On rééditait sans cesse Madame Bovary. On aurait dit que je n’avais rien écrit d’autre. Depuis le début des années 1870 je la croisais à l’occasion dans les couloirs. Une silhouette brouillée disparaissant sitôt aperçue que je reconnaissais à l’aveugle comme une chienne atteinte de cécité ses petits. Il lui arriva même un jour de bouillonner en moi comme un louchée de sang, empourprant mes joues d’un rouge plus criard qu’à l’ordinaire, prenant peu à peu possession de ma physionomie comme un masque qu’on m’aurait glissé sous l’épiderme et pour éviter de devenir fou en constatant qu’une image de femme s’affichait à la place de la mienne sur l’écran de mon visage je fuyais les miroirs.

Les autres personnages de mon œuvre dont pas plus qu’Emma aucun d’entre eux n’avait la moindre connivence avec le réel – Charles Bovary n’en ayant pas non plus, il est du reste peu vraisemblable qu’il ait été condisciple de mon frère et si je l’ai prétendu tout à l’heure c’est que la mémoire des morts va, vient, danse, exécute des sauts périlleux, cela rend leur compagnie plus agréable que celle des vivants toujours ressassant d’immuables souvenirs figés depuis le jour de leur fabrication – me laissaient à peu près tranquille même si un soir m’aventurant au grenier pour chasser les musaraignes que je croyais entendre fureter au-dessus de ma tête saint Antoine m’était apparu pour me morigéner de l’avoir avec tant d’obstination persécuté tout au long de trois interminables versions dans lesquelles il tournerait à jamais et si un jour glacé de janvier 1871 sous prétexte de réchauffer son onglée madame Arnoux m’avait rendu visite tel un reproche vivant de n’avoir pas fait Frédéric plus entreprenant.

– Je l’avais ensevelie au pied d’un prunier.

Lors de mon dernier voyage à Paris j’avais aussi croisé Bouvard et Pécuchet progressant bras dessus bras dessous boulevard Bourdon mais trop occupés à discuter de kantisme ils n’ont pas reconnu ce volumineux monsieur épuisé qui depuis plusieurs années déjà les pissait jour et nuit comme de grossiers calculs qui lui déchiraient l’urètre.

– Une fois que je dînais seul à Croisset tout le monde débarqua.

J’avais la tête baissée vers mon potage quand j’entendis du bruit. On avait tiré les rallonges de la table pendant que je lapais. La fine fleur de la population de mes livres était installée immobile et maussade devant son assiette vide. Je reconnus madame Dambreuse avec ses cheveux blonds tire-bouchonnés à l’anglaise, Maria dont on voyait des veines d’azur serpenter sur sa gorge brune, Félicité en tablier à bavette flanquée de son perroquet installé comme un homme prêt à s’emparer de la carafe pour s’enivrer.

Les mâles s’étaient déplacés aussi. Regimbart essuyant son front avec son mouchoir roulé en boudin, Giscon avec sa main coupée, Hamilcar en armure et puis Moreau, Victor, saint Julien. Derrière, debout, raide, toute une petite monnaie de personnages secondaires semblait veiller sur eux comme des gardes du corps.

– Quand Suzanne entra avec les paupiettes ils avaient disparu.

 

– Mais seule Bovary me persécutait.

Avec l’obstination de ces fantômes écossais qui poursuivent les châtelains en faisant bruire leurs chaînes comme des serpents à sonnette leur saint-frusquin. Sans compter que lorsque je déambulais dans les rues de Rouen on me demandait à tout bout de champ de ses nouvelles comme si j’avais été son beau-frère.

– Je me disais, billevesées.

Je ne crois ni au merveilleux ni aux envoûtements ni aux tables tournantes comme ce génie fou de Victor Hugo qui serrait dans un placard ses rognures d’ongles, ses cheveux et sa barbe soigneusement récupérés par son coiffeur, de crainte qu’un malveillant s’en empare pour assaisonner un curé à la broche dont les nuits de sabbat sont friands sorcières et magiciens vouant de la sorte aux gémonies le poète dont seraient issus ces condiments.

 

Un soir d’hiver 1879 après avoir eu une crise que l’officier de santé Fortin avait traitée à la mode d’alors avec de la poudre de charlatan je suis resté seul et accablé devant mon feu toute une après-midi. Le jour baissait sans cesse sans que vienne jamais la nuit. En tisonnant j’aperçus Emma parmi les flammes. Je me dis qu’à cause de moi cette suicidée brûlait en enfer avec les Borgia et Gilles de Rais. Rien de fâcheux ne serait arrivé à cette fille de paysan si elle n’avait pas été élevée au-dessus de sa condition. Elle aurait dû rester à la ferme, sachant à peine compter et déchiffrer les lettres constituant les mots SUCRE, FARINE, CACAO inscrits au fronton des boîtes en tôle peinte alignées dans la cuisine sur l’étagère à épices.

– C’est au couvent qu’on l’avait initiée à la lecture.

