De crainte qu’il contracte la rage, me la communique et que je meure un jour étouffé entre deux matelas – car c’était la coutume de traiter ainsi les humains enragés avant l’invention du vaccin – j’avais hésité à adopter le lévrier Julio, dernier de portée de la chienne d’un voisin. Je cédai pourtant à son charme. Il arriva à Croisset le 17 septembre 1872. Nous nous attachâmes l’un à l’autre. Je passais d’interminables moments à l’embrasser, le câliner et lui parler sans fin comme madame Bovary causait à sa levrette.
Sans répliquer jamais il gobait béat mes phrases bouillonnantes. Quand j’avais écrit une page je m’allongeais auprès de lui et entreprenais sa lecture d’une voix murmurante afin de ne pas irriter ses oreilles délicates. Emporté par le rythme de ma prose je ne tardais pas à me lever, me balancer d’un pied sur l’autre comme un danseur pataud, à crier quand je tombais sur un que redondant, un couple de qui malsonnant, un et, un ou, un poncif, une couleur trop banale pour être verbalisée. Finalement je hurlais comme un damné le dernier paragraphe.
– Se croyant grondé, Julio s’enfuyait.
À la fin de mes jours j’étais devenu un bigot du style, ces vocables proscrits étaient pareils à des impuretés qui terniraient la limpidité d’une âme. La souffrance d’écrire, c’est moi qui l’ai inventée. La torture de la prose, ce véhicule pourtant tranquille, transparent dont ne parlaient guère les prosateurs, le trouvant aussi naturel que la respiration. Il eut beau recommencer quatorze fois La Nouvelle Héloïse, jamais Jean-Jacques ne se plaignit de la langue, des mots qui lui servaient docilement à étendre sa pensée sur la page.
Douze jours avant mon décès, Charles Lapierre directeur du Novelliste de Rouen qui autrefois avait publié en feuilleton Madame Bovary de conserve avec la Revue de Paris m’invita à dîner chez lui pour fêter la Saint-Polycarpe, évêque de Smyrne, condamné en 155 au bûcher pour n’avoir pas voulu abjurer la foi chrétienne – comme les flammes l’évitaient, le proconsul lui fit enfoncer une lance dans le cœur et son sang éteignit le brasier puis le martyr exsangue de s’envoler dans le ciel levantin.
– Dans quel siècle, mon Dieu, m’avez-vous fait naître ?
Répétait-il face à l’imbécillité du monde. Dès le mitan de ce XIXe siècle où la bêtise prospérait au rythme effréné de la révolution industrielle je fis ma devise de sa complainte. Plus tard j’allai même jusqu’à m’autoproclamer sa réincarnation.
– Léonie Brainne m’appelait Polycarpe.
Belle-sœur de Lapierre, elle avait quinze ans de moins que moi. J’attendis qu’elle soit veuve pour jeter sur elle mon dévolu. J’avais dépassé la cinquantaine, nous jouions comme des enfants. Cependant un jour que mon bonhomme se montrait gaillard nos jeux allèrent jusqu’à l’accouplement. Je crus m’étouffer en crachant toutes les pipes que j’avais fumées depuis mon adolescence. Désormais nous nous abstînmes, d’ailleurs nos caresses nous bouleversaient davantage que ces appariements animaux délétères pour le cheval de retour que j’étais devenu.
Le soir du dîner, Léonie m’offrit un dessin à la plume représentant Polycarpe au bûcher. Elle le montra alentour. Personne ne remarqua que tel un passager clandestin je me cachais sous sa barbe blanche car elle avait commandé tout exprès cette œuvre à un artiste qu’elle avait chargé d’exécuter un morphing artisanal entre le martyr et moi-même.
– On lut des poèmes bouffons.
Une fausse lettre du procureur Pinard, une demande en mariage de Sarah Bernhardt, une bulle du cochon de saint Antoine. En tout une trentaine de dépêches postiches supposées provenir des quatre coins du monde dont la majorité avait été rédigée par Maupassant qui n’ayant pu se libérer de ses obligations de bureaucrate parisien manquait à l’appel. Elles ont été réunies à ma mort dans un dossier dont le fac-similé est actuellement dans le commerce. S’il vous arrive un jour de le compulser vous vous apercevrez que l’humour est périssable.
– Le menu du repas était censé être drôle aussi.
Potage velouté à la Bovary, saumon sauce Mathô, navarin Homais aux petits pois Hamilcar.
– Il me semble bien fade aujourd’hui.
Non content de nous effacer le temps nous tourne en ridicule.
– Sauf moi, tout le monde était déguisé.
Des robes de Touareg, des vêtements orientaux, des chapeaux de Panama et les trois chats de la maison se traînaient sur leurs pattes chaussées de brodequins en peau de daim sous le poids des guirlandes de grelots dorés dont pour rire on les avait alourdis. Au dessert leur furent attachées sur la tête de petites casquettes en feutre surmontées de lampions. Cherchant à en éteindre la flamme, l’un de se taper la tête contre le mur, l’autre de se rouler dans la glace Salammbô au moka d’Addis-Abeba et de Sanaa pendant que le troisième mettait le feu au feston de dentelle de la robe d’une jeune fille chargée de me sacrer roi de Rouen à l’occasion des toasts au champagne Félicité.
Le moment venu, la couronne de fleurs qu’elle essaya de poser sur ma tête tomba autour de mon cou. Un incident qui amusa l’assemblée mais en proie à un pressentiment funèbre je me sentis pâlir.
– Je me fais l’effet d’un tombeau.
– À son arrivée Julio refusa de se laisser décorer.
