Le matin de ma mort ouvrant l’œil à neuf heures je tirai le cordon pendu au-dessus de ma table de chevet pour appeler Suzanne. Julio qui avait passé la nuit au pied du lit me léchait une main et moi de lui tapoter les flancs de l’autre. Elle a débarqué avec un verre d’eau fraîche que j’ai vidé d’un trait. De la poche de son tablier elle sortit une de mes pipes en terre qu’elle avait bourrée elle-même et qu’elle me glissa dans le bec avant de battre le briquet. J’ai aspiré une longue bouffée en la regardant tirer les rideaux. Il faisait beau, je lui ai dit d’ouvrir grand la fenêtre. Les rayons éclairaient la chambre et la chauffaient comme des flammes.
– Il faudra raccourcir le peuplier.
– Le peuplier ?
– Il bouche le paysage.
De mon lit j’aurais voulu ne voir que le ciel, la Seine et ses îlots verdoyants aujourd’hui disparus. Suzanne a déposé ma robe de chambre sur le fauteuil et s’en est allée. Une vieille robe de chambre en soie rouge qu’un tailleur borgne m’avait confectionnée à Alexandrie trente-cinq années plus tôt.
Lorsque Caroline me voyait traverser le couloir avec cette antiquité sur le dos il lui semblait remonter le temps. Son premier souvenir de moi datait de ses cinq ans quand de retour d’Orient je l’avais réveillée en pleine nuit, la soulevant, claquant ses joues de gros baisers, éclatant d’un rire tonitruant tant je la trouvais drôle dans sa chemise trop longue. Le lendemain, vêtu de la fameuse robe de chambre dont elle conserverait toujours le souvenir flamboyant je courus avec elle dans le jardin, sautant, la jetant dans les airs, rattrapant dans mes grands bras en rugissant cette orpheline que j’aimais déjà autant que sa mère disparue.
– J’ai sonné à nouveau.
Suzanne a tardé. Elle est arrivée maussade en m’apportant le bol de café, le pot de crème et la rôtie beurrée qui constituaient ma collation habituelle après ma première pipe du matin.
– J’ai envie de prendre un bain.
– Tiens donc. Comme hier ? Comme demain ? Il est déjà en route votre bain.
Elle a soupiré. Tous les jours la même comédie. Nous constituions une sorte de vieux ménage avec ses rites un peu niais. Elle s’en est retournée en ronchonnant. J’ai goûté la crème du bout de la cuillère. Je lui ai hurlé qu’elle était sure et elle s’est mise à pousser des cris d’orfraie depuis la cuisine.
Précédé par Julio qui n’en pouvait plus d’être enfermé je suis descendu en babouches. Toujours cette douleur lancinante qui se réveillait à chaque fois que j’avais affaire aux marches d’un escalier depuis que je m’étais cassé la jambe un an et demi plus tôt en me précipitant pour aller ouvrir la porte à Léonie Brainne chargée d’un plat de civet de lièvre encore tiède qu’elle avait cuisiné tendrement pour moi. J’ai juré sur la tête de saint Polycarpe de ne plus me casser de jambe jusqu’à la fin de mes jours.
– J’ai tenu parole.
Une fois dans le jardin j’ai humé l’air parfumé avant de franchir les six pas qui me séparaient des lieux d’aisance. En revenant je me suis lavé les mains au-dessus de la bassine que Suzanne avait déposée sur la petite table de l’entrée avec une cruche d’eau chaude et un morceau de savon d’Alep. J’ai vu à travers la fenêtre Julio s’échapper du jardin par le portail que déjà à moitié ivre le jardinier avait malencontreusement laissé entrouvert.
– Je suis entré dans mon cabinet de travail.
Chaque matin j’éprouvais le besoin d’arpenter la pièce afin de reprendre possession du lieu. Le manuscrit de Bouvard et Pécuchet reposait sur la table où ruisselait le soleil liquide comme une coulée de miel. Mécontent de cette métaphore usée je l’ai écrasée de ma babouche.
– Je me suis assis.
J’ai compté les plumes étendues sur le plat en étain. Trente-sept, immaculées, arrachées à des oies blanches dont je croisais souvent des escouades autour de la maison qui m’enguirlandaient et me sautaient au visage en essayant de me becqueter les yeux comme si elles savaient que je déshonorerais un jour leur plumage. J’imaginais l’immense troupeau sacrifié par l’humanité pour rédiger, dessiner, gribouiller depuis l’invention de l’encre.