Il n’y a qu’un pas de la lecture au rêve et du rêve à l’adultère il n’y a qu’un saut de puce. Une fille de ferme mal dégrossie aurait rendu plus heureux Charles Bovary. Elle se serait montrée digne mère et sa fille aurait épousé Napoléon, l’aîné des fils Homais à qui elle aurait donné une progéniture dont les descendants seraient aujourd’hui de maigres informaticiens au cerveau jaune canari.

– Je n’ai jamais aimé Emma.

Je ne connaissais même pas la couleur de ses yeux. Tantôt je les disais noirs, tantôt bleu foncé et si je l’avais fait vivre jusqu’à cent ans ils auraient viré au vert, au brun et en définitive au rouge vif afin de donner du cachet à son visage dévasté par le temps. Existe même un chapitre où je me suis amusé à transformer ses yeux en armoires à glace dans lesquelles Charles se voit jusqu’aux épaules.

Il a mieux valu pour cette nigaude qu’elle s’empoisonne à vingt-huit ans, autrement je n’aurais pu me retenir davantage de l’arracher à Yonville pour en faire une prêcheuse illuminée trottant comme une ânesse sur les routes poudreuses pour annoncer la fin du monde. Cette existence misérable et crétine l’aurait fanée prématurément.

– Elle serait venue chercher refuge à Croisset.

Sans un sou pour payer le bateau elle arriverait épuisée avec un chapeau si crasseux qu’une hirondelle en aurait fait son nid tout piaillant d’oisillons tendant leur bec au ciel. Son manteau dont les larges trous laisseraient apparaître sa robe tout aussi ajourée découvrant par endroits des morceaux d’elle dont l’épiderme envolé permettrait d’apercevoir son squelette fatigué, bruni par la misère, friable comme de la pierre calcinée.

– Elle tirerait le cordon de la sonnette.

Suzanne crut qu’il s’agissait encore de pauvres venus quémander. Depuis quelques mois ils ne cessaient de carillonner. J’avais parfois envie d’en étrangler un pour faire un exemple et ôter à ses semblables toute envie de m’importuner. Avant d’être ruiné par Ernest ils m’attendaient alignés devant la maison à l’heure où je mettais le nez dehors après le déjeuner muni d’une vieille bourse remplie de sous que je leur distribuais d’un large geste à travers les barreaux comme à des poules une poignée de grains. Aujourd’hui je leur en voulais de me rappeler par leur présence l’époque où je pouvais me permettre ces prodigalités.

– Suzanne refusa d’ouvrir.

Je suis descendu en râlant contre cette vieille sorcière que j’avais aperçue par l’entrebâillement des rideaux. Pour la faire fuir je lui ai jeté rudement à travers la grille une poignée de piécettes. Elle a ramassé la monnaie et s’est éloignée avec son nez sanglant d’avoir été heurté par la tranche acérée d’une pièce de cinq sous. Elle acheta un morceau de pain à une domestique revenant du marché qu’elle mâcha longuement avant de se jeter dans la Seine comme un personnage de mélodrame.

Alerté par Suzanne, je suis descendu le surlendemain pour voir le corps que le fleuve avait rendu. Je l’ai dévisagée en fumant. Je l’ai reconnue quand son âme rose pompon s’est échappée par sa bouche entrouverte pour venir me poisser la gueule comme une répugnante sucrerie. J’ai arraché des touffes d’herbe qui poussaient entre les pavés pour me décaper puis un badaud me prêta son couteau avec lequel je me suis soigneusement raclé les joues. J’ai fini de me débarbouiller à la maison avec une brosse en chiendent qui m’égratigna. Une âme de la couleur des roses. Une âme puant pourtant le foutre dont l’odeur persista longtemps sur mon visage.

Je ne fus pas mécontent malgré tout de connaître la fin de ce roman telle qu’elle s’était déroulée dans la réalité. Il était trop tard pour le modifier car personne ne m’aurait cru. J’ai cependant narré l’anecdote lors d’un dîner parisien. Ernest Renan me fit remarquer que plongés dans la réalité les personnages vieillissaient plus vite que leur créateur habitué dès sa naissance à barboter dans ses eaux saumâtres. J’ai ouvert un large bec pour jeter un rire qui fit vibrer les vitres et brisa la coupe dans laquelle George Sand buvait son Dom Pérignon. Elle fut éclaboussée, je m’excusai, un serveur la tamponna avec une serviette et elle me demanda si par hasard je n’avais pas ramassé Emma devant l’ermitage de saint Antoine qu’elle était venue tenter sur ordre de Lucifer et si je ne l’avais pas ensuite jetée dans ce livre par paresse de la créer.

– Il est vrai que j’aurais pu l’inventer davantage.

Elle est née la même année que moi et s’est empoisonnée le lendemain de la mort de ma sœur Caroline.

– Le même jour, peut-être.

On ne mêle pas impunément sa vie à la littérature. Dès sa conception la Bovary aurait eu quelque raison de me garder rancune de ne l’avoir pas dotée d’une biographie autonome. Je remarque à peine aujourd’hui ces détails contingents et funestes dont rien ne peut expliquer la coïncidence car l’inconscient ne serait inventé qu’au début du siècle suivant et à l’époque mon intellect eût été bien incapable d’en soupçonner les prodiges.