– Élisa Schlésinger.

Fille d’un capitaine d’infanterie à la retraite et d’une jeune femme originaire de Saint-Germain-en-Laye, naquit onze ans avant moi sous le nom de Caroline-Élisa-Augustine Foucault – une Caroline de plus, une Caroline encore. Le 23 novembre 1839 elle épousa à la mairie de Vernon le sous-lieutenant Émile-Jacques Judée. La cérémonie eut lieu à onze heures et demie du soir, selon une coutume du temps destinée peut-être à dissimuler les épouses et les époux contrefaits sous la lumière indulgente des bougies. Du reste, passé un certain âge on ne devrait plus sortir qu’à l’obscur éclairé par un bougeoir orphelin tenu de sa main tremblante de barbon. Étant mort quinquagénaire je ne suis pas concerné par cette mesure mais mon scribe a atteint l’âge où se montrer visage déculotté confine à l’exhibitionnisme. Vivement que la mort oblige Régis Jauffret à porter ce solide niqab de bois vernis qu’on appelle un cercueil.

Sur le coup de minuit la cérémonie religieuse débuta en face de l’hôtel de ville dans la majestueuse église de la collégiale remplie de militaires en uniforme d’apparat dont certains étaient déjà éméchés à force d’avoir bu au cabaret des petits verres d’eau-de-vie en attendant que l’église ouvre ses portes. Le dîner de noce se déroula dans la salle de bal de la mairie ornée pour la circonstance de guirlandes et de citronniers en pots. Vers deux heures du matin l’assemblée s’anima. Au son de l’orchestre de la caserne on dansa des galops, des mazurkas, d’étranges valses exécutées faute de cavalières par des militaires qui s’étreignaient, mélangeaient leurs jambes et s’esclaffaient.

– En état de complète ébriété quelqu’un entonna Trois orfèvres à la Saint-Éloi.

Le chant paillard fut repris en chœur. Les invités les plus collet monté s’en allèrent. Les parents de la mariée crurent plus décent de partir avec la sœur aînée qui serait restée davantage si d’une voix d’adjudant son père ne lui avait intimé l’ordre de les suivre. Il n’y avait plus de champagne mais les laquais servaient du vin rouge sans discontinuer. On entendait une cacophonie de chansons obscènes car tout le monde chantait la sienne. Les dernières bouteilles furent vidées aux alentours de cinq heures du matin. Les plus irréductibles s’en allèrent en jurant qu’ils reviendraient en poussant une barrique. D’autres regagnaient péniblement l’air libre et rentraient en divaguant dans la ville glacée. Un jeune aspirant trébucha et s’endormit sur le pavé. Le froid le tua, on l’enterra le surlendemain et le maire prononça un éloge funèbre où il louait sa bravoure.

 

En définitive n’est plus resté qu’un groupe d’une dizaine de militaires autour des jeunes mariés.

– Élisa épuisée somnolait sur la table.

Un convive essaya de soulever sa robe sans que bronche le marié tant il était hagard d’avoir bu. Le médecin-major François-Balthasar-Madeleine Macour lui jeta un verre d’eau à la figure et le mit au défi de prouver sa virilité en déflorant devant l’assemblée sa jeune épousée. Il se fit prier mais craignant de passer pour un uraniste il tenta de s’exécuter.

– Élisa poussa un cri et voulut s’enfuir quand il la troussa.

Elle fut solidement tenue par deux hommes. Émile-Jacques eut beau la frotter à la chair fraîche et en désespoir de cause la manipuler, sa marionnette refusa de redresser la tête. Le médecin-major envoya valdinguer le mol époux, prit sa place et viola Élisa tandis que les autres accompagnaient ses coups de reins en martelant la table avec leur verre. Quand il se fut retiré, plusieurs se disputèrent le corps sanglant secoué de sanglots. Élisa ne sut jamais combien en elle se succédèrent.

Une séance de torture au cours de laquelle elle s’évanouit plusieurs fois. Humilié par les prouesses de ses camarades Émile-Jacques boudait sur la piste de danse en tétant les dernières gouttes d’une bouteille de bordeaux.

