Hell above and Heaven below
All the trees are gone
The rain made such a lovely sound
To those who’re six feet underground
The leaves will bury every year
And no one knows I’m gone
(Tom Waits – No one knows I’m gone)
Cité rebâtie de Santa Marta
(19 SEPTEMBRE 1655)
Deux jours après la bataille de Maracaibo, un pêcheur qui draguait dans la baie les débris de la bataille rapporta à terre un coffret en bois clair qui contenait plusieurs cahiers humides écrits de la main du capitán Villon. En tant qu’unique survivant de notre flotte, et témoin privilégié des derniers instants du Déchronologue, c’est à moi que le gouverneur Salazar remit les précieux documents.
Pendant de nombreux mois, je ne voulus pas les consulter. Par peur, peut-être, d’y lire le rôle que j’avais joué dans la vie d’Henri Villon. Mais aussi parce que je craignais de trop repenser à ce que j’avais vu ce jour-là, depuis les quais, tandis que l’ennemi pulvérisait l’armada qui avait osé se dresser contre sa toute-puissance. Les cahiers restèrent donc dans leur coffret, où je les oubliai tandis que j’apprenais, avec ma compagne Antonia, ma nouvelle vie de fermier et de charpentier dans les ruines de Santa Marta.
Mais, au printemps dernier, nous reçûmes la visite d’un homme qui avait eu aussi son rôle à jouer dans la saga du capitán, en la personne du señor Francisco Molina. Il avait retrouvé ma trace grâce à ses nombreux informateurs et désirait commercer avec notre petite communauté en plein essor. Le soir venu, autour d’une bouteille de porto qu’il avait apportée, nous ne pûmes éviter d’évoquer Henri Villon, et son navire, et son équipage, et les dernières heures de leur épopée. Le marchand s’avoua très curieux de savoir ce qui était arrivé, ce jour-là, dans la baie profonde de Maracaibo, et je n’eus pas le cœur de le lui dissimuler. C’est à cette occasion que je ressortis pour la première fois ces cahiers dont j’étais le dépositaire, depuis deux ans, sans jamais les avoir ouverts. Toute la nuit, à la lueur rougeoyante de notre cheminée, nous les feuilletâmes avec autant de respect et d’excitation que s’il s’était agi des cartes menant à Cibola. À plusieurs occasions, nous rîmes au souvenir de tel épisode que nous avions oublié ; parfois, nous nous empressâmes de tourner les pages pour ne pas lire le rappel un peu trop vif de nos erreurs ou de nos fautes. Au petit matin, le señor Molina jugea que c’était Dieu qui avait voulu me remettre ces cahiers pour qu’ils ne disparaissent pas. Et que Sa volonté était que je les révèle au monde.
Je doute que le Seigneur se soit embarrassé du destin des pirates dont les aventures ont été ici relatées. Et je crois que ces derniers le lui rendaient bien. Mais j’ai appris qu’il existe des hasards dont il faut respecter l’occurrence. Et maintenant, plus de deux années après ces événements tragiques, c’est à moi d’apporter la conclusion à cette histoire, et de raconter ce que je vis ce jour-là depuis les quais de la cité.
Comme je l’ai écrit plus haut, je n’étais à bord d’aucun navire lorsque la flotte du capitán Villon engagea l’ennemi. Il avait été convenu que si notre plan devait échouer, si l’ennemi devait survivre et diriger sa fureur vers les habitants de Maracaibo, ce serait à moi d’intercéder en leur faveur et témoigner de l’obligation qui leur avait été faite de coopérer avec les rebelles. Quand je servais encore l’empire et mon roi, j’étais monté deux fois à bord de ce bâtiment et avais rencontré certains de ses officiers. C’est à ce triste privilège que je dois d’avoir survécu.
