Mes dents ont commencé à pourrir prématurément. J’avais huit ans quand un dentiste m’en arracha une pour la première fois. J’ai hurlé plus fort encore qu’à ma naissance. Dans les années qui ont suivi la dentisterie progressa. On se mit à gratter les caries, les brûler à l’acide, les recouvrir de plomb fondu mais quelques mois plus tard surgissaient des abcès qu’on perçait avec des pointes effilées rougies au feu et on finissait malgré tout par ôter à vif la dent martyre à la tenaille. Au cours de ma vie on m’ôta tant de dents qu’on pourrait légitimement se demander si au lieu des trente-deux réglementaires chez le sapiens sapiens ne m’en étaient pas échues neuf mille deux cent quatre-vingts comme au poisson-chat.

À l’époque où j’existais les malades sauvaient parfois leur peau mais la santé était une chimère à laquelle personne ne croyait. Les praticiens autopsiaient puis après avoir essuyé distraitement leurs mains souillées à leur blouse sanglante sans autre cérémonie opéraient un vivant. Les patients mouraient en masse quelques jours après avoir subi l’enfer de l’intervention sans autre anesthésique qu’un coup de tord-boyaux.

Avec amour, de ses mains grouillantes de bacilles mon frère Achille avait accouché Caroline. Ma sœur infectée, ma sœur bouillante de fièvre, ma sœur achevée par les saignées qu’il lui prodiguait avec une lancette à peine torchée du sang du précédent malade, lui-même humble wagon de tout un train de malheureux saignés dans la crasse. La lancette de mon père avait incisé vingt-cinq mille veines sans avoir été stérilisée depuis sa première utilisation en 1740 par le prédécesseur de son prédécesseur à la charge de chirurgien en chef qui la lui avait offerte symboliquement comme on passe un bâton de relais après l’avoir reçue lui-même en étrenne de son mentor et avait échoué à sa mort dans les mains d’Achille qui par piété filiale la conservait dans le petit coffre de son bureau où il serrait ses honoraires. L’épuisante, l’imbécile, la criminelle saignée pratiquée par des générations d’obscurs officiers de santé comme par les génies de la médecine qui la révéraient autant que le pape la transsubstantiation – ainsi Laennec dont mon père était un des plus brillants disciples.

 

Du salon j’avais une vue panoramique sur les jardins de l’hôpital. Les religieuses en cornette blanche poussaient les convalescents dans des voitures à bras ressemblant à des brouettes au porte-charge allongé garni de molleton. Elles les déposaient sous les arbres pour qu’ils prennent un bain de grand air à l’abri du soleil et du crachin. Je jouissais aussi d’une vue plongeante sur les vastes chambrées aux hautes fenêtres sans jalousies ni rideaux. Les malades étaient installés par six, tête-bêche dans de grands lits dont vous pouvez contempler un exemplaire au musée Flaubert dans le grand salon encombré aujourd’hui d’un bric-à-brac issu de la défunte chapelle – Vierge en plâtre, cloche en étain, candélabres, tableaux pieux, maître-autel en chêne ciré. Certains malades se traînaient pour aller coller leur museau contre la vitre. Leurs visages étaient maigres comme des têtes de mort. On dissimulait les plus mal en point derrière un paravent en toile de jute destiné à cacher aux survivants le spectacle de leur agonie.

Au fond du jardin dans lequel vous pénétrez avant de pousser la porte vitrée du musée se trouvait l’amphithéâtre où mon père disséquait. Suite à un malheureux coup de lancette qu’il se donna par accident à la cuisse tandis qu’il découpait une grosse femme en présence d’un groupe d’étudiants fraîchement reçus bacheliers qui pour certains n’avaient encore jamais vu un sexe féminin de leur vie, il mourut de septicémie.

L’amphithéâtre était séparé du jardin où les jours de beau temps il arrivait que Julie nous fasse goûter avec Caroline sur une table pliante par un treillage en métal peint disparaissant sous une grasse végétation où se reposaient les mouches avant de retourner butiner les cadavres. Ces mouches qui s’aventuraient l’été à l’intérieur de la maison, obligeant à des fumigations pour les occire. Nous passions alors des soirées entières dans le brouillard et pour lire rapprochions notre livre de la bougie à enflammer les pages.

Escaladant le treillage avec ma sœur nous contemplions les corps en attente étalés devant l’entrée de l’amphithéâtre. Parfois notre père levait les yeux et du même geste qu’il faisait pour éloigner les mouches qui agaçaient son visage tandis qu’il procédait, il nous enjoignait de décamper. S’il avait réellement voulu nous interdire la vue des corps, ma mère nous aurait empêchés de baguenauder aux alentours. Il ne leur avait visiblement donné aucune consigne en ce sens. Ce féroce rationaliste croyait sans doute ce spectacle éducatif.

D’ailleurs je n’avais pas huit ans quand il m’a emmené pour m’aguerrir visiter le pavillon de l’hospice général de Rouen où on remisait les fous. Quand le vent soufflait de l’ouest, de jour comme de nuit leurs cris continuels parvenaient jusqu’à nous. Un lieu rempli d’êtres torse nu, échevelés, hurlants, perdus dans le chaos de leur tête qui se déchiraient le visage de leurs mains griffues.

 

Si on avait voulu nous empêcher de voir ces corps il eût fallu aussi aveugler la chambre de Caroline car au travers de la verrière qui coiffait l’amphithéâtre, se penchant à sa fenêtre, on avait une vue plongeante sur le crâne paternel en suspension au-dessus du macchabée dont il explorait les abysses. Cette scène aurait mérité d’être filmée par un drone dont les images aideraient aujourd’hui les lecteurs à se faire une idée précise de mon père depuis longtemps poussière, en train de dépecer, dans ce frêle bâtiment depuis envolé, un cadavre jeté trois jours plus tard à la fosse commune.

