j’avais d’autres priorités. Ce coup porté au George Washington l’avait accidenté, c’était indéniable. D’autres batteries se mirent en branle depuis son sommet, hachant et pulvérisant tout ce qu’il voyait à portée. Mais c’était toute notre flotte qui fondait sur lui maintenant, partie depuis la rive orientale de la baie à l’instant où les barcasses et le Rolling Dices quittaient le port, pour arriver, comme prévu, ensemble sur l’ennemi. Nous filions toutes voiles dehors pour le prendre par l’arrière, avantageusement camouflés par les nuages de poix et de goudron enflammés qui l’encerclaient. Bientôt nous fûmes à portée de tir.
— Sus ! hurlai-je dans ma radio à l’intention de tous nos navires.
L’Ange du Léon et la Louve de Gascogne furent les premiers à tirer. Leurs bordées pilonnèrent la large poupe, cherchant à museler ses hélices. Puis ce fut le tour de la Marie-Belle et du Stardust, qui longèrent au plus près pour cracher leurs lourds boulets de pierre et de fonte. L’air sentait la poudre, le feu et la folie. Dans les entrailles de nos vaisseaux, les artilleurs se démenaient pour recharger ou pointer, la gorge prise par les fumerolles, les yeux rougis d’excitation. La Princesse d’Armentières entra dans la danse. Elle tira de loin, précise et dévastatrice. Sa volée perça l’eau près de la quille du monstre. Un effroyable bruit de métal tordu ponctua sa tentative. Le coup avait porté !
Le titan d’acier résonnait et grinçait. Ses sirènes hurlaient un chant de promesse de mort pour tous ses ennemis. Soudain, depuis ses hauteurs, jaillirent des sillons de fumée épaisse, d’une blancheur de lait, qui montèrent vers le ciel comme des flèches. Ces projectiles démoniaques crachaient des flammes et semblaient affreusement doués de conscience. Nous les vîmes errer à peine dans l’azur, avant de fondre vers notre escadre toute proche. Ces merveilles de destruction accomplirent parfaitement leur tâche : chacune percuta sa cible de plein fouet, la faisant aussitôt voler en éclats de bois, de métal et de chair. Mort de moi, le temps d’un battement de cils, nous venions de perdre la moitié de nos forces !
— Faites un deuxième passage, m’époumonnai-je, c’est notre seule chance.
Je lâchai ma radio et filai vers mon pont d’artillerie, où le Baptiste et les siens attendaient l’instant d’engager leurs batteries. Dans ma course effrénée, je manquai de m’ouvrir le front deux fois contre la coque, tant je dévalai sans réfléchir les coursives et les escaliers de ma frégate. Étouffée par la distance et l’épaisseur du bois, j’entendais la bataille qui faisait rage, les crachats secs de l’artillerie ennemie et les explosions qui frappaient les deux camps. Quand je déboulai dans le pont d’artillerie, je manquai tant de souffle que je lâchai chaque mot entre deux inspirations pour me faire comprendre.
— Il… faut… tirer… maintenant…
Penché au sabord, guettant son moment, le Baptiste ne m’avait pas entendu venir. Il s’approcha de moi, la barbe hirsute et l’air absent. Ses canonniers tournèrent aussi la tête vers moi. Christ mort ! Ils avaient tous le regard froid et vitreux d’un poisson d’eau sombre.
— Il faut attendre, capitaine, me dit mon maître-artilleur.
— Peste ! criai-je. Nous allons tous aller par le fond !
— Ce n’était pas prévu ainsi, dit la voix désincarnée du Baptiste.
Je tirai mon sabre, ivre de détresse :
— Tant pis pour le plan prévu ! Nous serons tous morts si nous attendons encore. Tirez maintenant ! C’est notre rôle dans cette bataille. Piégez ces chiens dans le temps !
— Nous sommes déjà morts, capitaine. Nous avons perdu. Laissez-nous gagner, maintenant.
Je ne comprenais pas.
— Retournez dans votre cabine, ou sur le pont supérieur.
