25 octobre 1849, quatre heures de l’après-midi, Nogent, chez mon oncle Parrain où elle devait passer l’hiver pour se sentir moins seule durant les premiers mois de mon voyage en Orient, ma mère se trouve assise dans un fauteuil devant la cheminée de granit. Je l’embrasse passionnément avant de quitter la pièce.
– Je ne la reverrais plus dix-sept mois durant.
À cette époque on ne voyageait pas là-bas sans une escorte, sans caravanes, sans louer des embarcations à l’équipage pléthorique. Cette économe normande accepta d’écorner son patrimoine pour m’envoyer éclaircir mes idées noires sous le soleil d’Égypte. Une toquade qui malgré la modicité des salaires de ce temps lui coûta cent mille de vos euros. Elle ne put s’empêcher de pousser un cri quand elle entendit la porte de la maison claquer derrière moi.
– Je m’engouffrai larmoyant dans la voiture.
Je regrette encore aujourd’hui de n’être point revenu sur mes pas, ratant alors plusieurs étapes de la croisière que fut ma vie dont l’itinéraire HôpitaldeRouen-Paris-Croisset-Paris-Constantinople-Croisset-Paris-Londres-Croisset-Baden-Croisset-Paris-Croisset-RouenCimetière me glacerait le sang s’il m’en restait la moindre goutte. On passe l’infime ration d’années qui nous est consentie à pousser devant nous la cage où nous sommes enfermés.
En l’espace de quinze mois j’ai grossi de quarante livres, attrapé la syphilis, laissé chemin faisant le plus clair de mes cheveux et selon les critères de l’époque dans laquelle je me trouve actuellement débarqué, j’ai acquis là-bas un statut de criminel en ayant des relations avec des mineurs et en m’amusant des frasques de Maxime avec des enfants dont du reste il avait déjà abusé avant ce voyage.
En 1850 il n’existait cependant aucun précepte moral pour condamner ces ignominies. Si nous craignions avec Maxime que la postérité nous imagine imbriqués l’un dans l’autre, parmi nos lettres épargnées subsistent pourtant des traces de ces crimes qui nous paraissaient vétilles si on les comparait par exemple à une relation illicite avec une jeune fille de famille aisée – pas une petite bonne dont le vieil Hugo triturait les appâts naissants, une gamine des rues dont Sainte-Beuve alla jusqu’à garnir son lit d’agonie, une miséreuse quelconque dont depuis la nuit des temps le corps ne vaut pas le morceau de pain qui lui manquera le lendemain pour éviter de mourir de faim.
Nous respections à peu près les valeurs en cours du temps de notre vie mais comment aurions-nous pu nous soucier d’une morale qui alors n’existait pas, n’avait jamais existé auparavant dans toute l’histoire de l’humanité et dont les bases seraient jetées cahin-caha des décennies après notre mort. Vous croyez vos valeurs à l’acmé, cependant d’ici trente ans, vingt ans, demain peut-être serez-vous cloués au pilori pour des déclarations, des agissements qui vous semblent fort convenables aujourd’hui et qui entre-temps seront devenus scélérats.
– Toute morale varie, bien fol est qui s’y fie.
Vieux vivants, ne vous plaignez pas d’être jugés au nom des valeurs du jour. C’est vous-mêmes qui avez surgi dans la morale de votre jeunesse comme un éléphant dans un magasin de porcelaine, faisant crisser sous vos pieds les miettes des tabous infâmes, des conduites abjectes, des préjugés criminels de cette époque-là. Gens venus d’hier, vous donnâtes le branle à cette évolution de l’éthique au nom de laquelle votre passé est aujourd’hui jugé par des nouveaux venus qui faute d’être nés au temps où vous fautâtes n’ont rien fait pour mettre à bas ces ignominies. Sans le savoir ils sont en train eux aussi d’éroder les valeurs du jour déjà surannées et mauvaises aux yeux de demain que pourtant ils acceptent encore, tolèrent, ne dénoncent point et ils seront bientôt blâmés à leur tour au nom de ces conceptions nouvelles dont ils furent pourtant les protagonistes.
– Voilà quelques réflexions que je dépose devant votre porte.
