Vous arrivez à Rouen par le train. Vous marchez sous le crachin. Vous ne tardez pas à rencontrer une avenue à mon nom puis vous apercevez l’ancien hôtel-Dieu dont mon père fut chirurgien en chef. Vous passez la grille. Vous traversez un bout de jardin. Vous ouvrez la porte vitrée. Vous pénétrez dans le musée Flaubert et d’Histoire de la médecine où sortant tout gluant de ma mère j’ai poussé la première gueulante de ma vie. Après avoir donné votre obole à la caisse vous traverserez les salles du rez-de-chaussée. Dans des vitrines sont exhibés de vieillots instruments de chirurgie qui autrefois étaient aussi modernes que vous.

Ne vous attardez pas devant le tronc de parturiente en chiffon destiné à donner une idée de l’accouchement aux élèves sages-femmes de 1830. Montez plutôt l’escalier de bois et de tomettes qui vous tend ses marches. Arrivé à l’étage faites un pas à gauche, poussez la première porte et pénétrez dans la chambre d’Achille Cléophas Flaubert et Anne Justine Caroline née Floriot. Une chambre à deux fenêtres munie d’une alcôve où se niche un lit de trois mètres carrés sur lequel mes parents ont trouvé la place de faire quatre de leurs six enfants dont la moitié périt en bas âge.

Enlevez vos bottines, allongez-vous sur cette couche où je naquis au milieu des morts entre deux survivants. Si vous n’êtes pas seul, libre à vous de faire un enfant en toute hâte avant que le gardien vienne vous taquiner. Sinon profitez de votre imagination pour vous transporter deux siècles plus tôt à l’orée des cuisses d’Anne Justine Caroline d’où j’aperçus à la lumière pauvre d’une lampe à huile la figure glabre d’Achille Cléophas en train de me dépoter.

– Énumérons cette fratrie dans laquelle une chatte ne retrouverait pas ses petits.

En février 1813 naquit Achille qui vécut. En février 1816 une première Caroline apparut pour mourir l’année suivante. À l’automne 1818 ce fut la naissance d’un Émile-Cléophas qui décéda au début de l’été 1819 tandis qu’à l’automne naissait Jules Alfred qui eut la délicatesse d’attendre que je me sois acclimaté à la vie pour faire son bagage en juin 1822. À la mi-juillet 1824 arriva Joséphine Caroline, dite Caroline, comme sa mère et sa sœur aînée décédée. Vingt-deux années plus tard elle mettra au monde une Désirée Caroline, dite Caroline pareillement, avant de mourir deux mois après des fièvres puerpérales.

– Chez les Flaubert toutes les filles s’appelaient Caroline.

Conçu à la mi-mars 1821 d’un coup de reins que j’ai toujours eu quelque peine à imaginer je suis né le mercredi 12 décembre à quatre heures du matin. Il neigeait sur Rouen, une légende familiale prétend que ma mère se montra si stoïque pendant le travail qu’on pouvait entendre tomber les flocons sur les toits de la ville. Quant à moi, je serais bien resté quelques années de plus dans le ventre à l’abri de l’imbécillité du monde.

– Irrité par mon inertie mon père m’arracha.

Désespéré de naître j’ai poussé un atroce hurlement qui passant outre la fenêtre partit effrayer un chien errant dont un dormeur irascible fit taire les aboiements en lui fendant le crâne d’une balle de fusil. Épuisé par son premier cri le nouveau-né semblait si peu gaillard qu’on attendit le lendemain pour le déclarer à l’état civil car s’il était mort entre-temps on en aurait profité pour signaler son décès par la même occasion.

 

Je peux dater avec précision le premier souvenir de ma vie car je me rappelle très nettement le jour où mon père s’est cassé la jambe et j’ai su plus tard que l’accident avait eu lieu le 11 juin 1825. Nous sommes ensuite partis en famille à la campagne le temps de sa convalescence. Devant la maison était planté un cerisier si prolixe qu’il s’effondra un beau matin sous le poids de ses fruits.

Ma nièce Caroline a écrit des années après mon décès que j’avais été selon ma mère un petit enfant tranquille et naïf, demeurant de longues heures un doigt dans la bouche, absorbé, l’air presque bête. Ce souvenir est apocryphe. Il s’agissait pour elle de parfaire mon image en me donnant une enfance de génie au-dessus des nuées que ses ailes de géant empêchent de marcher sur le plancher des vaches. Un auteur du XXe siècle gavé d’amphétamines profita de cette fausse confidence pour me traiter d’idiot de la famille alors que mon intelligence se révéla supérieure dès ma prime jeunesse. Je fus un écolier brillant, obtenant des prix et sans coup férir le baccalauréat malgré son renvoi du collège quelques mois plus tôt pour avoir été à l’origine d’une rébellion à l’encontre d’un professeur qui avait condamné toute la classe à un écrasant pensum.

