Désormais aucune phrase ne me résistait. J’avais l’impression de casser chaque mot comme une coque dont en guise d’amande le sens se trouverait caché dedans. Je grimpais sur un tabouret pour attraper au hasard un volume de la bibliothèque de mon père. Je me posais sur un siège pour l’absorber à grosses bouchées. Peu m’importait qu’il s’agisse d’un recueil des contes de Voltaire, des fables de La Fontaine ou d’une austère traduction des Métamorphoses d’Ovide. J’étais émerveillé de voir surgir d’une couche d’encre plate et inerte des dieux, des lions, des princesses et de vulgaires bonshommes en frac sans le truchement d’une voix, même pas de la mienne car je m’entraînais peu à peu à déchiffrer les phrases en silence.

Dans ma tête avançaient des armées, apparaissaient des forteresses, se livraient des batailles et j’apercevais au loin des îles fantastiques où je rêvais d’emmener Caroline fonder une tribu. Il m’arrivait d’écrire mon prénom à la mine de plomb au milieu d’un récit. Je me voyais alors vingt-trois siècles plus tôt casqué, cuirassé, épée brandie vers le ciel à bord d’une galère d’Eurybiade voguant vers Salamine à la vitesse d’une comète car à présent il me semblait faire partie du livre.

Je pouvais rester des heures entières assis sur une mauvaise chaise, tortillant mes cheveux, mordant ma langue, tournant les pages d’un geste mécanique. Ivre de fiction je m’effondrais parfois sur le carreau comme un pochard. À dix ans je me suis une fois saoulé de mots au point de briser dans ma chute la glace d’une vitrine d’un coup de tête malencontreux sans même sortir de ma torpeur pour me protéger de mes bras. J’ai été vers quatorze ans si impressionné par Faust qu’emporté par ma lecture je me suis retrouvé à une lieue de Rouen lisant toujours sous une pluie battante près d’un champ où des jeunes gens explosaient de vieilles poupées de porcelaine à coups de pistolet. Frissonnant, je me suis alité en rentrant. La fièvre est montée dans la nuit, mon père crut un moment à une pneumonie mais je me suis vitement rétabli.

Je n’ai plus cessé d’ingurgiter des livres tout au long de ma vie. Les recherches que je fis pour l’écriture de Bouvard et Pécuchet qui occupa mes dernières années m’amenèrent à avaler plus de mille cinq cents volumes en prenant des tombereaux de notes dûment conservées par ma nièce et aujourd’hui numérisées que vous pouvez consulter si le cœur vous en dit.

 

Certains souvenirs d’enfance sont radieux. Ils semblent si accueillants qu’il suffirait de plonger dans leur eau cristalline pour revivre la scène dont ils sont le réceptacle. Ainsi je me rappelle une gamine surmontée d’un diadème qui traversait fièrement le jardin de l’Hôtel-de-Ville. Un valet portant livrée la tenait avec respect par la main. S’apercevant que je la dévisageais, entrouvrant à peine les lèvres elle a lentement déroulé sa langue jusqu’à la mettre à nu tout entière avant de la remonter précipitamment dans sa bouche en tirant sur le bras du domestique comme sur la laisse d’un chien. Ils se sont tous deux alors mis à trotter et ont disparu dans une ruelle qui débouchait sûrement sur le Paradis.

Le petit bout de chair rose qu’elle avait déroulé devant moi m’avait ensorcelé. Le lendemain j’ai cherché la ruelle en vain. Une armée de gnomes l’avait bouchée dans la nuit. À la place une maison rébarbative dont la porte cochère ne donnait certainement pas sur les jardins d’Éden. Le soir je me suis enhardi jusqu’à parler de la fillette à mon père. Bien que je ne connaisse pas son adresse j’entendais lui faire parvenir un cadeau.

– Pourquoi, tu es amoureux, mon garçon ?

– Je voudrais lui envoyer mon cœur.

Rien de plus facile pour un chirurgien de scier ma poitrine et de l’arracher tout palpitant. Julie l’enfermerait dans une bourriche qu’elle entourerait d’un de ces rubans rouges dont on nouait les cheveux de Caroline.

– Tu es un sacré farceur.

