Chaque année aux alentours de la Saint-Sylvestre Julie m’emmenait avec Caroline à la foire Saint-Romain. Au milieu des étals de marchand de pain d’épice, de chocolat et de sucre candi se trouvait la baraque d’un petit théâtre ambulant où de pauvres acteurs usés par le charroi et la misère jouaient des mystères de Noël. Une de ces saynètes représentait saint Antoine dans le désert de Thébaïde que le Diable tentait en faisant apparaître festins, richesses, femmes et éphèbes.

– En 1845 j’ai vu à Gênes La Tentation de saint Antoine de Brueghel.

Je fus à nouveau frappé par la force de ce destin. Je pouvais sans peine m’identifier à l’ermite car l’artiste passera sa vie à résister aux tentations et contrairement au saint homme il succombera souvent pour mieux revenir la queue basse à son écritoire après avoir goûté des vanités du monde. Le 12 septembre 1849 j’achevai la première version d’un long texte auquel je donnai le nom de ce tableau. Un manuscrit de plusieurs kilos dont j’infligeai une semaine plus tard la lecture à Bouilhet et Du Camp de midi à cinq heures et de huit heures du soir à minuit pendant quatre jours d’affilée.

– Ma voix faisait un tel vacarme qu’on se plaignit à mon père.

Croyant entendre s’époumoner le Malin les malades se dressaient dans leur lit les yeux révulsés avec au fond de la gorge comme une poire d’angoisse qui les empêchait d’émettre le moindre son.

– Non content de hurler mon texte.

Je martelais le parquet du talon de ma botte, frappais la table à coups de poing quand je ne psalmodiais pas un genou en terre certains paragraphes comme des répons. En fin de journée ma voix était cassée mais le lendemain elle avait retrouvé ses forces – quoique le timbre en fût fêlé – et tonitruait plus affreusement encore que la veille. Prêts à éclater, les tympans de mes acolytes finissaient par renvoyer mes paroles avant même de les avoir entendues et eux-mêmes sombraient dans un état comateux dont ils ne sortaient qu’avec le silence revenu.

Entre deux séances ma mère les prenait à part.

– Eh bien ?

Ne se souvenant pas d’un traître mot, ils bredouillaient.

– Votre fils n’est pas enrhumé.

– Gustave a du coffre.

– Afin de minimiser un tant soit peu sa responsabilité aux yeux de la postérité dans ses Souvenirs Maxime prétend qu’à la fin du quatrième jour Bouilhet me donna le coup de grâce mais ce fut lui.

– Nous pensons qu’il faut jeter cela au feu et n’en jamais reparler.

J’ai poussé un cri qui fit en pousser un autre à ma mère réfugiée au rez-de-chaussée. Je ressentais une douleur physique comme si ma tête venait de m’être arrachée et fût montée sur un axe vrillant mon cerveau jusqu’à l’os. J’ai bondi hors de la pièce, dévalé l’escalier et suis allé au fond du jardin jeter un hurlement aux étoiles comme on se précipite pour – à l’écart – mettre au monde une retentissante incongruité.

 

J’étais parti trop tôt pour entendre la phrase que Maxime prononça juste après le verdict.

– Tu as voulu faire de la musique, tu n’as fait que du bruit.

Les malheureux ne se rendaient pas compte que – tels de navrants commissionnaires – par paresse, fantaisie ou, en l’occurrence, par refus de supporter la souffrance, nos sens s’abstiennent parfois de nous transmettre la totalité des informations qui leur parviennent. Elles nous manqueront par la suite pour juger équitablement. Si ma voix avait été plus feutrée, plus courageux leurs tympans sans doute mes camarades auraient-ils jugé mon œuvre avec davantage de bonhomie, allant même – peut-être – jusqu’à s’accorder le plaisir exaltant de l’admiration.

 

Quand je suis remonté ils m’ont accueilli les yeux rougis de remords d’avoir fusillé en quatorze mots mes quinze mois de labeur. Du Camp de reconnaître qu’il y avait sûrement de nombreuses phrases sublimes à graver dans le marbre. Bouilhet de renchérir en prétendant qu’après examen minutieux on pourrait sans doute sauver plusieurs chapitres.

– En tout cas, Gustave, nous te supplions de ne point jeter au feu cette histoire.

Mais Maxime alors d’ajouter qu’il ne faudrait cependant pas se risquer de la porter à la connaissance du public et Louis d’opiner tristement du chef. J’eus la faiblesse de plaider ma cause.

– Mais le style ?

Je les suppliais d’admettre qu’il y avait dans ce texte long comme le fameux Bottin qui au XXe siècle fit florès dans les cabines téléphoniques et dont de mon vivant j’eus à manipuler l’ancêtre – l’Almanach du commerce de Paris dont l’auteur n’était autre justement que Sébastien Bottin – quelque chose d’autre que des abcès verbaux.

– Loin de m’accorder cette consolation.

Ils ont traité mon style de rhétorique comme ils auraient traité un héros d’assassin. Je finis par baisser la tête tel un coupable en convenant de ma nature cabocharde et de ma propension à me laisser entraîner par mon sujet avec la fougue d’un cheval pas encore débourré.

– Exactement, ton talent t’emporte.

Louis était d’avis que je devais pour un temps arrêter d’écrire comme on jeûne car ma tête n’en pouvait plus de mots. Maxime proposa de m’enfoncer dans l’oreille un tube à lavement pour évacuer les grumeaux de langage qui comprimaient ma cervelle.

– Louis me prit la main.