J’ai écrit une lettre à Maxime, trempant la plume dans la gueule de cette grenouille de cuivre d’encrier dont j’aurai journellement chatouillé la gorge pendant plus de trente-cinq années et dont il possédait la sœur jumelle. Nous avions même demandé au fondeur qu’elles soient issues du même lingot. Je portais toujours à mon doigt la bague au chaton de camée représentant un satyre qu’il m’avait offerte au temps de notre amour et lui la chevalière qu’en échange je lui avais donnée sur laquelle j’avais fait graver Suum cuique pulchrum est car il me semblait vraiment que tout ce que nous faisions ensemble était beau. Des fiançailles que les années avaient érodées mais dont nous avions conservé les fétiches.
Lundi prochain, j’irai embrasser ta seigneurie ; j’ai à peu près terminé mon livre ; ce qui me reste à faire est peu de chose ; il y a si longtemps que je ne t’ai vu, que je me hâte afin d’arriver avant ton départ.
Son départ pour Baden-Baden où il retrouverait le couple Husson avec lequel il faisait ménage à trois et où il mourrait quatorze ans plus tard. Le revoir revenait pour moi à faire une excursion dans mon passé. Des entrevues séparées souvent par plusieurs années. Nous remarquions dans le visage de l’autre l’avancée de notre décrépitude.
– J’ai cacheté l’enveloppe.
Je ne savais pas que je n’écrirais plus jamais à personne, que je n’écrirais plus.
Dans un pot à tabac j’avais caché les huit cent soixante-dix francs économisés sou par sou en vue de mon voyage. Les fiacres, les dîners, les fleurs, la traversée de la Manche coûtaient cher. J’emportais aussi un collier qui avait appartenu à ma mère dont j’avais fait remplacer le rubis perdu du solitaire par une émeraude trouvée avec des débris d’or au fond de son coffre à bijoux. Je devais me rendre incognito à Londres début juin. Je l’offrirais à Juliet. Nous passerions quelques jours dans un hôtel discret de Westminster. Juliet était en ce temps-là gouvernante de la fille d’un lord qui d’ores et déjà lui avait accordé une semaine de congé pour se rendre à Glasgow au chevet d’une tante malade inventée.
Je ressentais le besoin impérieux d’entrer en contact physique avec un être humain, de la tenir palpitante entre mes bras. Deux cœurs qui battent l’un contre l’autre, deux êtres vivants dans le même lit rassemblés. Elle laissait mes lèvres devenues violettes l’embrasser, consentait à frotter sa langue rose contre la mienne noircie par le mercure censé soigner mon éternelle syphilis.
– Je me suis penché à la fenêtre.
Un vapeur rouge et blanc glissait bruyamment sur la Seine. Je crus distinguer un voyageur debout sur une caisse qui inspectait la maison avec ses mains en visière. Il n’a pas répondu à mon salut. Il devait simplement contempler le panorama. Je m’arrêtais parfois de tirer sur ma pipe pour respirer l’air pur chargé du parfum des fleurs et de l’herbe fraîchement coupée qu’en titubant le jardinier rassemblait par petits tas de son râteau rouillé. L’idée de ma mort imminente me traversa l’esprit. La vie m’avait toujours pesé comme une houppelande trop lourde. Un deuxième corps de poupée russe dont ce matin-là je ne sentais plus le poids.
– En réalité j’avais eu raison de vivre.
Je n’avais pas été un héros mais un consciencieux maçon qui avait construit de solides romans aux phrases sans malfaçons. Ils résisteraient longtemps avant de tomber en ruine. Sans avoir été informé par un émissaire du destin j’étais sur le point d’arrêter d’exister. L’avenir n’était plus. Cependant je profitais avec bonheur de l’instant comme si désormais aucun autre n’était plus posté derrière lui en embuscade.
– Monsieur, le bain refroidit.
Suzanne m’avait déjà appelé plusieurs fois. Elle venait de rajouter de l’eau bouillante.
– Dépêchez-vous, autrement vous prendrez froid.
Elle déguerpit. J’ai voulu quitter la pièce mais ma carcasse me semblait lourde comme une ancre. J’essayais d’avancer, mon corps exécutait des pas dans le vide. Je voyais passer le temps le long des murs. Un fin rayon de soleil qui filait comme une seconde échappée d’une pendule. J’entendais Suzanne descendre et remonter chargée d’instruments de ménage car elle profitait de ma longue toilette pour nettoyer mon cabinet de travail. Après plusieurs tentatives je finis par réussir à me jeter dans le corridor.
– Comme vous boitez, monsieur, tout à coup.
Ma jambe recommençait à me faire mal et l’autre peinait à me tenir debout. Mon corps était un véhicule poussif dont je ne me sentais plus solidaire. Je changerais d’embarcation quand celle-ci serait tout à fait vermoulue et prête à couler. J’éclatai de rire en m’imaginant sauter de ma défroque de chair usée dans un corps flambant neuf au vernis encore humide.
