Émettant en guise de premier cri une sorte de grincement le 9 février 1813 à onze heures Charles Bovary naquit à vingt-huit lieues de Rouen dans une manière de logis moitié ferme, moitié maison de maître aux confins du pays de Caux et de la Picardie au même instant que rue du Petit-Salut mon frère Achille sortait gaillardement d’entre les cuisses de notre mère dont il fut le premier calvaire parturientesque. Au début du roman je raconte le débarquement de Charles au collège de Rouen. Je m’abstiens de signaler que mis à la porte de la classe par le professeur de latin pour quelque polissonnerie Achille rôdait à ce moment-là comme une âme en peine dans le couloir quand arriva le jeune homme flanqué du proviseur et d’un employé qui portait son pupitre. Sa grosse figure le frappa car elle était absolument vide d’expression. Tout ce qu’on pouvait dire de lui c’est que malgré ses yeux de veau il appartenait malgré tout à l’espèce humaine.

Le proviseur apostropha mon frère.

– Flaubert, encore en faute ?

Il lui ordonna de se rendre illico en prison. Un châtiment courant à l’époque dans les écoles que je connus moi-même plus souvent qu’à mon tour. Un bâtiment de briques assez bas jouxtait la salle de jeu de paume en pierre d’Orival. Un militaire à la retraite faisait office de geôlier. Il enferma Achille dans une des cellules exiguës sans paillasse ni siège pourvue d’un seau d’aisance à couvercle sous la lucarne grillée qui jetait un faible jour. Le principal supplice ici était l’ennui car on n’avait droit à aucun livre. L’autre était, l’hiver, un froid de gueux, l’été, une chaleur suffocante. Contre un sou le geôlier vous louait une chaufferette qui permettait de se préserver de l’onglée tant que les braises n’avaient pas refroidi. En période de canicule il vous vendait des seaux d’eau dont on buvait des gorgées avant de s’en vider le contenu sur la tête. Les prisonniers étaient libérés chaque soir et allaient directement se coucher sans dîner.

– Par hasard le lendemain au réfectoire on plaça Bovary à sa table.

Il cachait dans le fond d’une poche un tronçon de salami dont il lui découpa quatre épaisses tranches. Jusqu’à la fin de l’année scolaire il le ravitailla en charcuterie et en biscuits dont craignant de le voir dépérir sa mère lui envoyait des monceaux. Il avait vite cessé de sortir ses victuailles au réfectoire car les autres élèves s’étaient mis à l’entourer pour réclamer leur part mais plusieurs fois par semaine Achille trouvait sous son oreiller des denrées emballées dans une feuille de journal. Ce garçon sans malice réussissait à s’insinuer en pleine journée dans le dortoir verrouillé. En revanche, il arriva souvent à mon frère d’être surpris par un camarade en train de se sustenter, de se voir dénoncé et puni car la nourriture était proscrite en ce lieu dévolu au sommeil.

Lorsque d’aventure ils se croisaient, Bovary baissait la tête sans même le saluer et ne venait pas non plus à l’esprit d’Achille de lui adresser le moindre bonjour. Sans doute dans ses grossières méninges l’inconscient pressentiment de devoir un jour au frère de son condisciple l’immortalité des personnages de fiction poussait-il le jeune péquenaud à le cadeauter d’aliments. Son instinct prémonitoire lui soufflait de surcroît à l’oreille que plus tard Achille se battrait pour empêcher l’interdiction de cette œuvre sans laquelle il n’aurait pas d’existence posthume et qu’il importait de le sustenter afin qu’il ne succombe pas sous mes yeux en cours de route. De son côté mon frère se bornait à dévorer sans lui adresser le moindre merci comme si ces victuailles lui étaient dues.

– Mon père ne comprit jamais comment il réussissait à engraisser.

Tant le brouet du collège était frugal.

Pour obtenir un récit clos sur lui-même j’ai sacrifié Charles à l’âge de trente-deux ans, laissant la vie sauve – fors Emma et sa belle-mère – à la plupart des personnages dont à ma connaissance aucun autre n’a jamais appartenu au réel – même pas Emma. En vérité Charles attendit d’être dans sa cinquante-huitième année pour décéder à Grenoble le 8 mai 1871 heureux d’avoir savouré sa gloire dans l’anonymat. Craignant d’attirer l’attention et courir le risque d’être assassiné par un de mes admirateurs soucieux de rabrouer le réel au profit du roman il avait eu soin dès sa publication de changer de nom, de déménager dans le Dauphiné, d’abandonner la médecine pour devenir maquignon afin que toutes les pistes soient brouillées.

 

D’octobre à décembre 1856, Madame Bovary parut en feuilleton dans la Revue de Paris sous l’égide de Maxime Du Camp. Me fut imposée la coupe de plusieurs passages par crainte de la censure. Je me vis donc dans l’obligation de faire précéder chaque livraison d’un avertissement de mon cru.

Le lecteur est prié de ne voir là que des fragments et non pas un ensemble.