Je ne saurais expliquer ce qui est arrivé mais, alors que tout semblait perdu, tandis que les brasiers de nos navires détruits et le spectacle du Déchronologue démâté emplissaient mes yeux de larmes, quelque chose troubla le ciel et la mer. Un souffle, une vapeur, quelque chose d’intangible et de diffus, qui grésilla et gronda depuis les entrailles de la frégate vaincue. Ce fut une vision brève mais intense, une fluctuation impossible, une torsion crépitante… Puis ce fut soudain deux, puis quatre, dix, vingt Déchronologue qui jaillirent de l’éther, déjà brûlants des incendies qui les consumaient. Je vis, depuis les quais de la cité, tous ces vaisseaux flamboyants manœuvrer droit vers l’ennemi unique qui les avait vaincus. Ils filèrent à l’unisson, équipages hurlants et grands navires en feu, précipités malgré eux dans une bataille qu’ils avaient déjà perdue, pour emporter le vainqueur avec eux en enfer. En quelque sorte, au terme de leur course, ils fusionnèrent avec leur adversaire. Ce dernier se rompit et se brisa par le milieu, carcasse d’acier et de certitudes incapable d’endurer un tel blasphème, avant de se fendre, se recroqueviller et s’abîmer enfin en un fracas de métal et de crépitations surnaturelles. Je hurlai de terreur et de joie en voyant l’impiété de cette victoire, et tout Maracaibo hurla avec moi. Sur les flots bouillonnants étincelèrent encore un peu quelques ultimes secondes de contrebande, jaillies des ventres de ces frégates vengeresses, puis la vision se volatilisa pour laisser place à un silence de mort. L’expression de la volonté de Dieu. Celle du savoir des hommes. Peu importe.
Quand un calme plus naturel fut revenu dans la baie, et que les mouettes revinrent crier au-dessus des flots, il n’y avait rien à voir ni à pleurer. Seulement des débris sans origine, qui mêlaient vainqueurs et vaincus avec, au cœur de cet épouvantable magma, les restes méconnaissables du plus extraordinaire navire à avoir jamais sillonné les eaux caraïbes : le merveilleux Déchronologue de mon ami Villon.
Et maintenant, tandis que devant notre maison, j’entends Antonia fredonner un air d’un autre temps, une chanson de ce monsieur Waits qui nous plaît tant, que pourrais-je rajouter encore qui ne me nouât pas tant la gorge que je ne puisse l’écrire ?
D’abord, que l’espoir est revenu, à Santa Marta et ailleurs. Depuis deux années, avec ma compagne, nous y accueillons ceux qui cherchent un abri, à commencer par les réfugiés de Dernier-Espoir, sauvés par l’héroïsme de quelques parias.
Ensuite – et qu’il me pardonne de le contredire ici sans qu’il puisse se défendre –, que le capitán s’était trompé. Non, nous ne sommes pas seulement des ombres glissant sur l’écume du temps. Ne l’a-t-il d’ailleurs pas prouvé mieux que quiconque, à sa manière si personnelle ? Il vécut, malgré lui, ou par sa faute, au cœur de forces qui lui échappaient et le manipulèrent dans un but qui nous dépasse tous. Mais les Targui semblent partis, ou bien ont été emportés à leur tour, et les tempêtes ont reflué. Ce monde reste le nôtre, qu’il nous faut rebâtir sans cesse, sans laisser personne nous dérober ni nos outils, ni notre détermination. Cela, je le sais du capitán Villon. Vivant ou mort, nous devons rester debout.
Et puis, pour égayer un peu ces quelques pages que je devais à la mémoire de mon ami, je dirai encore que, avant de repartir, Francisco Molina me donna des nouvelles de Fèfè de Dieppe, qu’il avait retrouvé également, plus libre et plus fou que jamais, du côté des vastes forêts d’Hispaniola. Si vous voulez m’en croire, les Caraïbes seront plus belles, et plus agréables, tant qu’on y verra courir ce grand boucanier chasseur de chimères. J’espère qu’il voyagera un jour jusqu’à Santa Marta. Je serais heureux de l’entendre parler encore dans cette langue qui n’appartient qu’à lui.
Enfin, si je pouvais formuler un souhait, ce serait de croire que Sévère avait raison ; qu’au gré de ces flux d’éther que le Baptiste et ses canonniers avaient appris à maîtriser comme personne, leur capitaine et son aimée auront trouvé ensemble un meilleur destin. Oui, je sais qu’ailleurs, entre les infinies pages froissées du temps, il y a assez de place pour leur bonheur. J’en suis persuadé. Et cette idée me fait du bien.
Et s’il n’est pas trop mauvais bougre, dans cette histoire-là également, Dieu m’aura accordé la fortune de les rencontrer et côtoyer un peu.
Alejandro Mendoza de Acosta