– Vous vous moquez de moi.
Je rassurai Suzanne d’un Point du tout et me traînai vers mon bain cahin-caha. Les vitres étaient obstruées par la buée. J’ai entrouvert la fenêtre pour laisser entrer la brise champêtre. Je ressentais l’existence d’autres êtres dont j’étais le semblable. Les plantes étaient tout aussi vivantes que les belettes et les yeux des humains. Je ressemblais davantage à un vivace moucheron qu’à la couche de matière morte dont étaient constituées les rares photographies qu’on avait prises de moi au cours de mon existence.
– Un moucheron.
J’ai accroché ma robe de chambre et ma chemise au portemanteau. J’ai tâté l’eau du bout des orteils. Je suis entré dans la baignoire avec la sensation de me glisser dans un soulier. J’ai gardé pendant quelques secondes la tête sous l’eau. Je suis remonté à la surface en toussant. J’ai entendu Julie pousser la porte d’entrée et son pas boitillant dans le vestibule. Comme tous les matins elle allait s’asseoir à la grande table de la cuisine. Suzanne était descendue lui servir son bol de café. Elles ont commencé à parler. L’une chuchotait mais Suzanne était obligée de hausser le ton pour se faire entendre. Une conversation qui allait son train sans s’interrompre un instant pour reprendre son souffle puis qui s’arrêtait en rase campagne laissant place au silence, à l’entrechoquement de récipients, au fracas d’une assiette brisée. Suzanne cassait beaucoup, cassait trop selon ma nièce qui lui avait demandé dernièrement de noter son palmarès sur un cahier afin de déduire de ses gages le prix des dégâts.
– Madame, dans ces conditions je m’en vais.
Craignant que sa remplaçante soit pire destructrice et de surcroît peut-être voleuse et incendiaire Caroline l’avait retenue. Comme Suzanne montait malgré tout dans sa chambrette faire sa malle, elle dut s’excuser piteusement et à mots couverts lui donner blanc-seing pour trucider désormais toute la vaisselle de la maison.
J’ai raconté au début de cet ouvrage que Julie était venue me raser. En vérité elle ne se serait jamais permis d’entrer. Cette femme fut toujours pudibonde. Dès que j’eus huit ans elle fit en sorte de ne jamais plus me voir autrement qu’habillé. Quant à ma barbe, je m’en occupais moi-même depuis mes quinze ans. Une occasion de me regarder, de me trouver ridicule et d’éclater de rire. Il m’arrivait pourtant de la laisser en friche quand je demeurais cloîtré à Croisset. D’ailleurs, ce 8 mai elle était en jachère depuis la Saint-Polycarpe.
La baignoire était dans l’axe de la fenêtre. Je voyais très nettement la Normandie étalée devant moi telle une immense carte d’état-major. Le ciel se laissait transpercer malgré le soleil flamboyant et je pouvais voir au-delà du cosmos l’embouchure du Paradis.
– En tout cas, j’aperçus Emma sur le chemin de halage.
Habillée de gris, transpirante. Elle était surmontée d’un affreux chapeau cloche dont jamais je n’aurais eu le mauvais goût de l’affubler dans ce livre dont tout le monde la croyait éternellement prisonnière.
– D’un hurlement, j’appelai Suzanne.
Elle monta. Je lui demandai à travers la porte de m’apporter Madame Bovary.
– Quelle madame ?
– Mon roman, bécasse.
– Et vous, vous êtes un merle.
Par l’entrebâillement elle me balança un exemplaire qui tomba à l’eau. Feuilletant les pages détrempées je pus m’assurer de la présence d’Emma. Du reste tous les personnages semblaient à leur poste et continuaient à tourner autour de la vis sans fin de l’histoire qui recommençait à chaque fois qu’un lecteur entreprenait sa lecture.
– Avec l’âge je devenais méfiant.
Elle venait souvent m’importuner mais c’était pourtant la première fois que je procédais à pareille inspection. Frôlant Suzanne qui s’en retournait à la cuisine Emma grimpait maintenant l’escalier.
Elle se matérialisa devant la coiffeuse sans laisser d’image dans le miroir.
– Vous vous imaginiez que j’avais réussi à m’évader ?
J’ai soupiré.
– Mon regard m’a précédée. Il vous a vu trifouiller ce bouquin.
J’ai soufflé sur elle pour la dissiper.
– Vous écrasez mon visage.
J’ai exhumé le livre des profondeurs de la baignoire où je l’avais dissimulé sous mon derrière. Je le lui ai envoyé en pleine figure comme un pavé de Paris à la gueule d’un gendarme. Il a traversé son apparence avant d’échouer sur le mur. En retour elle m’annonça méchamment que dans une heure et quarante-trois minutes je serais mort.