J’étais encore en gésine d’Emma quand le 12 octobre 1854 Juliet Herbert, vingt-cinq ans, londonienne, débarqua chez nous en qualité de gouvernante de ma nièce pour vivre trois années durant dans le vase clos de Croisset. Je l’ai vue arriver par la fenêtre avec ses paquets ficelés et sa grosse valise de vieux cuir vert que portait à l’épaule un cocher. Ma mère la reçut en parlant haut puis baissa la voix quand elle constata que cette jeune femme causait sans accent le français.
Juliet s’acclimata rapidement et fit bon ménage avec Caroline. Quand je la rencontrais dans le jardin, je lui parlais anglais et mes fautes grossières lui faisaient écraser un fou rire dans le creux de sa main. Lors des repas je conversais avec ma mère tandis qu’elle s’occupait d’apprendre à ma nièce comment désosser habilement son aile de poulet. Elle était pour moi une figurine floue dont je ne cherchais pas à connaître la teinte exacte, les formes, la découpe. Ma relation avec Louise Colet m’était devenue si pénible que l’idée de courtiser une autre personne ne me venait pas plus à l’esprit que dévorer une langouste tout indigéré déjà d’une ventrée de saumon Bellevue.
À la mi-novembre un dimanche Bouilhet vint déjeuner. Il arriva le chapeau couvert de flocons. Les femmes et Caroline s’occupaient au salon. Il monta directement à mon cabinet de travail. Nous causâmes de la Bovary dont il voulait encore me faire changer le plan.
– Tu devrais évoquer le suicide d’Emma bien plus haut dans l’ouvrage.
Le jour de son arrivée dans la maison de Charles. Décrire la chambre en glissant en confidence au lecteur qu’elle agoniserait là comme un rat empoisonné à la fin du roman. Je refusai tout net car la rédaction de cette histoire n’avait que trop duré.
– Nous entendîmes Julie crier Madame est servie.
Nous descendîmes. Nous débarquâmes à la salle à manger tout bouillants d’avoir débattu. Nous étions à ce point absorbés que nous nous assîmes tête baissée. Ce fut ma mère qui d’une voix irritée salua Louis la première. Il sursauta mais au lieu de tourner la tête dans sa direction, il regarda en face de lui où se trouvait Juliet. Il en fut aussi ébaubi que les ortolans qu’on venait d’apporter en hors-d’œuvre – tandis que la gouvernante regardait à travers les carreaux la neige alourdir les ailes d’une grosse mouette voletant désespérée au-dessus de l’igloo qu’elle avait confectionné la veille avec Caroline.
– Alors, Louis ?
Après ce rappel à l’ordre il présenta ses excuses à ma mère en prétendant qu’un rhume de cerveau naissant expliquait cet instant de distraction. Ensuite durant deux heures le déjeuner alla son train quand après les crèmes et le gâteau Julie apporta le café. Nous disparûmes avec nos tasses pour fumer dehors à notre aise. Soulevant un pan de sa veste Louis me fit remarquer son sexe érigé.
– Il me fait mal d’être à ce point marmoréen, Gustave.
Juliet l’avait chaviré. Il m’apprit que ses cheveux étaient auburn, sa figure munie d’une bouche troublante, sa peau tavelée de rousse. Il imaginait de surcroît que le derrière sur lequel elle était assise – dont, pour cette raison, il n’avait pu même deviner l’envergure sous la robe de flanelle vert absinthe qu’elle portait ce jour-là – ressemblait à un oreiller joufflu fendu au beau milieu. Au fur et à mesure de sa description je me sentis chaviré à mon tour. Je réalisai que j’avais vécu deux mois en présence d’un objet de désir sans le remarquer davantage que l’aspect désormais pimpant de son vieux manteau un myope dont l’épouse – profitant de la brève maladie qui l’obligea durant quelques jours à garder la chambre – a fait sans le lui dire remplacer le tissu usé par du neuf.
– Sortant de chez nous, Louis s’en fut visiter à Rouen le bordel de la rue Damiette.
Il trouva là-bas une pensionnaire ressemblant suffisamment à Juliet pour combler son envie d’elle qu’après quelques passes il n’éprouva plus. Quant à moi, le désir de cette femme qu’il venait de louanger désormais me tenaillait.
Mon regard agaçait volontiers son corsage. Elle portait un châle. J’étais surpris de bander en l’apercevant dans le reflet d’une vitre, en l’entendant lire de l’autre côté d’un mur une histoire à Caroline, en devinant l’empreinte de sa bottine dans la neige car depuis longtemps seule l’évocation d’un souvenir me raidissait. Quand elle montait l’escalier je devais faire un effort pour ne pas m’emparer à deux mains de ses fesses afin de les arracher à son corps et les aller serrer dans une cachette où je pourrais les adorer en secret comme une paire de déesses proscrites.