– Les violeurs partaient en hâte sitôt leur forfait accompli.

Ils n’éprouvaient aucun remords mais craignaient que la nouvelle se répande et arrive aux oreilles de leur colonel. Un homme pudibond capable de dépêcher une enquête. Élisa aurait le culot de les accuser de l’avoir forcée, Émile-Jacques prétendrait qu’on avait usé de contrainte pour l’empêcher de la défendre et leur carrière serait compromise. De fait, François-Balthasar-Madeleine fut mis à la retraite deux mois plus tard. Aucune trace de sanctions dans les documents militaires pour les autres coupables et d’ailleurs tout porte à croire que l’affaire fut enterrée pour préserver le prestige de l’armée mis à mal par la chute du Premier Empire.

 

– Élisa se défendait trop à son goût.

Et l’un des violeurs vida dans sa gorge le contenu de sa flasque de rhum. Elle est tombée dans un semi-coma. Quand elle est revenue à elle le soleil éblouissait la salle de bal. Émile-Jacques faisait partie des hommes qui ronflaient en tas dans un coin comme si le froid glacial les avait poussés à se rapprocher pour réchauffer leur viande. Elle est restée un moment immobile, aux aguets.

– Elle prêtait l’oreille.

Outre les ronflements des hommes elle percevait la rumeur rassurante d’un jour de marché. Elle se leva délicatement, marcha doucement, ses escarpins à la main de crainte de réveiller les prédateurs. Une fois dehors elle se rechaussa et courut. Marchands et chalands regardaient sidérés passer cette mariée de la veille échevelée dans sa robe blanche déchirée éclaboussée de sang. Elle arriva hors d’haleine au domicile de ses parents. Elle les trouva attablés avec sa sœur devant une omelette au lard.

– Elle s’effondra haletante sur un fauteuil.

Il n’était pas question pour Foucault que sa fille demeure à Vernon. Pour tout le monde elle devait être partie en voyage de noces en Provence comme il était prévu. Le lendemain, munie d’un pécule de trois mille francs elle prenait avec sa sœur la diligence pour Paris tandis qu’Émile-Jacques recevait consigne du sévère colonel de rester terré à son domicile. Il considéra comme une faveur l’ordre qui lui fut donné début décembre de rejoindre à Port-Vendres le corps expéditionnaire en partance pour l’Algérie car il comptait laver son honneur dans le sang qu’il verserait pour la France. À défaut d’une glorieuse blessure, il rentre en novembre 1835 avec une dysenterie compliquée d’hépatite. En 1839 les autorités militaires l’envoient prendre les eaux à Barèges puis à Bagnères-de-Bigorre.

– Il décède à Vernon le 5 septembre 1840.

 

Installées à Paris dans un logement sans confort de l’alors hideux faubourg Saint-Marcel, leur pécule épuisé, Élisa et sa sœur survécurent en accomplissant des travaux de couture. Disposant de jolies voix elles arrondissaient à l’occasion leurs revenus en effectuant des remplacements dans les chœurs de la Gaîté-Lyrique. C’est dans les coulisses du théâtre qu’Élisa est abordée fin 1834 par un aristocrate originaire de Königsberg qui en gage de son amour lui offrit un anneau d’or gravé à l’intérieur de la devise Immer Treu. Se croyant l’objet d’un amour authentique, elle lui céda.

– Elle tombe enceinte de lui en août de l’année suivante.

Sitôt informé le comte s’évapore. Restait Maurice Schlésinger dont depuis deux ans elle repoussait les avances assorties d’une promesse de mariage qui en ces temps où le divorce était interdit serait de toute façon demeurée lettre morte. Berlinois d’origine, Maurice s’est installé à Paris en 1817. Après avoir été un temps commis de librairie il ouvre au 89, rue de Richelieu un magasin de musique. Il vend avec succès des instruments et édite des partitions. Un éditeur un peu fripon dont Wagner parle dans ses mémoires en termes peu amènes.