 

Sitôt alphabétisé j’ai commencé à rédiger des fabliaux. Mais bien vite jugeant mes textes sans grandeur je me suis attelé à la confection d’œuvres historiques. Le 28 juillet 1831 j’ai offert à ma mère une biographie de Louis XIII qui ne comportait pas moins de huit feuillets.

– Je fus réellement un enfant, cependant.

Quand il était petit même Jésus-Christ fit pipi au lit. Lorsque Achille me demandait d’aller voir si je n’étais pas tombé par inadvertance dans la boîte à couture de ma mère, il est vrai que je la retournais sur le tapis du salon et me cherchais dans le fatras des fils et des épingles. Mais je ne fus pas plus crédule que n’importe quelle jeune pousse d’humain.

– Je refusai quelque temps d’apprendre à lire.

Ma mère s’obstinait à me montrer des cubes à l’effigie de lettres que je renâclais à relier dans mon esprit au son qu’elle répétait en frappant dans ses mains. Il me semblait que la voix humaine se suffisait à elle-même, point n’était besoin de la frotter contre du papier pour en laisser la trace.

– Je préférais colorier des gravures.

J’en ai retrouvé après la mort de mon père lors de notre déménagement de l’hôpital. Des rochers peints en bleu, des arbres vert d’eau, des maisons striées de noir. Me sont revenues alors à la mémoire les terreurs du petit poltron que j’étais. Quand elle m’avait couché, Julie s’en allait avec le bougeoir. J’entendais mes dents claquer et je finissais par avoir encore plus peur de ce sinistre bruit que de l’obscurité. Je la suppliais de rapporter le frêle candélabre dont à présent la flamme éclairait les parois de l’escalier en vacillant au rythme de ses pas.

– En ce temps-là les nuits étaient noires.

Les rues opaques, la lampe à pétrole n’avait pas encore été inventée et je me souviens des veillées dans la pénombre du salon, la lumière des bûches qui se consumaient dans la cheminée colorait les visages d’une teinte orangée identique à celle que l’on voit au grand jour en plissant les paupières.

– Vers l’âge de dix ans je décidai de m’aguerrir.

M’échappant la nuit du dortoir, m’obligeant à errer dans le collège plongé dans un silence sépulcral afin de ne plus craindre ni les voleurs d’enfant ni les spectres. M’insinuant le jeudi après-midi dans le clocher d’une église et marchant au-dessus du vide sur une étroite poutre pour à force d’entraînement n’avoir plus jamais le vertige. Il ne me fallut que quelques mois pour devenir un brave.

 

J’avais quatre ans quand Caroline Hébert, jeune fille de vingt et un ans, arriva chez nous à l’époque où ma sœur Caroline fut sevrée. Ma mère estima qu’elle était la Caroline qui ferait déborder le vase. Elle s’appellerait désormais Julie.

– Ce prénom vous convient ?

Elle ne dit mot et par là même consentit. Cette ex-Caroline nous nourrit, nous vêtit, nous baigna, nous aima.

Elle était originaire du village de Fleury-sur-Andelle, distant de Rouen d’une vingtaine de kilomètres qu’elle accomplit à pied en une matinée avec à l’épaule son balluchon au bout d’une canne de jonc. Le bocage normand était fertile en histoires de chevalerie et de revenants. Je passais des journées entières assis sur son tablier à l’écouter me raconter sans fin. Quand elle était arrivée à la fin de son répertoire elle inventait des historiettes dont le héros s’appelait toujours Gustave. J’étais émerveillé de me voir perché sur un destrier portant armure et heaume, cavalcadant nuitamment dans la campagne avec pour témoin l’œil perçant de la lune.