Elle occupait la chambre qui jouxtait celle de Caroline qui jouxtait celle de ma mère qui jouxtait la mienne. À l’heure où tout dormait je rôdais le long du couloir obscur n’osant m’approcher de sa porte contre laquelle je rêvais de plaquer mon corps. Je revenais humide dans mon cabinet de travail où après m’être séché avec un mouchoir en baptiste dont j’avais une provision dans un coffret je fumais une pipe fenêtre ouverte, regardant un navire brésilien chargé de café remonter la Seine sous la lune ou contemplant la nuit noire.
Nous primes l’habitude, au salon, d’étudier en fin d’après-midi Macbeth sur la table de whist. Malgré notre proximité nous restions chacun dans notre espace et quand nos doigts s’effleuraient au-dessus du cahier ils demeuraient reclus dans leur housse d’épiderme souple comme peau de gant. Elle respirait les effluves de l’eau de Cologne dont je m’aspergeais et moi celle de la savonnette parfumée au muguet dont elle frottait l’éponge qu’elle promenait sur son corps. J’imaginais sa peau pâle rosir sous la frottée puis l’eau froide de la cruche emporter la mousse et s’immiscer dans les replis de son intimité.
– Je pris un logement à Paris en décembre.
Je revins au printemps. Je l’oubliai tout à fait dans le charivari.
À cette époque je commençai à mener là-bas une vie mondaine plusieurs mois par an. Je dépensais trop, contractant parfois des dettes que je remboursai plus tard en écornant mon capital. Dès 1862 je participai régulièrement aux dîners Magny – du nom d’un restaurant de Saint-Germain-des-Prés – qui se déroulaient un dimanche sur deux à l’initiative de Sainte-Beuve et du dessinateur Paul Gavarni. À l’exception de George Sand, la tablée était constituée d’une palanquée de mâles littérateurs tels Théophile Gautier, Hippolyte Taine, Ernest Renan et le duo des pipelets Goncourt. Nous déménageâmes de l’autre côté de la Seine après la guerre de 1870 pour une autre gargote nommée Brébant. Gavarni n’était plus, des Goncourt ne restait plus qu’Edmond, Sand vivait encore, Taine pareillement, Gautier mourut peu après, Émile Zola devint convive et plus tard Guy de Maupassant nous rejoignit.
Je rompis avec Louise Colet. La Bovary fut terminée et quand je fus relaxé l’éditeur Lévy publia le roman en volume. Je passais quand même la moitié de l’année à Croisset. Il arriva à plusieurs reprises que ma mère emmène Caroline visiter des parents éloignés pendant toute une semaine, nous abandonnant sans chaperon. Seul avec elle dans la maison vide l’audace soudain me manquait. Nous cohabitions sans bruit. Je retenais Julie pour la mêler à notre causerie pendant le dîner craignant de piquer un fard en tête à tête avec Juliet.
Je persistais pourtant à hanter le couloir. Une nuit, la porte de sa chambre s’ouvrit. Une bougie brûlait derrière elle sur sa table de chevet la faisant ressembler à une ombre. Elle me demanda calmement en anglais le but de mon étrange promenade. Je ne lui ai pas répondu, elle n’a pas insisté. Nous nous sommes rapprochés l’un de l’autre jusqu’à entrer en contact. Elle était moite malgré l’automne glacé dont les cheminées ne venaient pas à bout. Elle me demanda cependant de retourner dans mes appartements.
– Elle m’est apparue soudain tout illuminée comme un lustre en bronze doré.
J’ai chancelé, elle a saisi mes mains pour m’empêcher de m’effondrer. Une brève mais violente crise au cours de laquelle je crus qu’on m’arrachait l’âme comme une vulgaire molaire abîmée. Je revins peu à peu à moi. La lumière s’amenuisa, Juliet reprit son aspect spectral dans l’embrasure alors que je reculais honteux d’avoir été surpris dans l’obscurité du corridor en train de lanterner comme un satyre.
– Je ne peux pas vous laisser dans cet état.
Elle me tira à l’intérieur de la chambre. Elle m’assit sur le tabouret de son secrétaire comme un immense et lourd bébé, défit mes souliers, enleva ma veste, me manipula si bien que je me retrouvai couché dans son lit. L’accès d’épilepsie m’avait épuisé, aussitôt je m’endormis. Je fus réveillé par le bruit d’une averse de grêlons qui martelaient le toit et fouettaient les persiennes. J’entendais Juliet pianoter au salon. Elle s’interrompit pour répondre à Julie qui lui exprimait sa crainte de voir se briser les vitres de la petite serre qu’elle avait construite avec Caroline pour lui montrer le pouvoir des semences, humbles graines dont on obtenait des potirons gros comme des cochons.
