Certains lundis, Abdullah sombrait dans la litanie. Tous ces visages effarés qui défilaient devant lui évoquaient des zombis aux formes évanescentes, bouches d’ombres psalmodiant leur misère ordinaire que nul média ne mettrait en scène. L’esprit ailleurs, il se laissait aller à des échanges monocordes.
— Toutes ces seringues, Moktar, qu’en fais-tu ?
— C’est pour m’envoyer en l’air.
— Tu penses durer longtemps, vieux ?
— Demain je crève peut-être, va savoir !
— Et le sida, tu y penses parfois ?
— Ça ou autre chose…
Ce lundi matin, il terminait en roue libre tel un coureur de fond bouclant les derniers quatre cents mètres à son train, sans forcer.
— Tu connaissais l’âge de cette fille, Antoine ?
— Elle voulait voir La guerre des étoiles, j’ai rien contre la science-fiction.
— Deuxième édition : tu connaissais son âge ?
— J’en sais rien, moi ! Dix-huit, non ?
— Treize.
— Merde, elle suçait comme une grande, pourtant.
— Elle a parlé d’un couteau que tu serrais sur sa gorge pendant qu’elle chérissait tes valseuses. Je parie que tu ne possèdes aucun souvenir de ce couteau ?
— Comment vous avez deviné ?
Toujours la même rengaine, les mêmes mensonges nauséeux. Une odeur de cendres dans la bouche. C’est l’été, pensa Abdullah, j’ai besoin d’air.
L’assistance se souleva, la séance était close pour ce jour-là. Tramson, qui patientait devant l’entrée, se rapprocha du sage.
— On va s’en jeter un ?
Abdullah approuva et, sans se concerter, les deux hommes tournèrent le dos au quartier pour jeter leur dévolu sur un bar tranquille de l’avenue Trudaine.
Tramson relata pour Abdullah les événements des derniers jours.
— Je cherche maintenant à savoir pour qui travaillait Bako.
— Tu es bien le seul à l’ignorer. Le cher Bako était l’homme de main de Selnik, le patron de la came sur le boulevard. À mon avis, le type que ta Sophie a vu conduire la Toyota, c’est lui.
Tramson resta un long moment sans rien dire pour digérer l’information. Il buvait sa bière à petites gorgées alors qu’Abdullah le contemplait pensivement en tiraillant sa barbe noire.
— Ça ne colle pas, commença Tramson.
— Explique.
— On me demande de retrouver Fred Ballestra menacé de mort par le racket du showbiz. Fred est assassiné. Qui a fait le coup ?
— Logiquement, le racket en question.
— Et voilà où ça coince : que vient faire Selnik dans cette histoire ? Pourquoi un gros bonnet de la drogue à Barbès fait-il exécuter un mec condamné par le racket du showbiz ?
— Dis donc, t’as été aux écoles !
— Qu’est-ce que tu crois, on n’est pas des cons par chez nous !
Après cet échange, les deux hommes se concentrèrent en silence sur le problème posé. Puis l’Arabe reprit la parole.
— Fred tapinait sur un territoire contrôlé par Selnik, donc…
— Tu sais bien que Selnik ne contrôle pas l’ensemble de la pègre à Barbès ! objecta Tramson.
— Okay, mais supposons que Selnik doive un service aux durs du showbiz. Ils peuvent lui avoir demandé un renvoi d’ascenseur sur le cas Fred Ballestra, non ?
— Oui, c’est possible, évidemment.
— Tu t’agites beaucoup, Tram.
— Quand Fred a été tué, il était sous ma responsabilité, tu as oublié ?
— Y a des limites à la culpabilité.
— C’est le premier type dont je m’occupe qu’on bousille sous mon nez. J’aime pas ça.
Le religieux secoua la tête, pas convaincu.
Ils se firent resservir deux bières. La rue se réchauffait maintenant, le vent frais du début de matinée était tombé et Tramson se sentait gagné par une douce somnolence.
— Et Roger ? demanda Abdullah.
— Quel Roger ?
— Le mac de Fred, tu m’as dit qu’il s’appelait Roger. Peut-être que par lui tu pourrais en savoir plus sur Fred.
— Fred n’a aucune importance dans l’histoire. Sa mort sert de levier, c’est tout.
— Va savoir ?
Ils se séparèrent sur ce point d’interrogation. À peine rendu sur la Place, Tramson fut accosté par Lomshi et La Ciotat, excités au dernier degré.
— On a vu Lambert ce matin. Il parle d’une virée sur la Côte dans ton camion. C’est du sérieux, pédé ?