Je serrai ma lame, incapable de lui faire confiance à ce point. Ces fous allaient tous nous trahir et nous envoyer à la mort ! Certes, nous avions prévu d’user de nos canons temporels seulement quand l’adversaire aurait été immobilisé, de manière à éviter le carnage des flux temporels croisés sur une aussi énorme masse de métal, d’hommes et de femmes. Le Baptiste m’avait assuré qu’il saurait ajuster son tir pour sauver tout le monde. C’était ce qui était prévu. Et c’était ce qui avait failli réussir. Maintenant, je commençais à comprendre : il n’avait jamais eu l’intention d’agir autrement qu’à sa façon de songe-creux évaporé. Une autre explosion, sur la mer, plus proche que précédemment. Un autre de notre ligue qui sombrait, à n’en pas douter.
— Laissez-moi faire, dit le Baptiste. Laissez-moi vous sauver encore.
Je baissai mon bras et mon arme.
— Me sauver encore ?
Derrière lui, ses hommes s’étaient penchés sur leurs pièces et attendaient leur instant. Ils semblaient tous si calmes et si décidés, dans la lumière puissante, orange et argentée, de leurs canons prêts à cracher le temps. Le crépitement d’une mitraille déchiquetant mon navire piaula au-dessus de nos têtes.
— Me sauver encore ? insistai-je.
— Dans une minute, je vous arracherai à l’explosion du Rat qui pette… Au même moment, à la Grève-Rousse, je vous offrirai un livre capable de changer les destins…
Je ne voulais pas le croire. Pourtant, ce jour-là, dans la taverne, je l’avais bien vu…
— C’était bien toi ?
— Au même moment, je mourrai dans vos bras à Carthagène, puis vous me planterez une dague dans la poitrine pour faire croire à votre décès.
Il retira son vieux bonnet de laine, laissant échapper une longue tignasse crasseuse. Cette fois, mon cœur gela. Avec sa barbe et son visage maigre, comme il faisait un excellent Villon de remplacement ! La copie parfaite de ce prisonnier inconnu, apparu autrefois dans ma geôle de Carthagène sans que je me souvienne de son arrivée, pour garantir le subterfuge de ma fuite.
— Christ… murmurai-je. Mais d’après Sévère, et les Targui, nul ne peut remonter le temps…
— Ils ne sont que des observateurs, ainsi qu’ils l’avouent eux-mêmes. Moi, je ressens désormais les carrefours dans ma chair, capitaine, et je sais arpenter des chemins dont ils ignoreront toujours tout. Retournez dans votre cabine. Il est temps pour nous d’agir, maintenant.
Je ne protestai pas. Je ne souhaitais pas comprendre. Je n’en avais plus le temps. Simplement, je fixai mon maître-artilleur, Samuel, dit le Baptiste, puis je fis un pas vers lui pour le serrer contre moi, avec tout mon amour. Une autre rafale de mitraille m’arracha à mon état de stupeur.
— Avais-je donc tant de valeur que cela, pour mériter ces sacrifices en mon nom ?
— Vous êtes celui qui devait repriser le dernier accroc dans le canevas, capitaine, et clouer l’ennemi au bois de ses fautes. Tout reste encore à faire.
— Vais-je réussir, cette fois ?
— Dieu seul le sait… Adieu, Henri.
— Adieu, Samuel.
Je quittai le pont d’artillerie au ralenti, titubai dans les coursives. Retourner dans ma cabine ? C’est impensable ! Je ne pouvais me résoudre à abandonner la lutte. Je demeurais le capitaine du Déchronologue. Je me devais de garder le cap. Pour voir ce qu’il allait advenir. Pour témoigner, au moins, de notre bataille et de notre héroïsme. Vivant ou mort, mais debout…
Après une grande inspiration, appuyé contre le bois de la coursive, tandis que les explosions se faisaient plus assourdissantes à l’extérieur de la coque, je remontai vers l’air libre, accélérant à chaque pas, jusqu’à courir de nouveau vers la guerre qui se déroulait autour de ma frégate. Jusqu’à heurter violemment Main-d’or qui pleurait toutes les larmes son corps. Il avait du sang plein la chemise et plein les mains.
— C’est vot’ dame, sanglota-t-il, elle…
— Où ?
— Dans sa cabine… La mitraille…
Je filai retrouver mon aimée.
Son appartement était dévasté. La rafale avait déchiqueté les meubles et les tissus. Il y avait des éclisses et des débris partout. Assise sur son fauteuil préféré, vêtue de sa simple tunique constellée de roses sanglantes, Sévère se mourait. Ses yeux se relevèrent vers moi quand j’entrai. La mort assombrissait déjà son regard, mais je crois qu’elle me reconnut aussitôt. Je me précipitai vers elle :
— Mon amour…
— Henri, souffla-t-elle, ne t’en fais pas.