– Il n’est plus temps d’aller la protéger avec une vieille couverture.
Julie en convint. Juliet critiqua la déprimante météo normande. Julie évoqua les gouttes noires de houille qui tombaient du ciel de Londres même les jours où le soleil se faufilait au travers des maigrelettes fissures de l’éternel plafond nuageux.
– Elles rirent.
Juliet me raconta longtemps plus tard qu’elle fit une fausse couche deux mois après notre étrange nuit. Elle n’osa appeler à l’aide. Aucune connexion certaine entre cet événement et notre promiscuité sous les draps dont elle n’avait pas gardé le moindre souvenir d’accouplement mais elle me soupçonna quelque temps d’avoir glissé entre ses lèvres un peu de poudre d’opium pour l’abuser sans fracas. Un médecin consulté à Brighton en 1860 pour une métrite suggéra que cette prétendue fausse couche pouvait n’avoir été qu’une hémorragie.
– Vous en aurez pris le caillot pour un embryon.
Ce qui se passa réellement entre nous personne d’autre que moi ne le sut jamais. J’ai emporté la vérité dans ma tombe. Elle retournera là-bas avec moi.
Malgré cet incident dont à l’époque elle ne me souffla mot nous continuâmes à étudier Shakespeare. Elle entreprit même de traduire la Bovary dans le seul dessein de me plaire car une décennie plus tard lui échappa dans son sommeil sa détestation du roman dont elle ne prononça même pas le titre en entier.
– I hate your cold-hearted Bov.
Elle rapporta en Angleterre l’unique version de ce travail. À l’époque de sa publication en France mon livre dont cinquante exemplaires parvenus en fraude à Plymouth furent vendus sous le manteau à prix d’or avait été l’objet d’un petit scandale dans ce pays où sévissait depuis le début du XIXe siècle un puritanisme qui servait à la grande et petite bourgeoisie à se démarquer des classes laborieuses vivant dans la promiscuité, la crasse et le concubinage dû au manque d’argent qui ne leur permettait pas de payer à la Couronne le prix d’un mariage. Si quelqu’un avait découvert sa traduction Juliet aurait perdu sa réputation, n’aurait plus été engagée comme gouvernante par aucune famille et pour continuer leur office ses sœurs auraient été contraintes de la renier.
– Sitôt à Londres elle jeta l’objet dans le poêle.
La première version anglaise du livre parut six ans après ma mort. L’éditeur fut arrêté, traîné au tribunal, le livre condamné.
– Au nom de son obscénité bestiale.
À chaque pays, à chaque époque son infâme jargon. Sitôt lues, nous jetions au feu nos lettres respectives. Une seule d’entre elles tombée en des mains malveillantes aurait ruiné sa vie. On retrouvera un jour notre correspondance au complet, elle sera apocryphe mais des experts avides la valideront en échange de leur part de fausse monnaie. Sic transit gloria mundi.
Après son départ de Croisset, ma mère et Caroline ont fait à Juliet de fréquentes visites. C’est chez elle qu’abandonnant Ernest à son sort ma nièce partit se réfugier pendant l’occupation prussienne de 1870. Je venais souvent la voir à Londres en tout bien tout honneur. Elle me trouvait un logement près de la maison minuscule où vivaient sa mère, sa sœur aînée – toutes deux sourdes, l’une usant d’un cornet acoustique en étain, l’autre à qui on parlait par l’entremise d’un long tuyau déployé qu’elle enroulait autour de sa taille le reste du temps – ainsi qu’une sœur cadette bossue qui enseignait toute la journée dans une école privée et se couchait en rentrant sans prendre le temps de souper tant elle était fourbue comme un bœuf. Deux autres demoiselles Herbert officiaient comme gouvernantes dans des familles cossues de Liverpool et de Birmingham.
Il nous arrivait aussi de faire une escapade clandestine dans un hôtel sous une identité usurpée d’époux. Nous dormions côte à côte, main dans la main, comme deux amants suicidés en éprouvant ce plaisir extrême que procure la transgression car dans cette Angleterre pudibonde et cruelle si nous avions été démasqués la police aurait pu la réputer putain.
– Tenu par le serment solennel que je lui fis de ne jamais la trahir.
Aujourd’hui encore je m’abstiens de retourner devant vous tous nos tiroirs secrets. La postérité devra se contenter du peu que je me suis cru autorisé de divulguer ici. Jamais elle n’en saura davantage, dût-elle presser ma tombe comme une orange.