— Ça prend forme. On pourrait se faire un peu de fric en vendant des gaufres et des pizzas.
— Nous, on est partants. Tiens, on a cinq cents francs d’économies. Tu les gardes, comme ça on est sûrs de ne pas les dépenser.
— Je vous connais, vous ne voudrez pas travailler, une fois vautrés sur la plage, objecta l’éducateur.
— Combien d’heures par jour ? s’informa Lomshi.
— Deux heures chacun devraient suffire.
— On les fera, pas de problème. C’est d’accord ?
Tramson leur souriait dans la lumière. Ils possédaient au creux de la main un poil d’une longueur appréciable mais, plus peut-être que Samir et Nasser, ils appelaient une famille de remplacement.
— D’accord. On partira début juillet.
Les deux adolescents s’éloignèrent, s’infligeant mutuellement des coups de pied aux fesses, signe d’un moral optimum.
Sur le coup de dix-sept heures trente, Tramson marchait d’un bon pas rue Stephenson quand son attention fut retenue par une musique étirée et plaintive paraissant sortir d’un baraquement vieillot. Il fit trois pas dans la cour et poussa la porte de l’ancien garage.
Une petite formation mi-rock, mi-jazz, répétait sur un pont de chargement. Parmi la vingtaine de jeunes gens qui écoutaient de toutes leurs oreilles, Tramson reconnut Nasser, un casque de moto à la main.
— Et le boulot, fils ?
Le jeune Arabe se tourna vers Tramson, les yeux brillants.
— On termine à cinq heures et, avec la Suzuki, je mets dix minutes pour rentrer… dis donc, ils ont une chanteuse complètement démente ! Tu la connais ?
— Jamais vue.
Tramson aperçut, parmi les visages qui se pressaient sous le podium improvisé, le profil bien dessiné de Farida. La bouche légèrement entrouverte, la jeune fille souriait béatement. Elle détourna la tête du combo et se trouva nez à nez avec Tramson. La gamine maussade des derniers jours paraissait transfigurée. Elle sauta au cou de l’éducateur. Il se dégagea en souriant et remarqua pour la première fois ces évidences : les lèvres pleines et ourlées, la poitrine ferme et les jambes fuselées de la néofigurante.
— Alors, ça te plaît La ballade perdue ?
— C’est vraiment bien. J’ai discuté avec Philippe Noiret et Anconina. Dans la scène que l’on tourne demain, j’ai deux phrases à dire.
— Dis donc, c’est la gloire.
— Arrête tes conneries ! En tout cas, c’est grâce à toi.
Elle levait les yeux vers Tram qui les remarqua, eux aussi, à retardement.
Ils étaient parvenus à deux pâtés de maisons du logement de l’éducateur. Celui-ci proposa un Monopoly à Farida : la force de l’habitude. Elle se mordit la lèvre pour ne pas rire tout en hochant vigoureusement la tête. Ils grimpèrent jusqu’à la tanière de Tram, en pouffant comme des cons pour masquer leur gêne. Il oublia le Monopoly et proposa un jus de fruit. Elle dit oui et s’éclipsa dans la salle de bains.
L’éducateur laissa tomber sa veste et posa sur la platine Solo Dancer de Charlie Mingus. Farida revint dans la pièce, intégralement nue. Ses joues rosirent légèrement sous le regard admiratif de l’homme. Puis ils renversèrent les jus de fruit, firent un sort au Mingus et roulèrent sur le matelas, les yeux dans les yeux.
Un peu plus tard, Tramson se pencha sur la jeune Arabe qui ronronnait sur sa poitrine.
— C’était la première fois ?
— Non, la deuxième. Ça se voit tant que ça ?
— À l’âge que tu as, ça me paraît normal. Tu as été recontactée par les Grands du tapin ?
— Oui, j’ai dit que je travaillais. Ils savent que c’est toi qui m’as trouvé la place, il faudra faire attention…
— Te bile pas, j’ai la peau dure.
Tramson glissait dans l’inconscience. Il avait réussi à retenir la jeune fille jusqu’à vingt heures. Maintenant, il regrettait de devoir descendre sur la Côte d’Azur, ne pouvant envisager d’intégrer Farida à un groupe de sept mâles. Puis les masques grimaçants de Fred et Bako se substituèrent, dans sa vidéo mentale, au sourire brûlant de la jeune beur.
Il se réveilla, assis bien droit dans son lit, et comprit qu’il avait cauchemardé. Lesté de deux Imovane il parvint enfin à trouver le sommeil.