Vous n’employez plus guère ce mot aujourd’hui. Mon époque en était friande. Dans mon adolescence nous avions avec mes amis inventé un personnage ridicule que nous chargions de tous les travers des bourgeois rouennais. Nous l’avions intitulé Le Garçon et nous logions cet infortuné à L’Hôtel des Farces. J’y reviendrai peut-être plus tard mais dans le cas contraire vous n’aurez qu’à consulter internet pour en apprendre davantage. Un défunt ne prend pas la peine de se manifester pour reproduire Wikipédia. Je vous donne ici des phrases de mon cru dont le plus souvent vous ne trouverez trace ni dans mes œuvres ni dans ma correspondance ni d’une façon générale dans aucune archive. Deux siècles après sa naissance un auteur doit se renouveler.

 

Il est des souvenirs d’hiver dont la réminiscence vous fait un instant frissonner. Le jour de l’an, Julie nous réveillait à six heures. La maison était froide. Elle avait préparé deux tasses de chocolat que nous buvions dans la cuisine obscure. Nous nous pressions contre le fourneau tiède du souvenir du feu de la veille. Elle nous débarbouillait, nous revêtait de nos plus beaux habits. Nous allions souhaiter la bonne année à nos parents qui comme chaque matin avant le premier déjeuner buvaient une tasse de café en robe de chambre doublée d’hermine à la table ronde de leur chambre glacée. Ma mère brodait tandis que mon père écrivait une lettre en chatouillant parfois son nez des barbes de la plume. Nous recevions en étrennes une orange chacun que ma mère faisait surgir d’on ne savait où dans la pièce mal éclairée par un bougeoir à trois branches.

Nous sortions dans les frimas. Deux petites créatures enrobées de manteaux, d’écharpes, de bonnets, de gants fourrés malgré tout frigorifiées sous la bourrasque. Nous traversions la ville d’un bon pas pour être les premiers à présenter nos vœux à notre grand-père paternel mais déjà l’accès à son salon était embouteillé. Julie devait nous frayer un chemin pour arriver jusqu’à lui. Quand il baisait nos fronts nous manquions nous évanouir tant son épaisse moustache puait la pipe dont il nous semblait recevoir la fumée en pleine gueule. Il nous glissait un napoléon dans la main que Julie récupérait aussitôt de crainte que nous le perdions en route.

– Nous courions dans Rouen toute la matinée.

À chaque halte on insistait pour nous faire avaler du lard grillé, une épaisse tranche de jambon, du fromage à la crème et nous nous remplissions peu à peu comme des outres. Nous visitions des gens que nous ne voyions jamais le reste de l’année et dont je n’ai jamais su quel lien nous unissait. Quand nous rentrions vers deux heures, la maison était remplie de monde qui se bousculait jusque dans le jardin verglacé. Mon père n’en finissait plus de recevoir les hommages de malades guéris, de veuves, de veufs, peu rancuniers ou ravis de devoir la perte de leur conjoint à une opération dont l’issue s’était avérée fatale.

À la fin de ma vie, quand je passais la fin décembre à Croisset en tête à tête avec mon chien, au matin du 1er janvier Julie quittait au petit jour la maisonnette que depuis le décès de ma mère elle habitait à cinq cents mètres de chez nous pour venir m’embrasser et se faire gronder de n’avoir pas attendu ma visite au lieu de risquer une pleurésie.

Il me semble aujourd’hui que je pourrais passer trois jours délicieux dans ce souvenir d’enfance qui m’attend quelque part immaculé. À croire que le temps est imputrescible.

– Les secondes pareilles aux gouttes d’eau qui font les stalagtites.

Phrase obscure mais élégante dont un écrivain décédé a bien le droit de cadeauter la postérité.

 

Notre maison était animée en toute saison. Les amies de ma mère défilaient à l’heure du goûter, amenant leurs enfants, des gâteaux, des tartes, des fruits déguisés. Victoire Le Poittevin nous visitait chaque semaine avec Laure et Alfred, à moins que ce soit nous qui nous déplacions jusque chez eux. Laure avait le même âge que moi, Alfred cinq années de plus. Laure mettrait au monde mon fils spirituel Guy de Maupassant.

J’ai aimé Alfred autant que mon père.

– D’un amour différent cependant.

Une passion, la première de mon existence. Il me trahira par le mariage en 1846 et m’abandonnera définitivement deux ans plus tard en mourant. Je l’ai tant aimé que je l’aime encore aujourd’hui. Depuis mon décès je n’ai pas revu Alfred ni ma sœur ni personne des êtres aimés. Les morts hélas ne se visitent ni ne se fréquentent en aucune façon.