Il grimpa à l’étage se coucher dans un débarras riche en vieux coussins où il avait ses habitudes. Il vomit en rentrant à la maison alors qu’il n’avait pas accepté là-bas le moindre biscuit.
– Maintenant cette soirée me semble sinistre.
Pourtant les convives s’amusèrent. Quant à moi je me faisais une joie de cette sauterie depuis plusieurs semaines et si j’en retranche la scène du désastreux couronnement, ce fut réellement un merveilleux moment. Cent quarante années plus tard je suis déçu de constater que le souvenir d’icelui a tourné comme une tasse de lait oubliée sur un guéridon.
Au lieu de m’étourdir de langage, de contribuer à élever ma nièce et de finir ma vie sous le joug de son mari j’aurais pu épouser une mégère accouchée d’un interminable chapelet de garnements avec qui j’aurais eu tant maille à partir que je n’aurais pas disposé d’un seul instant pour fabriquer des gens de fiction.
– Alors, foin de Madame Bovary.
Au lieu de me prélasser moi-même dans la baignoire, je les aurais frottés, les shampooinant, leur coupant les ongles des pieds, les séchant avec soin en soufflant sur eux comme on rafraîchit une cuillérée de bouillon trop chaud, les massant d’importance avec de la cold cream aussi tendrement que mes bottes dont je caressais amoureusement le cuir délicat avec de la cire d’abeille pour reprendre goût à la vie les jours où – dans l’existence que j’ai réellement menée – il me semblait que la littérature s’effondrait sous moi à chaque mot quand je grattais péniblement mon manuscrit à la pointe de la plume comme on s’acharne sur une éruption d’eczéma dont on sait pourtant qu’on ne fera de la sorte que l’aggraver.
À l’âge adulte, chacun de mes enfants aurait donné naissance à une flopée de nouveaux exemplaires humains. J’aurais fini à la tête de centaines de petits-enfants qui un jour m’auraient noyé pendant ma sieste en me recouvrant de leur chair potelée pour me faire une niche.
– C’est pourtant vrai, j’aurais dû fonder une famille.
J’avais ainsi confié mes regrets à ma nièce deux mois avant ma mort en revenant d’une visite chez une de ses amies dont la maison bruissait du gazouillis de sa descendance tandis que nous marchions main dans la main le long de la Seine que remontait un cargo de charbon anglais. En rentrant j’avais inscrit des prénoms sur une feuille. À gauche les garçons, à droite les filles. Je les entendais babiller, les voyais grandir, resplendir et je serrais déjà ma tête entre mes mains pour imaginer un destin à cette population comme à de vulgaires Pécuchet, de pauvres Hippolyte, de malheureux Frédéric Moreau. Il m’aurait fallu des enfants dont j’aie pu choisir l’apparence, concevoir le plan de vie, décider des pensées et des paroles qui jusqu’au tombeau seraient sorties de leurs bouches. Une famille comme une bibliothèque de romans aux personnages incarnés dont j’aurais écrit tous les volumes.
Au cours du dîner j’ai confié emphatiquement à Caroline qu’en restant garçon j’avais raté ma vie.
– Pourquoi n’as-tu pas épousé Flavie ?
Une de ses amies, son aînée de douze ans, qui face à mon indifférence de désespoir était entrée au couvent. Puis elle me reprocha d’avoir fait livrer un tonnelet de coûteux vin de Loire au lieu d’arroser mes repas d’eau claire.
– Tu ne te rends vraiment pas compte du mauvais état de nos affaires.
J’ai cherché à dissimuler ma honte derrière ma fourchette chargée de bœuf bouilli. J’éprouvais depuis longtemps un sentiment de culpabilité de n’avoir pas empêché son mariage avec cet aigrefin d’Ernest Commanville – par ailleurs descendant direct d’une lignée de bourreaux de Fécamp. N’importe, l’argent m’avait toujours épouvanté. Un monstre qui depuis ma naissance s’était montré bienveillant à mon égard mais dont je m’étais toujours tenu à l’écart. Quand quatre ans plus tôt ce Commanville avait tout perdu en spéculant sur le prix du bois et que ma fortune avait été mise à contribution pour éponger une partie de ses dettes et lui éviter la faillite je m’étais laissé faire effaré.
Je regrettai de ne pas avoir favorisé les amours de Caroline avec ce professeur de dessin Joanny Maisiat dont elle était amoureuse à dix-sept ans et qui maintenant avait acquis assez de notoriété pour vivre en bourgeois loin des spéculations et des créances. Elle aurait fait avec lui un mariage d’amour qui en définitive lui aurait permis de rouler carrosse et de frayer avec la haute société qui venait se faire portraiturer dans son atelier de la rue Blanche.
À présent, je harcelais en vain tous les éditeurs de Paris pour qu’ils consentent à publier ma féerie, Le Château des cœurs, dans l’espoir d’en obtenir un millier de francs. À ma demande, mon frère avait accepté de me servir désormais une pension. Au lieu d’argent son épouse m’avait flanqué une lettre d’insultes. Quant à la postérité, elle refusait obstinément de me verser la moindre avance sur hoirie.
Assis à mon bureau, je me surprenais en regardant le fleuve à regretter de savoir nager. Une idée qui traversait mon esprit sans laisser d’écume. Cependant l’envie de mourir parfois me taraudait. Il m’arrivait même de la proclamer.
– Je ne désire qu’une chose, crever.
À force d’intrigues Maupassant m’avait obtenu un an plus tôt un poste de bibliothécaire fantôme à la bibliothèque Mazarine. J’avais accepté le rouge au front cette sinécure à vie qui devait me rapporter trois mille francs par an. Une somme qui me fut pour la première fois versée en juillet 1879.
– Économe des deniers de l’État en juillet 1880 j’étais mort depuis deux mois.