– À l’heure où nous traçons ces lignes les drones n’ont pas d’odorat.

La mort était pourtant le fond de l’air que nous respirions. Cette odeur glaçante et inoubliable pour ceux qui l’ont une fois humée comme une basse continue dans nos narines malgré le fumet des rôtis et l’explosion du printemps quand pour rentrer chez nous il fallait piétiner les fleurs qui poussaient follement comme si sortant enfin de l’hiver la nature était devenue hystérique.

 

J’ai donc su très tôt ce qu’il advenait des corps. Traversant les civilisations le marbre narguait le décédé sculpté à son image, les maisons survivaient aux habitants qu’elles avaient autrefois contenus et quand au lieu de les laisser s’évaporer avec son haleine on les figeait sous forme de traces d’encre, devenus alors imputrescibles, les mots survivaient aussi. On jetait les brouillons, les journaux et la plupart des livres finissaient par disparaître à force de n’être plus compris par personne mais en atteignant au sublime une œuvre pouvait traverser les siècles. Autrefois des moines recopiaient sans relâche les chefs-d’œuvre puis ce fut l’imprimerie qui à l’infini les dupliqua. Le sublime permet de sauver un vestige de la fugitive existence d’un exemplaire humain. J’étais convaincu que seul l’art échappait à la vulgarité de l’existence.

– Que seul l’art sauvait.

Bien portant ou malade j’écrivis jusqu’à la fin de ma vie car les rongeurs rongent quoi qu’il advienne.

 

Je me suis toujours vanté de mon indifférence face à la mort et même de mon souhait de disparaître. Je fus souvent sincère. Parfois ce fut coquetterie, affectation, manière de faire sonner le langage. Mourir, mort, périr, cadavre. Voilà des mots pesants, solennels qu’il suffit de glisser dans une phrase pour la faire tonner. Aujourd’hui je regrette de ne plus disposer de corps qui m’appartienne, même vieux, douloureux et répugnant au lieu d’en être réduit à camper dans la tête du signataire de ce livre. Toujours mieux vaut exister que ne pas.

 

En mars 1846, veillant Caroline la nuit précédant ses obsèques je me souviendrais de tous ces moments passés dans la contemplation hébétée des cadavres. Étendue sur le lit à colonnes elle portait sa robe de mariée. Je pleurais, dans son berceau pleurait sa fille, notre mère pleurait, Julie pleurait, toute la maisonnée pleurait et mon père aurait versé aussi son content de larmes s’il n’était pas décédé deux mois plus tôt. Dans cette maison des pleurs Caroline était la seule à avoir sur les lèvres un sourire dont nul ne tirait réconfort. Un sourire paisible, presque ironique, un sourire de sphinx.

Le sculpteur rouennais Félix Bonet était venu la veille prendre l’empreinte de son visage qui servirait de modèle à James Pradier pour exécuter le buste qui demeura jusqu’à mon décès dans mon cabinet de travail.

 

En 1936, lors de l’instauration des congés payés par le Front populaire – les morts sont fantasques – je décidai d’aller me promener dans l’ancienne propriété familiale de Déville-lès-Rouen. Mon père l’avait achetée l’année de ma naissance et s’en était débarrassé vingt ans plus tard quand la ligne de chemin de fer vers Le Havre la traversa. Elle abrita tous les étés de mon enfance.

Ne restaient plus debout que les vestiges du perron au milieu d’un champ où broutaient des vaches rendues à ce point sourdes par le vacarme des trains qu’elles ne levaient même plus le mufle lorsqu’ils passaient. J’ai grimpé de mon pas léger d’âme d’athée les cinq marches qui autrefois menaient au vestibule.

Perché au-dessus du paysage, je revis nos jeux de balle avec Caroline qui un jour tomba dans une mare désormais comblée pour en attraper l’unique canard. Elle hurlait, on m’interdit de sauter à l’eau pour la sauver. Le jardinier la repêcha avec un long roseau auquel elle s’agrippa. Elle fut désapée ensuite devant un poêle, plongée dans un bain chaud et on trempa ses habits dans une bassine dont aussitôt l’eau devint terreuse. Une journée si riche d’événements, de sensations, de peurs, d’émerveillements cachés dans les infinis replis du peu dont je me souvienne que ces vingt-quatre heures ont sûrement duré plusieurs années. Le temps des horloges est fruste, grossier.

– C’est une mauvaise pendule.

L’enfance est plus étendue que l’âge adulte. Vous pourrez vivre cent ans, elle occupera malgré tout plus de place dans votre mémoire que le reste de votre vie. Elle ne m’a jamais intéressé du temps où je vivais car ce n’était pas la mode de la ressasser. On la considérait comme une simple préface à l’existence.

– Moins encore.

On ne lui accordait en ce temps-là guère plus d’importance qu’à une page de garde. Je me rends compte aujourd’hui que manquera toujours à mon œuvre un grand livre où j’aurais déposé soigneusement mes souvenirs d’enfance comme des fleurs séchées entre les pages d’un herbier. Mais dix siècles ne suffiraient pas pour raconter ses dix premières années.

– Quand les instants s’attardent, s’écarquillent.

Ensuite, le temps ne prend même plus la peine de vous serrer la main, il passe en coup de vent et peu à peu les heures deviennent les secondes des vieux.