Je demeurai prostré, craignant de la vider trop vite du peu de sang qui lui restait encore dans les veines si je la bougeais.
— Ce n’est rien, articula sa bouche. Seulement une possibilité… une éventualité…
Ses yeux se fermèrent mais elle continua à parler.
— Je ne l’ai jamais supporté, avoua-t-elle.
— Quoi donc ? sanglotai-je.
Près de moi, Main-d’or aussi pleurait. Sa grande carcasse se soulevait à chaque spasme de tristesse qui lui traversait la poitrine.
— Le mensonge du temps, dit Sévère. Je ne l’ai jamais supporté… Le temps est un escroc… L’histoire est une catin… Une illusion infinie qui n’a de sens que pour ceux qui y baignent. Voilà ce que Simon ne vous aura jamais avoué… Voilà ce que k’uhul ajaw n’a jamais compris. Nul ne peut plier le temps à sa volonté.
— Je sais cela depuis longtemps, dis-je en lui serrant doucement les doigts. Elle gémit en me dévisageant :
— Nous nous sommes glissés dans les accrocs provoqués par d’autres… Nous étions venus mesurer… Observer… Dérives et conséquences… Conséquences et aberrations… K’uhul ajaw n’aurait jamais régné sur plus qu’une décalque faussée. Des copies… de copies… de copies…
— Que dis-tu, mon aimée ?
— Rien, expira-t-elle. Seulement que ce n’est pas grave… Nous ne sommes que des ombres glissant sur l’écume du temps… Je ne suis pas vraiment en train de mourir…
Puis elle mourut, avec sur les lèvres la même tristesse sereine que je lui avais toujours connue, et qui m’avait emporté le cœur à chaque fois.
Je restai figé contre son corps tombé autrefois des nuées. Mon ange sévère. Mon amour. Plus de son, ni de lumière. Plus de couleur. Seulement le blanc de sa tunique déchirée et le rouge de ses blessures. Les doigts de Main-d’or me serrèrent l’épaule.
— Elle m’a dit quelque chose, avant que je parte vous chercher, capitaine. Quelque chose pour vous. Elle m’a dit : « Dis-lui de continuer, puisque ça n’a aucun sens. »
Je me dégageai brusquement de son étreinte. Je ne voulais pas continuer. Pour quoi faire ? Elle n’était plus là. Me revinrent en mémoire les derniers vers d’Antonia, qui attendait le retour impossible des siens à Santa Marta.
— J’ai vacillé droit, murmurai-je. Je suis toujours debout. Je suis moi !
Je laissai là ma belle et ce destin qui ne m’appartenait plus. Mon matelot me regarda quitter les appartements de sa maîtresse sans rien dire ni me poser la moindre question. Je regagnai ma propre cabine, où je m’enfermai pour préparer mon testament. Sur la première page blanche de mes cahiers, j’écrivis ces premiers mots « Je suis le capitaine Henri Villon et je mourrai bientôt… »
Et maintenant, je vais te laisser, lecteur. Notre ennemi a gagné et mon Déchronologue va sombrer. Son dernier coup de boutoir vient de nous arracher nos derniers espoirs. Je suis remonté sur le pont pour écrire ces dernières lignes avant de jeter ces cahiers à la mer. Autour de moi, ce n’est que fumée et cris d’agonie. Dans les entrailles de mon navire, mes artilleurs font gronder leurs canons. Je sens toute la carcasse brisée de la frégate vibrer sous l’accumulation du temps qu’elle renferme. Le Baptiste aussi prépare sa sortie, met la dernière pierre à l’édifice qui me permettra d’arriver jusqu’ici vivant, pour mourir enfin. Ça y est, ils ont tiré. Les salves de secondes se mêlent à mes derniers battements de cœur. Les minutes concentrées déchirent l’air et l’eau. Au ras de mon bastingage, voguant droit sur notre ennemi, je vois passer mon double, le front en sang, qui me salue brièvement depuis la timonerie de son vaisseau. Je me regarde sombrer et mourir et il me regarde aussi, puis nous disparaissons ensemble dans les Caraïbes et dans le flux du temps.