Mon existence fut saupoudrée de crises fulgurantes. Je redoutais de me retrouver seul sans personne pour me secourir. Quand ma mère serait morte, ma nièce mariée, je craindrais les rares moments où la maison était vide quand il arrivait à Suzanne de sortir pour aller au marché, se confesser, visiter sa nièce au Petit-Quevilly. Lorsque je dînais dehors je m’arrangeais toujours pour ne pas rentrer seul.
– Cependant.
À Paris, à l’époque du procès de la Bovary, n’ayant trouvé personne pour m’accompagner en sortant d’un dîner, le cocher du fiacre inquiet de ne pas voir s’ouvrir la portière à la fin de la course m’avait retrouvé en pleines convulsions. Il était parti épouvanté, courant dans la nuit sur le boulevard du Temple comme s’il venait de voir Satan. Deux sergents de ville en maraude sont accourus. Ils me montèrent chez moi, chargeant le portier de me déshabiller et de me mettre au lit. Je vécus cet incident pathétique comme une humiliation. Je n’en avais jamais parlé à personne jusqu’à présent.
Au soir de cette deuxième crise je me suis réveillé dans ma chambre. Caroline était à mon chevet. Elle m’appela vieux cabochon en me donnant à boire un verre d’eau de mélisse que mon père avait prescrite pour calmer mes nerfs.
– Où il est ?
Il était parti à cheval opérer une pauvre femme à dix lieues de Rouen qui rémunérerait ses services d’une caisse de navets. Il passait un tiers de son temps à soigner les démunis, se vengeant sur les bourgeois de la ville à qui profitant de sa réputation il réclamait des sommes coquettes. Il laissa à sa mort une fortune assez considérable pour que ma part d’héritage m’autorise désormais à vivre de mes rentes. Même si je les ai toujours trouvées trop mesquines pour me permettre d’avoir l’existence munificente d’un Nabuchodonosor.
– Pas encore mort ?
C’est la phrase que jeta Alfred en entrant dans la chambre. Il me prit un instant dans ses bras. Caroline poussa vers lui le petit fauteuil de mon bureau. Il se posa, serra fort ma main droite tandis que de l’autre côté du lit elle baisait la gauche. Un instant de bonheur. Je m’en souvins quelques années plus tard quand ils furent partis tous les deux.
Le lendemain matin Julie me trouva attablé à la cuisine devant la peau d’un saucisson dont je dévorais les dernières tranches en descendant un cruchon de cidre. Elle me confectionna une omelette de six œufs avec un reste de pommes de terre qui ne vint pas à bout de ma faim inextinguible car aussitôt après je mangeai un camembert tout entier et avalai une faisselle de fromage blanc arrosé de miel. Au lieu de se fâcher et de m’ordonner le lit mon père décida qu’un malade aussi vorace était guéri. La crise de la veille n’avait été que le rebond du séisme qui avait secoué mon système nerveux l’avant-veille. Il espérait que je connaîtrais désormais une période de rémission.
– Ton devoir t’appelle à Paris.
Je regrettai aussitôt de n’avoir pas traîné la patte au lieu de jouer les ogres ressuscités. Je lui parlai de maux de tête, d’une douleur dans le cou et d’une sorte de goût métallique dans la bouche sans autre résultat que de le faire rire. Je me suis plaint à Achille mais il ne m’a pas davantage pris au sérieux. Mise à contribution Caroline essaya en vain de les attendrir l’un après l’autre et ma mère impressionnée par mes jérémiades n’eut pas plus de succès dans ses démarches. J’enrageais de n’être pas assez pâle pour être cru. Mon père m’accompagna lui-même à la gare le surlendemain dans son tilbury.
– J’ai retrouvé Paris sans joie.