Les idées sont des objets autonomes. Personne ne les a inventées. Ce sont des cailloux ramassés sur le bord du chemin. Je ne me sens pas plus solidaire de ce raisonnement que mon crâne d’un chapeau trouvé au fond d’un placard.
– À présent, je ne baise même pas des âmes.
Du reste, en tant que citoyen passager de l’an 2021 je fais miens les préceptes d’aujourd’hui tout comme autrefois ceux de jadis. Celui qui en ma présence effaroucherait un enfant aussitôt sentirait le collier d’os de mes mains de mort se resserrer autour de son cou comme un garrot.
– Foutu voyage qui à vos yeux contemporains fait de moi une ordure.
Dont d’ici quelques années on proscrira la lecture. Si je n’avais pas quitté Croisset j’aurais commencé Madame Bovary avec une solide année d’avance et au bout de ma vie me serait resté assez de temps pour achever le premier tome de Bouvard et Pécuchet et laisser un plan assez détaillé du deuxième pour que Maupassant puisse sans peine le rédiger. D’ailleurs je n’aurais pas contracté la syphilis, je serais resté svelte, j’aurais même conservé un toupet de cheveux sur le haut du crâne que j’aurais savamment éparpillé pour servir de cache-misère. Je serais demeuré un homme solide se jouant des crises d’épilepsie et j’aurais gagné les précieuses années qui me manquèrent pour achever mon œuvre.
– Je n’aurais pas écrit la Bovary.
Au lieu de me préoccuper de réalisme j’aurais simplement secoué ma tête comme un cornet à dés pour voir tomber sur le tapis vert de mon bureau l’histoire de ce cœur simple de Félicité. J’en aurais fait la gardienne d’une oisellerie où elle aurait régné sur un cheptel de mainates, de perroquets et de cacatoès. Ainsi, au lieu de tenir dans un maigre récit son histoire aurait pu se déployer le long des cinq cents pages d’un grand roman car toute cette volaille parlante raconterait mille destinées édifiantes dont au fur et à mesure j’aurais tenu le lecteur informé.
– Alors, point de procès.
Des traductions dans toutes les langues pratiquées par cette ménagerie polyglotte ainsi que la considération des braves gens, des sots, des institutions et le monde entier de voir en moi un honnête homme proche du peuple, assez rigoureux cependant pour ne pas l’engager à revendiquer et aujourd’hui encore on donnerait Félicité en exemple au prolétariat et à la valetaille pour les encourager à l’abnégation. Mais hélas je suis parti faire bouillir ma cervelle dans le fait-tout de mon crâne sous les rayons exotiques et suis revenu assez désespéré pour raconter une histoire de suicidée.
Sur une grande carte qu’elle déroulait chaque soir dans sa chambre ma mère plantait une épingle coiffée d’un ruban bleu qui figurait ma place sur la planète. Un fils qui enjambait terre et mer par à-coups au gré des lettres que je lui écrivais. Tandis qu’elle somnolait l’après-midi sur son lit pour que son déjeuner lui fasse profit, elle entendait la petite Caroline rire et jouer dans le jardin. Bien que depuis la mort de ma sœur elle ait remisé sa vacillante croyance en Dieu, d’un commun accord avec moi elle l’élèverait cependant dans le respect de la religion catholique afin de la tenir loin du vice qui faisait les filles-mères et les bâtards. Elle était terrorisée à l’idée de s’en aller en la laissant livrée à elle-même sans l’autorité d’un mari car à son avis je la gâterais trop, lui passerais tous ses caprices et la conduirais à sa perte. Il fallait l’éduquer strictement et la marier jeune. Peu aurait importé à ma mère de mourir au soir des noces son devoir accompli.
De retour dans la solitude de Croisset elle finit par faire son deuil de mon absence. Au lieu de languir elle préférait m’imaginer circulant assis dans ces vastes fauteuils que sont les selles de chameau. Elle riait à chaque fois qu’elle pensait au surnom que m’avaient donné les chameliers peinant à prononcer Flaubert.
– Le Père de la moustache.
Elle voyait les flots, les prairies, les déserts, les montagnes empierrées. Elle m’imaginait portant tarbouch, maniant le chasse-mouche, entrant en chemise immaculée dans les vapeurs des bains parmi les tables couvertes de thé à la menthe, de cornes de gazelle et de loukoums.
