Trois mois après mon retour d’Orient et deux ans après notre première rupture, Louise vint me surprendre au nid. À cette époque elle était à l’apogée de son charme. Elle resplendissait. Arrondissant harmonieusement son corps tout en conservant la subtilité de son dessin, le temps l’avait sublimée. À vingt-neuf ans, édenté, chauve et gras un observateur aurait pu mettre sur mes épaules les dix années qui nous séparaient.

C’était à la fin juin vers six heures du soir. En traversant le salon je l’aperçois par une fenêtre ouverte descendant d’une barque à rames aidée par le vieux batelier qui l’avait amenée ici de Rouen où elle avait pris une chambre à l’hôtel d’Angleterre. Il lui désigne la maison d’un geste vague. Elle passe sa main entre les barreaux de la grille pour tourner la poignée. Elle entre dans la propriété, glissant sur le gazon à petits pas. Afin qu’elle ne me voie pas je me suis rétracté au fond de la pièce comme un bernard-l’hermite dans sa coquille. Une peur panique de la voir pénétrer mon univers dont je lui avais pourtant si souvent parlé dans mes lettres. La crainte aussi qu’elle puisse entrer une nouvelle fois en contact avec ma mère mais cette fois à l’intérieur même de ce foyer protecteur et intime comme un fourreau.

– Nos regards se sont frôlés pendant ma reculade.

Cependant, elle ne fut pas certaine de me reconnaître. Ma peau encore basanée me donnait un faux air mauresque, en outre je ne portais pas ce jour-là mes habituels vêtements couleur muraille mais un pantalon bouffant rouge coquelicot, une blouse d’indienne ainsi qu’un foulard de soie jaune noué en cravate. Un harnachement acheté au Caire que je portais volontiers les jours de chaleur et qu’elle prit pour un costume chinois.

Elle dévisagea les dîneurs dans la salle à manger remplie d’invités occupés à picorer les hors-d’œuvre. Au lieu de me joindre à eux je suis remonté m’enfermer dans mon cabinet de travail, volets intérieurs rabattus, rideaux tirés. J’aurais voulu passer le reste de ma vie dans une boîte scellée où j’aurais pu écrire et rêvasser à l’abri de la population du monde. Je me sentais parfois à vif, pelé comme un fruit, écorché comme un supplicié. Le moindre contact, un simple regard m’irritait. Que la réalité ne soit plus qu’un conte, une histoire dont les mots me protégeraient des morsures. Même au zénith de notre relation je préférais Louise absente, lointaine, séparée par quatre heures de chemin de fer. Je préférais lui écrire plutôt que lui parler, l’embrasser, l’étreindre.

Je me serais avec joie contenté de souvenirs si un magicien avait rendu possible d’avoir à disposition dans sa mémoire toute une vie qu’on n’aurait pas eu la peine de vivre. Lorsque quatre ans avant la mienne j’appris la mort de Louise je pleurai continûment une soirée durant. À présent qu’elle n’était plus, je chérissais ce mot Louise où elle me semblait tout entière enfermée. Elle morte, il était devenu inoffensif comme un vieux cuirassé désarmé.

 

Elle tournait autour de la maison. Elle entra dans la cour de la ferme qui la jouxtait. Elle avait écrit une lettre avant de venir où elle me rappelait un serment que je lui avais fait au début de notre histoire. Je lui avais juré que même si l’amour d’elle venait à me manquer je serais toujours prêt en cas de besoin à lui tendre la main. Par conséquent elle entendait que je la reçoive avec un bon sourire, si ce n’était comme une amante, au moins comme une amie.

– Les serments deviennent caduques avec le temps.

Sur le seuil de la fermette qui jouxtait la maison Julie enfilait son bonnet en prévision de la fraîcheur de la nuit. Louise lui demande d’aller me porter son mot. En attendant de la voir revenir elle jette un œil indifférent sur le poulailler, l’étable, les écuries et sur une jeune femme assise sur un banc qui brosse lentement sa longue chevelure blonde avec un bébé dans les bras qui lui rappelle son fils mort l’année précédente.

 

Julie toqua. J’attrapai l’épître et la lus.

– Demande-lui son adresse à Rouen. J’irai la voir.

Elle s’en retourna. Informée, Louise se vexa.

– Dites-lui que je m’en vais.

Elle embrassait une dernière fois la propriété du regard quand craignant de passer à ses yeux pour un lâche je suis descendu la congédier de vive voix. Elle put constater que je correspondais bien à la silhouette entrevue tout à l’heure.

– Que me voulez-vous, madame ?

– J’ai à vous parler.

Je lui demande le nom de l’hôtel où elle est descendue. Je lui promets de la rejoindre à huit heures par le vapeur. Ma mère apparaît dans l’embrasure de la même fenêtre qui m’avait permis quelques minutes plus tôt de voir Louise sauter de la barque. Elle lui sourit et me demande pourquoi je ne l’invite pas à dîner avec nous. Je lui jette un regard de pierre. Louise avance, l’espace entre les deux femmes diminue inéluctablement. Au travers de la croisée ouverte ma mère lui tend sa main et Louise la prend. Un fluide bienveillant circule désormais entre elles.