Mon logement m’a paru sinistre. La portière avait brisé une vitre en balayant le salon. Une ivrognesse dont le ménage faisait plus de mal que de bien. Du haut de mes vingt-deux ans je n’osais lui dire de m’oublier moi et mon logement. Elle me réclama les étrennes de la nouvelle année en m’annonçant la visite du vitrier pour le lendemain à sept heures du matin. J’ai posé mes bagages dans le couloir en lui promettant de passer lui donner son dû d’ici la fin de la semaine. Il était à peine cinq heures du soir mais la nuit tombait avec une pluie fine et glacée qui faisait secouer la tête des chevaux aux naseaux agacés. Je voyais les gardiens arpenter les jardins du Luxembourg avec des lanternes, traquant les couples retardataires persistant à se mignoter dans la sapinière sur laquelle j’avais une vue plongeante.
Je dînai d’un pot de foie gras, d’un quart de pain, d’une bouteille de vin clairet rapportés de Rouen et m’endormis vers onze heures après avoir lu au lit Rabelais à la bougie. Ce fut le vitrier qui me réveilla. Je me préparai vitement. Abandonnant l’artisan à sa besogne, emportant mes livres, mes plumes et mon papier je suis parti jouer les étudiants en droit. Je me suis arrêté en passant dans une crémerie de la place de la Contrescarpe pour déjeuner d’une tasse de lait chaud et de feuilletés au brie de Melun.
– Des plaques de verglas luisaient dans la nuit.
Les passants bigleux glissaient dessus comme des soleils. Les rues étaient encombrées de voitures dont les conducteurs encourageaient les chevaux en faisant siffler leur fouet, de cavaliers mal embouchés et de voitures à bras tirées par des gueux qui à force d’accomplir un travail de bêtes de somme voyaient peu à peu leur tête s’allonger à la manière d’un museau de baudet. Un cocher ivre malgré l’heure matinale stimula tant ses chevaux qu’ils se mirent à galoper, bousculant une voiture des quatre saisons dont la propriétaire tomba avec ses cageots de légumes. Il continua sa route jusque dans une impasse obscure où les bêtes se fracassèrent. J’entends encore les cris de leur agonie puis les hurlements de leur maître les exhortant à se relever malgré la mort. Je pressai le pas pour ne plus entendre que le vacarme brouillon de la ville.
Je revois ce matin fort net mais la mémoire est volage. Elle s’en va, s’envole et revient se poser sur votre épaule après vous avoir entraîné vers des pays lointains qui n’ont jamais existé mais dont pourtant elle vous a donné à entendre le son et à voir les images. Une immersion plus réaliste que nombre d’épisodes du réel qu’on traverse le nez en l’air, indifférent, la conscience presque somnolente et dont après coup nous serions en droit de douter de la survenue.
On peut aussi se demander si après plus d’un siècle et demi, un souvenir inventé ne peut pas prendre le pas sur une réalité vieillotte. Du reste, le Flaubert que vous avez déduit de mes romans, de ma correspondance, des témoignages, des on-dit, des ragots, des essais, des fantaisies et des thèses dont je fus l’objet est une construction si imparfaite, si lacunaire, qu’on la pourrait dire fictive à force d’être éloignée de la vérité de l’être qu’au tréfonds de moi je fus. Je fais cependant le serment de m’en tenir à mon passé officiel en tout point conforme aux documents dont je donnerai en fin de volume la bibliographie et qui font autorité parmi les flaubertiens. Si d’aventure je m’en éloignais, si j’allais même jusqu’à en prendre le contre-pied, je le signalerai au fur et à mesure afin que le lecteur ne répète pas ces mensonges en société au risque de se discréditer auprès des érudits qui refusent encore d’admettre qu’un passé de qualité évolue comme un grand cru.
– J’arrivai à neuf heures moins le quart à la Sorbonne.
Le temps de fumer avant le cours une pipe avec des camarades étonnés de revoir cet étudiant intermittent qui ne ratait pas une occasion de retourner à Rouen et attendait pour revenir à Paris que son père le shoote vers la gare d’un pied exaspéré. L’amphithéâtre était comble, un type chauve portant toge et binocle lisait un indigeste extrait du De adulteriis du jurisconsulte romain Papinien.