 

Ma mère aimait évoquer les débuts de son mariage quand avec mon père ils avaient élu domicile au 8, de la rue du Petit-Salut. Rue aux maisons étroites, penchées, qui semblaient prêtes à se courber tout à fait pour se fracasser l’une contre l’autre en faisant la révérence. C’est là que furent conçus et naquirent Achille et la première Caroline de ma fratrie. Elle aimait à faire un détour jusque là-bas quand nous étions en course dans Rouen. Elle me montrait religieusement du doigt les fenêtres de leur appartement d’autrefois. J’imaginais un lieu merveilleux suspendu dans le temps. Je fus déçu le jour où un vieillard en perruque apparut et vida par-dessus bord le contenu d’une bassine d’eau usée.

 

Ma mère me semblait fragile comme une flammèche. Je redoutais qu’elle s’éteigne dans la nuit. Je dormais un étage plus haut à l’aplomb du lit conjugal. Parfois le bruit des ressorts grinçant sous le poids de mon père fourbu qui se couchait au fond de l’alcôve et s’endormait aussitôt me réveillait. Je me levais en chemise, petit fantôme qui descendait la volée de marches et tournait doucement la poignée. J’entrouvrais la porte, je m’immisçais dans la pièce. Je m’approchais peu à peu. Quand un rayon de lune filtrait des persiennes je contemplais son visage. Il me semblait à travers son front voir passer ses rêves.

Tendant l’oreille, j’attendais pour reprendre mon souffle d’avoir clairement entendu le sien. Je me disais que les humains ont leur tic-tac comme les montres. Personne cependant pour les remonter quand leur ressort a fini de se détendre. Celui de ma mère lui permettrait de garder longtemps encore la tête hors de l’eau. Elle s’autoriserait pourtant à mourir quand j’aurais atteint la cinquantaine et je lui en voudrais toujours un peu de n’avoir pas eu la patience d’attendre que je meure pour s’en aller.

Je n’ai pas souvenir d’avoir surpris ni entendu de coït. Après la naissance de Caroline mes parents avaient dû s’estimer assez pourvus d’enfants pour éviter cet exercice susceptible d’engrosser ma mère. À moins que par pudeur j’aie effacé avec soin ces épisodes gênants de ma mémoire.

 

La dernière fois que je suis descendu dans leur chambre j’étais adolescent. Je n’avais plus la légèreté d’ange des enfants. Ma mère a entendu le bruit de mes pas. Elle s’est redressée dans le lit. Elle m’a reconnu dans la pénombre.

– Gustave ?

Je suis remonté en courant fourrer ma tête sous mes couvertures comme un garçonnet honteux. Le lendemain matin j’ai baissé les yeux quand je l’ai retrouvée à la salle à manger. Elle m’a effleuré la main.

– Tu sais, je ne me souviens de rien.

Elle a souri, j’ai rougi et nous n’avons jamais plus évoqué cet incident. Je me suis parfois demandé si au cours des années précédentes elle n’avait pas deviné ma présence, flattée peut-être de la visite nocturne d’un fils aimant, attendant pour se manifester que la nature m’ait équipé du même attirail que mon père et que ma présence en pleine nuit soit devenue malsaine.

Après le décès de mon père j’ai pris l’habitude de pénétrer dans sa chambre sur la pointe des pieds quand je rentrais tard à la maison pour effleurer sa joue d’un baiser et l’entendre murmurer Bonsoir, mon Gustave entre deux bouffées de sommeil. Il en fut ainsi jusqu’à la fin de sa vie.

À sa mort je donnai à Julie plusieurs de ses tenues en héritage. Je la faisais souvent venir après le dîner pour la contempler dans une de ses robes à damiers qui me rappelait le temps de sa vie. J’avais l’impression d’étancher ainsi un besoin de tendresse qu’aucun vivant ne pouvait plus me permettre d’assouvir. D’ailleurs j’avais gardé précieusement le reste de ses vêtements. Je me faisais parfois apporter son étole de loutre. Je pouvais demeurer toute une après-midi immobile, caressant la fourrure comme un chat, me vautrant dans le souvenir de la seule femme que j’ai absolument aimée.