Ma mère n’était pas opposée à mon mariage avec cette dame élégante dont elle n’avait jamais entendu parler des frasques. Elle aurait voulu m’arracher à cette solitude qu’elle trouvait malsaine et sans issue. Elle constatait la tendresse que je vouais à ma nièce. Elle voyait en moi un père potentiel et elle ne comprenait goutte à ce célibat que je m’infligeais au nom de l’art comme au nom de Dieu un moine. Du reste, une fois marié rien ne m’empêcherait d’écrire tout mon saoul dans le pavillon loin des cris de ma progéniture que je viendrais border après avoir fini ma journée.

– Louise sort de son sac un paquet de bonbons.

Elle voudrait l’offrir en personne à Caroline dont mes lettres lui ont tant causé qu’il lui semble l’aimer sans l’avoir encore rencontrée. Ma mère lui ouvre grand la porte. Pour empêcher son intromission je bondis sur Louise comme sur une proie en ressentant le désir de tuer pour la première fois de mon existence. Une façon désespérée d’empêcher cet acte contre-nature qu’en pénétrant dans l’antre de ma mère elle est en train de perpétrer. Je crois entendre craquer sous mes pieds le plancher de la cour d’assises. La peine de mort me délivrerait peut-être d’un fardeau mais l’opprobre me terrifie.

– Je la traîne vers la grille.

Elle trébuche, se relève aussitôt et court jusqu’au quai dans sa robe de lin dont je viens de déchirer l’épaulette. Elle saute dans la barque, le vieux batelier se met aussitôt à ramer désespérément pour fuir ce fou qui hurle sur le chemin de halage. Elle s’allonge dans le fond de la barque sur la couverture destinée à réchauffer les jambes des passagers. Malgré la tiédeur du soir son corps tremble de froid. Cette odeur d’eau croupie, cette coquille de bois moisie et au-dessus le ciel qui lui fait l’effet du capiton de soie tapissant l’intérieur d’un couvercle. Elle se dit C’est fini, je crève, c’était la dernière épreuve de ma vie.

– Elle s’endort.

Elle se réveille juste avant le crépuscule. La surface de l’eau est un tapis gris sur lequel roulent des perles de soleil rouge. Je suis déjà dans le vapeur. À l’approche de Rouen il dépasse la barque qui vacille dans son sillage et Louise d’espérer qu’elle va chavirer et la précipiter dans le fleuve.

– Je l’apercevrais peut-être et sauterais à sa rescousse.

Elle aurait déjà disparu sous les flots. Je plongerais dans l’eau trouble. Le souffle finirait par me manquer, je soulagerais mes poumons en expirant le reliquat d’air qu’ils contiendraient encore. Par orgueil, par amour, par orgueil je me refuserais à l’abandonner. Je croirais distinguer une chevelure, une robe, un fantôme de femme peut-être déjà morte de frayeur en se voyant d’une seule gorgée engloutie par la Seine. Je la rattraperais, la tiendrais solidement par une main et la remonterais d’un coup de reins. Un couple illuminé par les derniers rayons du couchant bondissant dans le ciel. Après l’avoir sauvée je n’oserais plus jamais la quitter et l’aimerais par crainte de subir les foudres du Destin qui nous aurait mariés dans l’eau de la Seine comme dans l’eau du Jourdain Jésus fut baptisé par saint Jean.

– Elle haussa les épaules alors que la barque retrouvait son aplomb.

En réalité je l’aurais peut-être regardée tranquillement s’enfoncer. De toute façon je n’aurais pas eu la force de la sauver. Nous serions restés tous deux au fond de l’eau. Des pêcheurs nous auraient rapportés le lendemain dans leurs filets en réclamant trois pièces d’or pour les dédommager du matériel gâché et de la journée de travail perdue.

 

Louise débarqua quelques minutes après l’accostage du vapeur. Elle m’aperçut m’en revenant de la ville. Je lui dis d’une voix presque tendre que je venais de la demander à la réception de l’hôtel. Nous progressons cours Boieldieu sans échanger une parole. Nous montons jusqu’à sa chambre sous le regard méprisant du concierge qui la prend pour une adultère.

Je m’assois à côté d’elle sur le lit.

– Si je ne t’ai pas reçue, c’est que je n’étais pas chez moi.

Sous prétexte que Croisset appartenait à ma mère. Alors que je n’avais pas d’autre domicile et que j’étais la divinité des lieux. S’ensuivit un sac de sornettes que je lui jetai l’une après l’autre, prétendant par exemple qu’elle aurait dû me prévenir la veille, qu’arrivant ainsi à l’improviste je n’aurais pu l’accueillir avec les égards qui lui étaient dus. Mon amour pour elle avait séché, je la saupoudrais de sa poussière. Elle m’annonça vouloir vivre dans un village proche de Croisset afin d’être à ma disposition quand le désir d’elle me chatouillerait.

– Nous baisâmes.

Elle rentra à Paris. Nous nous jouâmes la comédie de la passion retrouvée, nous nous écrivîmes à nouveau d’abondance, nous nous vîmes comme naguère avec parcimonie et usée jusqu’à la trame un jour de dispute je lui jetai à la tête une bûche enflammée, la ratai, nous nous rabibochâmes pourtant, notre histoire calancha quand même, comme un jour Louise elle-même et un autre moi.