– Le soleil illuminait la salle.
Ébloui, je plissais les paupières. Chacun de mes souvenirs me semblait éclairé par un rayon particulier à lui seul dévolu comme s’il était une œuvre d’art. J’entendis les cloches de Notre-Dame et la cathédrale de Rouen de leur répondre d’un carillon grave qui peu à peu m’assommait. J’eus la sensation que mon corps se froissait comme une feuille de papier en s’effondrant sur le carreau. J’entendais à présent le bruit des godillots de mes condisciples piétinant autour de moi, ne sachant que faire, par quel bout me prendre, certains essayant de me relever en s’emparant de mes mains convulsées, d’autres tentant de me faire respirer leur tabatière en guise de flacon de sels et ce type dont je voyais comme un drapeau de pirate au-dessus de moi flotter la barbe noire avec en plein milieu la gueule grise d’un appariteur qui en figurait la tête de mort.
– Je perdis conscience.
Je revins à moi dans une infirmerie aux murs garnis de planches d’anatomie. Un long et maigre docteur dépêché en hâte de la proche École de médecine racontait à deux escogriffes qu’il faudrait me saigner une deuxième fois à midi, une troisième au crépuscule. On me ramena chez moi. La portière me monta un bouillon bizarre dans lequel avait dû tomber de l’eau de lessive. Ce fut le pharmacien du coin de la rue qui se chargea des saignées. Je m’évanouis à chacune de ses visites. Une impression de couler, de m’amenuiser, de disparaître paisiblement sans regretter le moins du monde la vie.
– Achille vint me chercher.
Il me fit part de l’inquiétude de notre père et de sa décision de me garder à Rouen jusqu’à la fin de l’été. J’eus l’ombre d’une crise durant le voyage en chemin de fer. Elle me valut une saignée puis une autre sitôt de retour à la maison. Saignée paternelle mémorable car le sang ne venant pas après son vigoureux coup de lancette, il demanda qu’on me trempe la main dans l’eau chaude. À force de précipitation, on la plongea dans l’eau bouillante. Je fus salement brûlé, je souffris longtemps et m’en resta une cicatrice.
Mon père m’interdit désormais la bonne chère, l’alcool, le café et le tabac. Du matin au soir on m’abreuvait de potions et de décoctions. Outre les saignées hebdomadaires, on me mettait quotidiennement des sangsues, m’infligeait chaque matin un lavement et me purgeait à l’occasion avec des décoctions de plantes amères. Au printemps je séjournai au Tréport afin que je respire l’air salin.
Mon père décida un jour de ne plus m’imposer d’étudier le droit ni autre chose que ce qui me semblerait bon entre les murs de ma chambre où j’étais bien décidé à occuper le reste de mon existence à faire un peu de grec, de latin, lire les auteurs classiques et écrire autant que je le pourrais des romans vertigineux. Alors, malgré les crises, les tracasseries et les privations j’éprouvais un sentiment de bonheur.
Je n’ai jamais dit à personne de mon vivant que j’étais atteint du haut mal car à l’époque il était considéré comme une forme de démence. Bien que ma sympathie vers eux allât, je ne me suis jamais senti le courage de passer pour aliéné. Du reste le diagnostic était incertain car la forme d’épilepsie dont j’étais affecté n’était pas encore répertoriée. Maxime a décrit par le menu une crise dont il a été témoin lors de notre voyage en Orient. C’est grâce à sa précise description qu’en 1985 les neurologues Henri et Yves Gastaud purent déterminer avec certitude que le foyer pathogène était situé dans le lobe occipito-temporal gauche du cerveau. Toute maladie est matérielle, le cerveau est un organe comme les autres, sujet à la claudication, aux aigreurs, à la constipation et à l’inverse, deux maux dont souvent les littérateurs sont affectés quand la paresse ne leur tient pas lieu de pathologie.