Il me demanda solennellement d’abandonner dorénavant tout lyrisme. À son avis la prose le détestait. Il colla un instant ses lèvres à mon front comme aurait fait un père lors du départ de son fils pour un long voyage.

– Un coq chanta.

Il fut interrompu par le braiment d’un âne perdu sur le chemin de halage dont j’appris plus tard qu’il avait noyé son maître ivrogne en l’envoyant d’une ruade se baigner dans la Seine noire piquetée des clous d’or du reflet des étoiles.

 

À bas bruit la maison se réveillait. Suivant les strictes consignes de ma mère qui avaient cours toute l’année, Julie s’abstenait d’entrechoquer pots et casseroles et marchait au ralenti entre les meubles pour ne pas risquer me réveiller après une nuit de labeur.

– Louis éteignit les flambeaux.

Un petit jour gris se levait. Maxime ranimait le feu car nous frissonnions. Je me suis effondré sur le divan. Ils m’ont dit plus tard que je m’étais mis à sangloter avec tant de violence qu’ils n’avaient pas osé m’approcher. Dans mon souvenir je pleurais simplement des larmes fines. Un chagrin tout aussi ridicule que tout à l’heure les yeux rougis de mes compères mais à l’époque les artistes trouvaient délicat de pleurer pour des peccadilles. Une manie que la guerre de 1914 stoppa net dès les premiers massacres.

 

Après cette soirée de l’automne 1849 je ne connus plus jamais le bonheur absolu d’écrire. En rédigeant cette première version de Saint Antoine j’écrivais avec mon moi tout entier, me déversant tumultueusement dans les pages, voluptueux comme je ne le serais plus de toute ma vie. J’aurais dû m’en aller d’un coup de sang avant leur arrivée. Je serais mort fier et gai avec l’illusion d’avoir laissé derrière moi un chef-d’œuvre. En ce temps-là je croyais que l’art donnait à ses ouailles la vie éternelle.

– Je ne savais rien du prix d’une simple bouffée d’air.

De la vue d’un rayon d’aube sur le bois ciré d’un parquet et le néant me semblait douillet comme un mol oreiller sur lequel on dort éternellement tel un chat roulé en boule dans son panier. Vivants de ce siècle, sachez donc que l’auberge où logent les décédés est exécrable. Ni lit ni murs ni toit ni boisson ni pitance et la conscience à jamais évanouie qui vous prive de la jubilation d’avoir existé. Il faudrait plus qu’un humain pour parvenir un jour à imaginer à quel point la mort efface et continuer ensuite indifférent son chemin. Cette phrase est un gouffre. Retenez-vous de tomber dedans.

 

Pendant mon voyage en Orient je ne cessai de penser aux réels défauts du livre. J’avais cherché à former un collier de phrases qu’individuellement je trouvais belles sans penser qu’en matière de roman ce ne sont pas les perles qui font le collier mais le fil.

– Du moins, telle fut ma pensée d’alors.

Je dirais aujourd’hui que les perles de Baroda, celles de Cowdray, la perle de Lao Tseu, la grande perle rose et celle de la Peregrina n’ont nul besoin de cordelette, d’écrin, de présentoir illuminé pour éblouir le regardeur de leur beauté – ainsi les poèmes dont des vers épars procurent l’extase à celui qui les ramasse au bord du chemin.

– Sitôt la Bovary terminée je m’attelais de nouveau à la tâche.

En 1857, alors que se profilait le procès, je donnai plusieurs extraits de l’ouvrage élagué à la revue L’Artiste. Cette deuxième version ne sera intégralement éditée qu’en 1908. Après la publication de L’Éducation sentimentale je me remis encore une fois au travail. Faisant table rase des deux premières versions je recommençai pour ainsi dire ex nihilo. Je publiai La Tentation en 1874, Tourgueniev la considéra comme un chef-d’œuvre, Louis Bouilhet n’était plus mais Maxime vivait qui cette fois l’aima.

J’avais eu pour écrire ce livre l’obstination des insectes qui même avec cinq pattes en moins continuent à lutter avec la dernière qui leur reste, qui avec cette dernière arrachée persistent encore et ne cessent que morts. En matière de littérature on doit laisser son sang couler dans l’indifférence et continuer à avancer avec l’inébranlable conviction qu’on crèvera plutôt que d’abandonner. En art, pas plus de pitié pour les canards boiteux que pour l’oie qu’on a tuée afin d’obtenir les plumes dont on noircit les pages.

– Par le menu, je vous raconterais volontiers les trois versions du livre.

Mais le temps a grignoté certains compartiments de ma mémoire et je craindrais de vous induire en erreur. Du reste lors de la lecture aux deux gaillards mon père était décédé depuis plus de trois ans, la scène se déroula donc à Croisset fort loin de l’hôpital de Rouen et de ses malades qui ne purent conséquemment être terrorisés par mes cris.

– Que les plus chauds lecteurs avalent mes œuvres comme des gloutons.

Je renvoie les autres à la foule des résumés longs, larges, étroits, boudinés, maigres, petits, grands, fidèles, fantaisistes qui peuplent les manuels, les encyclopédies et l’infini des serveurs qui ressassent le savoir et l’ignorance du monde.

– Reportez-vous par exemple au compte rendu enthousiaste que fit Zola.

Dans Le Messager de l’Europe du mois de novembre 1875. Brave Émile fleurant bon la vanille avec ses lorgnons d’apothicaire et ses paroles toujours amènes à mon endroit qui à mon enterrement protesta devant ma bière de guingois. Sinon, à sa sortie la critique vomit Saint Antoine que le public bouda. Ah ouiche, parfois le public fait un drôle de Bouddha.