Si Julie était trop absorbée par quelque tâche pour s’occuper de moi, je poussais en m’arc-boutant la lourde grille de l’hôtel-Dieu et traversant la rue Lecat je me précipitais dans la maisonnette toujours ouverte d’un vieil ami de la famille qu’on appelait le père Mignot. Sa femme m’offrait de l’orangeade et du sucre de pomme. Il me mettait à califourchon sur un cheval à bascule et tandis que je me balançais il me racontait des myriades d’histoires de fées, de sorcières, de trésors cachés au fond des mers qu’il était aisé de cueillir avec la complicité d’une baleine en cotte de mailles et d’une escouade d’espadons au bec hérissé de fragments de roche effilés comme des tessons. Il me ramenait dans ses bras à la nuit quand bercé par sa voix flûtée je m’étais endormi sur le tapis où j’avais coutume de m’asseoir en tailleur lorsque j’étais lassé du cheval de bois.

Quand j’eus atteint ma cinquième année il commença à me lire Don Quichotte dans une grande édition illustrée. J’ai fondu en larmes en entendant le récit de sa défaite dans son combat contre les moulins à vent. J’ai relu dans mon lit cet épisode la veille de ma mort et plus d’un demi-siècle plus tard je me suis endormi l’œil humide. J’ai su par cœur des passages entiers de cet ouvrage avant de savoir lire. Ils se sont alors évaporés de ma mémoire comme si désormais c’était le rôle du papier de se souvenir.

 

Un beau jour ma mère décida de nous réunir chaque matin avec ma sœur pour nous faire la classe dans une pièce de débarras dont la lucarne découpait un morceau carré de ciel. Caroline sut au bout d’un mois épeler le mot genou et tracer en majuscules cinq ou six lettres de l’alphabet.

Le soir, mon père me tançait.

– Tu resteras toute ta vie un petit âne si tu n’apprends pas à lire.

J’avais l’ingénuité de lui répondre que cela ne me servirait à rien puisque le père Mignot lisait à ma place. Cependant à force de voir passer les mots qu’il déchiffrait avec son lorgnon j’avais appris à lire à mon corps défendant. Un jour de Toussaint alors que nous allions fleurir le caveau familial, longeant le mausolée d’un avocat nommé Seurat qui avait fait graver cette locution latine en lettres d’argent sur le marbre noir de sa stèle, je fus le premier surpris de m’entendre crier Requiescat in pace. Mon père m’interpella d’un ton sévère.

– Tu sais donc lire, Gustave ?

– Je jure que je ne le savais pas.

Et sans doute pour prouver ma bonne foi je me mis à pleurer des litres. Il m’adressa finalement un sourire bonhomme en me donnant une tape sur l’épaule.

– De toute façon, tu n’aurais pu emmener le père Mignot au collège.

Dans les semaines qui suivirent ma mère m’apprit à écrire. Je n’avais désormais aucun mal à tracer les lettres. Je leur trouvais à chacune un air de famille avec un animal. Quand on me demandait à quelle bestiole je faisais allusion j’étais incapable de répondre. Je fus émerveillé vingt ans plus tard de découvrir tout un bestiaire parmi les hiéroglyphes lors de mon voyage en Orient.

 

Depuis l’âge de six ans je passais cependant mes journées à l’école de la rue Malpalu située non loin de l’église Saint-Maclou. Une jeune dame prénommée Ophélie qui dans mon souvenir était fraîche comme un glaïeul nous faisait faire des rondes, chanter des comptines, nous montrant souvent de grandes lettres en bois coloré que les plus malins d’entre nous se chargeaient d’assembler pour constituer des mots de trois ou quatre lettres qu’elle nous faisait applaudir comme des prodiges. Quand d’ignare je devins savant et fieffé constructeur de vocables elle me donna en exemple aux autres. J’incarnais à ses yeux l’efficacité prodigieuse de son enseignement lamentable.

Je devais avoir sept ans quand au retour de l’école, traversant la place de la Cathédrale avec Julie nous vîmes une guillotine qui venait de servir. Il y avait du sang frais sur le pavé et un aide nettoyait le panier où quelques minutes plus tôt une tête avait dû tomber. Julie pressa le pas. Près de vingt-cinq années plus tard j’ai rêvé une nuit de cette guillotine. Chose étrange ma nièce fit au même moment le même cauchemar alors que je n’avais jamais en sa présence évoqué ce souvenir.

– Je fus réveillé par ses cris.

J’en déduisis que la pensée était un fluide qui pouvait circuler d’une tête à l’autre. J’en parlai un jour à Théophile Gautier qui opina du bonnet en me donnant une explication basée sur la théorie spirite de la migration des âmes qui m’arracha un fou rire dont il tira ombrage. Le lendemain son cœur lui fit faux bond. Puisqu’il était cardiaque depuis plusieurs années je ne me suis pas senti responsable de son décès.