Le 8 mai de cette année-là l’été semblait en avance tant le temps était doux. Je vivais seul dans la grande maison de Croisset achetée par mon père trente-cinq années plus tôt. La domestique des lieux s’appelait Suzanne mais la vieille Julie habitait une maisonnette non loin. Je l’entendais approcher en traînant ses sabots sur le sentier caillouteux. Un songe prémonitoire l’avait peut-être avertie de mon imminent décès et elle venait me faire ses adieux.

Je paressais dans la baignoire que Suzanne avait remplie à force de seaux. Aussi loin qu’il m’en souvienne j’ai toujours été frigorifié. Elle vint apporter de l’eau bouillante pour la troisième fois.

– Vous allez finir par cuire.

J’étais la proie d’un violent accès de béatitude. Je n’imaginais pas que bientôt mon âme corpulente comme un zeppelin s’envolerait. J’avais terminé la veille l’avant-dernier chapitre du premier tome de Bouvard et Pécuchet et le second ne m’inquiétait guère. D’ailleurs à cet instant je me foutais du livre et de l’art. Mon esprit flottait bienheureux dans les vapeurs du bain.

– J’entendis soudain comme le vrombissement d’une guêpe.

Je secouai la tête pour l’éloigner. Quand le bruit cessa apparut Emma Bovary vêtue d’une robe à rayures visiblement taillée dans l’étoffe d’un rideau.

– Te voilà accoutrée.

– Vous m’avez percluse de dettes, je me vêts de rataillons.

Elle commença à se déshabiller. Je lui ai jeté des gouttelettes pour la faire fuir mais elle les évita en tourbillonnant, sa chemise flottant derrière elle comme une queue blanche.

– J’ai plongé la tête sous l’eau.

Quand je suis remonté à la surface elle avait disparu. Les personnages n’existent pas davantage que les dieux.

– N’empêche.

J’aurais préféré que cette coquine me soit apparue pendant l’écriture du roman. En ayant l’original sous les yeux j’aurais pu la portraiturer plus exactement. Du reste si elle avait eu assez de substance pour pouvoir s’adonner à l’amour je l’aurais prise sur mon divan de maroquin vert entre deux paragraphes. Ensuite je me serais remis au travail aussi détendu qu’après avoir nagé dans la Seine par une chaude après-midi de juillet.

– Un clignement de paupières, elle serait apparue.

Un hochement aurait suffi pour qu’elle s’évanouisse. La nature est obstinée, elle refuse de se laisser circonvenir pour réaliser les desiderata des humains. J’aurais voulu d’une réalité comme des rêves soumis dont on puisse à volonté changer le décor et les gens.

 

À travers les carreaux je voyais la Seine remonter jusqu’à Rouen et au-delà je devinais les rails de chemin de fer qu’emprunterait demain le train qui m’emmènerait à Paris.

– Julie a frappé à la porte.

Elle pénétra dans la pièce avant que j’aie eu le temps de lui répondre. Vu que la vie lui plaisait, malgré sa décrépitude elle souriait. Entre nous aucune pudeur n’existait. Elle me lavait lorsque j’étais enfant et plus tard elle ne m’a jamais vraiment considéré comme un homme. J’étais tout au plus devenu un vieux poupon.

– Julie, fais-moi la barbe.

– Dans votre bain ?

– Tu as peur que je te jette à l’eau ?

Du temps où elle habitait encore la maison elle me rendait parfois ce service car j’étais malhabile et me tailladais. L’âge ne lui avait pas donné la tremblote ni à moi l’habileté que je n’avais jamais eue. Elle fit pesamment les trois pas qui la séparaient de la coiffeuse. Elle s’empara du rasoir dont la large lame aurait pu servir à me trancher le cou. Elle entreprit de savonner mes joues.

Je lui ai demandé de me raconter une histoire.

– Celle de la Tour maudite.

Elle a secoué plusieurs fois la tête comme si elle pompait les mots dans le réservoir de sa mémoire. Elle a soupiré.

– Près de Caudebec-en-Caux, on aperçoit encore les ruines d’un ancien donjon.

Dès qu’elle racontait sa voix rajeunissait et en fermant les yeux je retrouvais mon enfance. J’éprouvais la même excitation, la même joie, la même peur en sentant sur ma nuque le souffle des revenants. Je sortis un bras hors de la baignoire pour lui montrer mes poils hérissés par la frayeur.

– Vous serez donc toujours crédule ?

Tout en déroulant l’histoire elle m’avait rasé sans à-coup. Elle puisa à plusieurs reprises de l’eau dans ses mains arrangées en coquille pour rincer mon visage qu’elle essuya ensuite avec un linge fin.

– Voilà, petit homme.

Elle me laissa seul. J’ai regardé la porte se refermer derrière elle sans savoir que je la franchirais bientôt pour la dernière fois car elle donnait sur ma mort. L’eau avait fraîchi, pourtant la sueur me perlait au front. Ma mémoire s’était répandue, les souvenirs flottaient devant moi comme des jouets de liège. J’avais des visions d’Orient. Je me revoyais chevauchant avec Maxime dans la vallée des Rois.