Cette phrase mit le feu aux poudres. Le manuscrit aboutit dans son intégralité sur le bureau du ministre de l’Intérieur Adolphe Augustin Marie Billault qui m’assigna. Je comparus sur le banc des voleurs le 29 janvier 1857 devant la sixième chambre du tribunal correctionnel de la Seine car hier comme aujourd’hui on traite pareillement les artistes que les détrousseurs, les tortureurs et les violeurs.

J’assistai bouche close aux vomissements du procureur impérial Ernest Pinard qui attaqua ma façon de raconter cette histoire de femme infidèle sans jamais la maudire et sans faire de la sorte régner la terreur dans l’esprit des lectrices mal aimées à qui serait venu le louable désir de tromper leur mari. J’aggravais mon cas par la perfection même de l’ouvrage. Mes phrases gorgées de sensations, d’images, d’émotion et pourtant transparentes, cristallines sublimaient chaque page et main sur le cœur cet individu exprima sa haine viscérale du style, cet élixir, cet encens.

– Permettez-moi d’avoir l’outrecuidance de me citer.

Le public fuit le style car il le contraint à penser, l’oblige à un travail et le pouvoir le hait car il sent en lui une force.

– Le style sans lequel la langue ne dira jamais tout ce qu’elle a à dire.

Le style, cette puissance, ce couperet, cette déflagration. Le style qui recrée le monde à force de s’en emparer, de le réfléchir, d’en construire un double sublimé. Les mots, la syntaxe, la rhétorique sont le seul outillage de la pensée. La langue morte dont on muselle les foules, réduite à renseigner, à promouvoir, à commercer et plus personne ne se risque à donner souffle de vie à l’intelligence, la beauté, à justifier le passage sur terre des hommes chargés par les dieux de nommer les merveilles et l’immonde.

– Sans style la langue est muette.

Les pouvoirs qui se disputent aveuglément l’humanité, les pouvoirs qui se guerroient, les pouvoirs qui se haïssent, les pouvoirs qui gouvernent, les pouvoirs qui mercantilisent, les pouvoirs qui se disputent les âmes entendent garder pour leur seul usage l’arsenal du langage. Plus une tête en est dépourvue mieux l’individu qu’elle surmonte s’exprimera par des phrases misérables puisées parmi les slogans qui servent aux maîtres à vendre des objets, des candidats, des dieux, des attentats.

 

Le 7 février le tribunal m’acquitta malgré les neuf premiers attendus du jugement m’accusant d’outrager la morale publique, la religion et les bonnes mœurs. Une peine sévère était prévue mais mon frère avait averti le préfet de Seine-Inférieure que sa position de notable lui permettrait en cas de verdict déshonorant pour notre famille d’user de son influence pour barrer la route au candidat du gouvernement lors des élections législatives du 21 juin.

– Napoléon III donna des ordres.

Ils sont habitués à obéir ces esclaves de la Loi prêts à la trahir pour une promotion, une médaille et d’ordinaire pour rien. Vos tribunaux pendant les périodes troubles obéissent aux pouvoirs dictatoriaux comme après aux vainqueurs d’iceux sans que leurs sbires aient fait amende honorable ou soient remplacés par des propres. Sur ordre ils m’acquittèrent en hiver, au nom de la loi inique ils castrèrent Les Fleurs du mal de six poèmes au mois d’août.

 

– Courbant l’échine devant l’empereur le tribunal replâtra.

Le temps manquait pour recommencer la besogne. On se borna à contredire les premiers attendus par un dixième et un onzième bâclés en toute hâte reconnaissant qu’en définitive j’étais un brave homme respectueux de ces valeurs que malmenait mon ouvrage qui pour ordurier qu’il fût n’en avait pas moins été longuement et sérieusement travaillé.

Sans les menaces d’Achille, Madame Bovary aurait été interdite et pour faire un exemple peut-être serait-on allé jusqu’à m’infliger une peine de prison. Mon incarcération aurait jeté notre famille dans un tel déshonneur que j’avais décidé le cas échéant d’avaler l’arsenic dont j’avais caressé la fiole au retour de l’enterrement de Caroline à l’instant même où les gendarmes venus m’arrêter apparaîtraient sur le chemin de halage.

– Gredins.

Juges, procureurs, avocats de la partie civile vous savez que votre descendance aura honte du crime contre l’esprit que vous commettez en bande organisée. Prenez donc votre plaisir en hâte, bientôt le temps vous accablera, fera de vous des fripouilles.

– Des Pinard.

Vous imaginez déjà le regard perdu de vos petits-enfants au retour de l’école un jour où le professeur aura cité votre nom en évoquant l’œuvre que vous avez massacrée naguère. Alors la sueur froide coulera dans votre dos de batracien.

– C’est ainsi que les crapauds sanglotent.

La pauvre humanité des censeurs sitôt l’orgasme consommé craint la rossée de la postérité mais nonobstant continue à mutiler les œuvres avec le même enthousiasme qu’en votre siècle d’autres ont explosé Palmyre, Ninive, Hatra. Certes les livres renaissent de leurs cendres et c’est bien ce qui chagrine ces sauvageons. Criminelles mutilations des Fleurs du mal sanctifiées d’avoir été martyrisées par des barbares.