En me demandant de brûler ses lettres avant de convoler Alfred Le Poittevin me suggéra de fréquenter plus assidûment l’atelier Pradier pour faire ma maîtresse d’un de ses modèles qui me consolerait de sa trahison. Chez lui se pressait le tout-Paris artistique goûtant la vue des anatomies et les relations qu’on pouvait nouer en buvant le punch qu’un valet impassible vous offrait sur un plateau de vermeil.
Deux ans plus tôt j’avais été introduit dans les lieux par un camarade de la Sorbonne lointain neveu de cet artiste considéré à l’époque comme un des plus grands sculpteurs français. Il m’avait présenté Victor Hugo. J’en ai parlé dans une lettre à ma sœur Caroline où j’écrivais l’avoir trouvé poli, guindé, laid, commun, ne sauvant en définitive que ses dents blanches et son vaste front. Mais après que ses œuvres eurent hanté mes nuits, il devint peu à peu un personnage à part entière de mon existence. Nous nous écrivîmes, je lui dédicaçai respectueusement mes livres, je lui servis même de boîte aux lettres dans son exil.
Fin juillet 1846 je rencontrai là-bas la littératrice Louise Colet. Nous rompîmes une première fois en octobre 1849 à la veille de mon voyage en Orient, nous nous réconciliâmes en juin 1851 et nous quittâmes à jamais au printemps 1854.
Je fis partie du troupeau de ses amants. Elle aimait les hommes jeunes, les mûrs et supportait les vieux. Quelques académiciens dont elle fut maîtresse, parmi eux une paire d’Alfred – Musset et Vigny – une autre de Victor – Hugo et Cousin –, l’aidèrent à obtenir par quatre fois le richement doté prix de poésie de la vénérable assemblée à laquelle malgré les pressions amicales je refusai à la fin de ma vie de me porter candidat, scandant à longueur de lettres et de dîners les honneurs déshonorent en oubliant que j’avais pourtant accepté joyeux, fier et reconnaissant la Légion d’honneur sous le Second Empire en regrettant simplement de ne l’avoir pas obtenue plus tôt.
– Il est vrai que j’arrachai une première fois mon ruban en 1870.
Une deuxième en 1873, une troisième en 1874 – prétextant la défaite de Sedan, la mort de Napoléon III, la nomination de mon ancien éditeur Michel Lévy avec qui j’avais maille à partir pour en garnir à nouveau ma boutonnière quand deux ans plus tard il mourut. En réalité j’étais déçu de voir mes confrères devenir l’un après l’autre officier, commandeur et de rester simple trouffion. La route des honneurs est pavée de toutes les médailles, toutes les distinctions qu’on vous a chipotées au profit d’autres pour lesquelles vous n’aviez que mépris et exempt de l’étrange modestie de Zola qui se présenta en vain à vingt-quatre reprises, de la naïveté de Baudelaire qui connut l’affront de n’obtenir aucune voix, j’évitai de me présenter quai Conti plutôt que risquer mordre la poussière.
Madame Colet fut courtisée par nombre d’écrivains auxquels elle céda par amour, par arrivisme, pour survivre dans ce monde littéraire si misogyne qu’à l’époque les deux plus grandes romancières de France et d’Angleterre, les dames Sand et Eliot, en furent réduites à s’appeler George pour permettre au public de supposer que leurs ovaires étaient des couilles.
Quand sa fille naquit cinq ans après ses noces ni son mari ni aucun de ses amants ne voulurent la reconnaître et elle-même ne sut jamais très bien à qui elle la devait. Durant notre liaison elle eut un garçonnet d’un Polonais qui s’évapora avant sa naissance. Le gosse mourut en bas âge.
Elle fut mal jugée pour ces peccadilles dont un homme aurait tiré gloriole. D’ailleurs pour parvenir à leurs fins beaucoup de littérateurs voudraient coucher, même si le plus souvent personne ne veut de leur virilité et si par dépit ils font alors pis que coucher. Il est très dommage que son talent minime réduise cette femme à un personnage cliché dont la réussite dut plus à la séduction qu’au génie car ses vers sont mauvais et sa prose fait la part belle à la médiocrité.
– Notre relation fut avant tout virtuelle.
En ces temps, comme des courriels un peu lents les lettres postées le matin à Rouen arrivaient à Paris le soir même et vice versa. Notre vie était faite de la fréquentation quotidienne d’autres êtres vivants que cet amant, cette maîtresse prétendument aimés. Louise voyait sa modiste plus souvent que moi et je poussais plus fréquemment la porte de l’échoppe de mon cordonnier que mon bonhomme dans son saint-sacrement. Les relations que j’eus avec d’autres femmes furent à l’avenant. Je n’aimais que les amantes éloignées. Ainsi le furent aussi Élisa et Juliet dont je vous parlerai tout à l’heure.
– Les lettres de Louise me distrayaient.
Elle me donnait des nouvelles de la capitale, énumérant potins et anecdotes entendus dans son salon fréquenté par les célébrités du monde littéraire. Pelotonné dans mes pénates je pouvais à mon aise dénigrer Paris en connaissance de cause avant de me vautrer dans les mondanités le tiers de l’année à partir de la publication de Madame Bovary.
– Un flot de lettres dont cependant le limon était aigre et revendicatif.
Mais répondre à cette mécontente qui se plaignait de mon indifférence était une occasion pour moi de déployer ma personnalité comme un interminable papyrus, me forant, me visitant lanterne en main comme un labyrinthe, me dénigrant pour mieux construire un haut mur entre nous pierre après pierre. J’en profitais au passage pour sculpter ma statue, tourner autour d’elle, la décrivant, la commentant afin de la mieux admirer en la clabaudant.