– Elle demeurait inquiète malgré tout.
S’endormait tard, se réveillait avant l’aube et allait aussitôt s’assurer que Caroline n’était pas tombée du lit en faisant un saut de carpe dans un rêve tandis que remontant le cours du Nil enlacés avec Maxime sur le pont de cette cange où fors un vieux portant à l’européenne une casquette à visière nos douze hommes d’équipage étaient assoupis sous des couvertures de poils de chameau, de chèvre, d’antilope, de tous les mammifères d’Égypte.
La nuit je fixais le ciel pendant que Maxime s’endormait contre mon épaule. Toujours cette manie depuis l’enfance d’essayer de compter les astres, les étoiles, de trouver un nom aux poussières de la queue des comètes. Une voûte de mots et tout ce qui n’était pas nommé n’existait pas. Je revoyais notre cavalcade dans le désert vers le Sphinx dont le nom entrait en collision avec son image et nous pourrions bientôt caresser la roche jaune comme l’univers quand pour moi l’épilepsie tout entier le dorait. Au-delà, c’était Khéops, Khephren, Mykérinos qui ne faisaient qu’un avec le mot pyramide qui les réunissait. Sans les mots jamais les hommes n’auraient pu les faire surgir. Il est impossible d’imaginer sans langage et pour exister la réalité doit être énumérée. La plus humble des pyramides bâties sur une plage par un enfant et celle minuscule accumulée par une peuplade de fourmis forant leur nid sont unies par quelque linéament avec celles des pharaons et celles immenses dans l’espace dont chaque parcelle est une nébuleuse, un trou noir, un tourbillon de galaxies. Parfois frottons les mots l’un contre l’autre pour produire des étincelles, incendier, assister un instant au langage resplendissant, racontant de son propre chef des choses extraordinaires auxquelles n’auraient jamais pensé les hommes qui au fil des générations l’ont créé. Le langage est sauvage, libre, on ne le scelle ni ne lui met de mors en bouche, malheur à ceux qui le prennent pour un canasson qu’on éperonne et cravache, il les enverra d’une ruade éclater au fond d’un ravin.
– Autour de moi tout était langage.
Maxime, les arbres, le fleuve, les nuages, les oiseaux, la mémoire en formation qui apprenait l’instant, le reste de la terre, les îles submergées, les hommes enchaînés, les femmes qui dans la nuit accouchant se dédoublent avant l’aube, mon corps, mon sang, ma conscience, l’avenir en cataracte, la trace déjà effacée de mon apparition. Nommer, dire, crier, les paroles en l’air, les mots silencieux sur le papier, accrochés l’un à l’autre, petits nœuds sur la cordelette, neurones, la phrase infiniment longue tracée par l’humanité dans tous les idiomes, nervure, qui un peu après nous perdurera mais dont la beauté sera un jour de s’effacer. Nous disparaîtrons avant le langage qui sera notre linceul et lui-même peu à peu deviendra illisible, s’évaporera avec la matière et il n’y aura plus rien, pas même le néant, le rien, l’obscurité car les choses ont besoin de mots pour n’être pas. Quelle merveille de savoir que le mot mort la tient prisonnière, la mort, et puis qu’elle nous explosera en ne laissant de nous que la coquille, brisée, car de notre mort nous étions l’œuf. Le silence des humains est un bavardage. Son silence dont chaque atome est une phrase, chaque instant un monologue, une conversation aux cent mille bouches dont on ne sait rien des visages auxquels elles sont collées et dont elles sont les trous de l’âme.
– L’âme ha, ha.
– En tout cas via Marseille, Alexandrie.
Le Caire, Assouan, Beyrouth, Tyr, Jaffa, Jérusalem, Damas, Athènes, Naples je retrouvai ma mère le 15 avril 1851 avec – sous son écorce tannée par le soleil – ma peau de fier Européen toujours blanche comme le marbre des paillasses sur lesquelles mon père disséquait les cadavres. Cent soixante-dix années plus tard je crois que loin de vous apprendre, les voyages vous font plus bête et vous remplissent la tête de souvenirs parfumés, merveilleux, colorés dont la nostalgie par la suite ne fera qu’accroître votre douleur de vivre.