– Quand il fait connaissance d’Élisa il est un homme riche.

Lorsqu’elle lui demande s’il la prendrait enceinte d’un autre et indissolublement mariée à Émile-Jacques Judée il accepte. Il tient cependant à rencontrer l’époux en garnison à Perpignan à ce moment-là. À la suite d’une âpre négociation il obtient l’assurance qu’il ne fera jamais valoir ses droits de mari.

– À dire vrai, Judée vendit Élisa à Maurice cinq mille francs or.

Le 19 avril 1836 Élisa donne naissance à Adèle-Julie-Monica Schlésinger, déclarée fille de Maurice et de mère inconnue afin qu’elle ne s’appelle pas, selon la loi, Judée comme Élisa. Présentée par Maurice comme sa femme légitime Élisa habite désormais un appartement élégant dans un immeuble cossu de la rue de Gramont à une portée de pistolet de l’Opéra où le couple a sa loge.

Elle devient une des femmes en vue du tout-Paris de l’époque. Elle est admirée pour sa beauté, le luxe de ses toilettes et sa maison est réputée pour ses réceptions fastueuses dans des salons gigantesques où trois orchestres jouent jusqu’à l’aube. Cette munificence contrastait avec les simples vacances qu’ils prenaient à Trouville pour se couper pendant quelques semaines de cette vie épuisante.

 

Parfois, volets intérieurs et rideaux tirés, la fête se prolonge le lendemain jusqu’à l’heure du souper où on pique-nique de volailles froides, de salades de truffes, de pyramides de foie gras, de pâtisseries de la maison Frascati, fournisseur officiel du palais des Tuileries. On arrose le tout de magnums de champagne frappé, de jéroboams de grands bordeaux et de gevrey-chambertin. Pendant plusieurs années Maurice dilapide un argent vite gagné en escroquant les compositeurs, en empruntant, en faisant de la cavalerie, en multipliant les dettes.

Un an après la mort de Judée, Maurice épouse Élisa. Ce libre penseur d’origine juive accepte de se convertir pour offrir un mariage catholique à cette femme demeurée fermement croyante malgré les vicissitudes. Naquit quelques mois plus tard son enfant biologique et légitime qu’il appela avec narcissisme Adolphe-Maurice.

– En mai 1842, Schlésinger est ruiné.

Le ménage de déménager dans un appartement plus modeste où en fait de domestique il n’a plus qu’une de ces bonnes à tout faire que les bourgeois exploitaient comme des bêtes de somme. Restent à Élisa sa beauté, son charme, sa luxueuse garde-robe à peine démodée.

De mon vivant je ne connaissais pas le martyre originel qu’endura Élisa. À force de rester figé le passé se révèle, devient limpide comme un lac après la tempête quand la vase a rejoint le fond, rendant à l’eau sa transparence. Il est bouleversant pour moi si longtemps après son décès et le mien de découvrir à quel point a pu souffrir celle dont j’ai utilisé sans scrupule l’image dans mes livres.

 

Élisa ne se remit jamais de ces viols. Son psychisme traîna la patte toute sa vie. Elle finit son existence dans une maison de fous – elle finit son existence en enfer. Maxime Du Camp la rencontrera après mon décès au printemps 1881 en se promenant dans la forêt de Vincennes. Elle portait un vieux chapeau de paille d’où pendaient des mèches blanches et une fleur déchiquetée. Une montre en or battait à sa ceinture tandis qu’avec d’autres folles elle cheminait sous la garde de geôlières armées de tresses de cuir. Elle semblait glisser par un mouvement intérieur qui la poussait en avant sans agiter son corps. Elle purgea encore sept années d’existence avant d’être enterrée un matin de septembre 1888 sans autre compagnie que deux fossoyeurs faméliques et un fonctionnaire de police dyspepsique qui rotait.

– Sentez-vous solidaires d’Élisa Schlésinger.

Si j’en crois vos gourous nombre d’entre vous finiront alzheimerisés, ce qui ne vaut pas mieux que dingues. Quant à moi, de la folie la mort m’abrite.