– À m’écouter, la vie ne valait rien.
Même l’art serait toujours inférieur à la délivrance de mourir. Pourtant de la vie j’en fus complice.
– Puisque à chaque instant j’acceptais de respirer pour ne pas la perdre.
En outre, dans nos lettres nous parlions d’amour. Il m’arriva de la prier de m’aimer moins tant je craignais d’aliéner mon avenir en mordant à l’appât de sa passion. Un jour qu’elle déplorait nos entrevues sporadiques je lui fis le plus étrange serment d’amour de l’histoire de l’humanité.
– Quand on s’aime, on peut passer dix ans sans se voir et sans en souffrir.
Je lui glissais dans mes lettres d’autres tendresses encore.
– La contemplation d’une femme nue me fait rêver à son squelette.
– Il t’aurait fallu rencontrer un autre homme.
– L’amour n’est pas la première chose de la vie mais la seconde.
– Quand j’en aimerai une autre je t’aimerai toujours.
– Dès le baptême de notre amour, j’ai annoncé l’enterrement.
J’explicitai ma pensée dans une lettre à Louis Bouilhet où je définissais l’amour comme une envie de pisser. Peu importe que le hasard vous procure un vase d’or ou un pot d’argile.
– Il faut que ça sorte.
Louise parfois de se montrer peu flattée que parlant de l’infériorité des femmes je l’exclue galamment du lot en l’assurant que cela ne pouvait l’atteindre car elle était un homme.
Nous échangeâmes près de six cents lettres. Louise conserva les deux cent quatre-vingt-une que je lui avais adressées. Les autographes furent vendus par sa fille à des collectionneurs. À sa demande elle en envoya copie à Caroline qui les caviarda avant de les publier chez l’éditeur Louis Conard.
Si j’ai détruit les lettres de Louise en subsistent quelque part les brouillons que sa fille a laissés filer par inadvertance au fond d’une caisse remplie de vieux vêtements destinés à une œuvre caritative. Je vous livre cette information d’outre-tombe car elle ignorait l’existence de ces documents dont aujourd’hui encore personne n’a retrouvé la trace.
Au cours de la première saison de notre amour qui dura deux ans nous ne nous verrons guère que six fois. Nous avons peut-être ainsi totalisé douze coïts si on compte les rares occurrences où nous nous vîmes deux jours d’affilée, si on en suppose d’autres où nous nous sommes ébroués à plusieurs reprises – en soustrayant cependant celles où nous n’avons fait que nous quereller. Lors de la deuxième, en presque quatre années nous nous verrons quinze fois. Sur les deux saisons, en se livrant à un calcul sordide auquel se prête peu l’amour, on s’aperçoit qu’en moyenne nous nous vîmes chaque trimestre.
Lors de mes – en ce temps-là – rares et courts séjours à Paris, je visitais Louise en arrivant puis invoquais des recherches en bibliothèque pour ne pas la revoir. Elle me faisait suivre par un domestique. Renseignée sur mes allées et venues elle surgissait parfois. Un jour de janvier 1848 que je cheminais au bras de ma mère rue Monsigny, comme par hasard elle nous croisa.
– Je fus contraint de les présenter l’une à l’autre.
Les deux femmes échangèrent un sourire mais prétextant une pluie fine dont je devais la mettre à l’abri j’ai poussé ma mère et nous filâmes. Se tordant le cou elle regardait attristée cette femme humiliée en me faisant remarquer que la pluie dont j’avais parlé était une fiction.
– Je l’ai entraînée passage Choiseul.
Je me suis assis sur un fauteuil Louis XV en montre devant une boutique de vieilleries. Pour me relaxer après cette inquiétante rencontre je me suis balancé sur l’antiquité qui sous mon poids se démantela. Du fond de son antre surgit le boutiquier. Il constata furieux que j’avais endommagé sa marchandise.
– Je gisais blême sur le sol.
Les yeux fixes, les lèvres comme un trait de craie bistre. Ma mère s’agenouilla, me prit la main. L’homme revint avec un verre d’eau sucrée. Ma bouche s’est entrouverte et a laissé passer une gorgée que j’ai déglutie. J’ai remonté la pente peu à peu. Avant de partir j’achetai le siège en piteux état dont l’homme promit de me livrer le lendemain matin les débris mais donnant aussitôt le branle à ma mère nous disparûmes sans laisser d’adresse.
Cette rencontre avait eu pour moi quelque chose d’incestueux. J’avais eu l’impression que ma mère était entrée dans une chambre où verge dardée je m’apprêtais à pénétrer la vulve de Louise fiévreuse et moite. Me voyant remis de mes émotions, elle me dit l’avoir trouvée belle et bien qu’elle fût de dix ans mon aînée, elle l’avait crue ma cadette. D’ailleurs Louise était une beauté. Ses bras et son cou étaient délicieux, sa poitrine était fière et ses jambes fines se terminaient par de petits pieds aux ongles naturellement roses comme les dragées d’un baptême de fille. Une fois par semaine son coiffeur épilait un à un ses cheveux blancs et camouflait le duvet gris de son cou avec une mèche qu’il frisait et collait par-dessus avec un onguent. À partir de la cinquantaine il la teignit au brou de noix. Le 8 mars 1876 il massait vigoureusement son crâne hérissé de sa toujours abondante tignasse désormais couleur chocolat quand elle s’effondra décédée.