En sortant du musée Flaubert et d’Histoire de la médecine vous vous envolez jusqu’à la rue du Renard puis vous empruntez la rue Saint-Gervais, la rue Jean-Lecanuet et quand vous aurez atteint la place du Général-de-Gaulle vous ne serez plus qu’à quelques brasses du lycée Pierre-Corneille. Que la municipalité le débaptise promptement à mon profit car c’est ici que se déroula l’entièreté de ma vie de collégien. Qu’elle accorde à la place au tragédien l’actuel lycée Flaubert qu’on m’a attribué en manière de lot de consolation à la fin des années 1960.
– Je plaisante ?
Certes oui, la postérité est affaire de vivants.
Bien que l’année scolaire débutât mi-octobre, j’ai fait mon entrée au Collège royal de Rouen le 15 mai 1832. Les élèves suivaient un cours d’histoire quand le concierge me poussa dans la classe chargé d’un échafaudage de livres, de cahiers, un quignon dans la poche et un porte-plume planté comme un cierge dans mon poing serré. La flopée d’enfants éclata de rire puis ce fut un brouhaha que le professeur eut le plus grand mal à mater par la menace d’un zéro général. Mon visage était chaud d’avoir rougi comme une braise ranimée par un coup de soufflet.
– Voici l’élève Gustave Flaubert, monsieur le professeur.
Au commencement du chahut le concierge m’avait instinctivement attrapé par le cou et il me tenait fermement à la manière d’un fermier qui ne veut pas que lui échappe l’animal dont il propose l’emplette à un boucher.
– L’élève Flaubert.
Le professeur alors hurla mon nom dont je reçus la gifle en plein visage.
– Flaubert, troisième rang.
Il pointa du doigt ma place. Je craignais que la pièce montée de mes affaires s’effondre sous les risées. Je parvins à l’installer en équilibre sur le haut du pupitre. Un immonde garçonnet se retourna et d’un coup de poing la mit bas. Évidemment je fus moqué, le chaos revint et l’enseignant me traita si fort d’imbécile qu’aussitôt tout le monde se tut. Je reconstruisis patiemment mon petit édifice sur le sol poussiéreux et attrapant un cahier j’entrepris de suivre la leçon – trempant périodiquement mon porte-plume dont la pointe s’était tordue au cours de la bataille dans l’encrier encastré du pupitre à côté de la rainure où nous étions censés déposer nos crayons.
J’ai toujours prétendu avoir contracté dans ce collège une profonde aversion pour les hommes. La société des enfants étant aussi cruelle pour ses victimes que celle des adultes, j’y fus froissé dans tous mes goûts, dans la classe pour mes idées, aux récréations pour mon penchant à la solitude, presque à la sauvagerie.
– Je m’aperçois aujourd’hui que j’ai exagéré mon malheur.
Mes souffrances d’élève ne méritaient pas d’être rapportées car pendant qu’on nous contrariait des gosses plus petits que moi trimaient alentour dans des fabriques sous les cris et les cinglées de hideux contremaîtres plus cruels et abrutis que nos garde-chiourmes portant faux col privés du droit de nous battre et de nous affamer. Les masures qu’habitaient les ouvriers rouennais étaient moisies, insalubres, on y mourait à tire-larigot. Des êtres humains exploités dans des teintureries où les produits chimiques les dévastaient dès l’âge de huit ans, parfois même bien avant car plus leur taille était réduite plus ils pouvaient partout se faufiler, plus leurs doigts étaient minuscules, plus ils étaient aptes à accomplir les travaux minutieux qu’aucune machine n’était en mesure de réaliser à leur place.
J’ai trop souvent pleurniché sur mon sort pour ne pas faire amende honorable aujourd’hui. Que l’humanité d’autrefois me pardonne de m’être montré douillet. Pour expier cette faute je mériterais l’ablation d’un tiers de mes œuvres complètes. Cela ne se peut, je porterai donc jusqu’à la dislocation du néant cette culpabilité sur les épaules comme les dernières années de ma vie, car les mots sont goguenards, la chaude douillette – lourd manteau d’ecclésiastique – qui me fit parfois prendre pour un curé.
Les dortoirs étaient glacés. Je me réveillais frigorifié. Il me semblait que si l’on m’avait condamné au bûcher j’aurais été réduit en cendre avant que les flammes soient parvenues à me réchauffer. J’en ai gardé un goût immodéré pour les flambées même au cœur de l’été quand la température chute avec la pluie. Après m’avoir méthodiquement ruiné, à la fin de mon existence le mari de ma nièce me reprocha sans vergogne les stères de bois qui disparaissaient en fumée dans la cheminée de mon cabinet de travail. Je lui répondais qu’à force d’économiser les bûches mon sang se cristalliserait et qu’on me retrouverait bientôt pipe au bec à l’état de bonhomme de neige avec mon grand nez rouge en guise de carotte.
Le seul professeur qui m’ait laissé un fort et bon souvenir se nommait Chéruel. Il devint plus tard un grand historien. À cette exception près j’ai toujours haï le petit peuple des enseignants d’alors, mal payé, aigre, aussi bête que des bourgeois sans avoir comme eux l’excuse de se goberger.
– Ils ne me rendaient pas heureux.
Il m’arrivait de sucer en classe de vieux sous en cuivre pour m’empoisonner du vert-de-gris qui les recouvrait. Une fois je tentai même d’avaler des épingles dans les latrines, réussissant à me piquer profondément la langue dont je ne tardai pas à arracher la banderille qui de part en part la transperçait. Le dimanche en fin d’après-midi la perspective de retourner au collège après un jour et demi de liberté me désespérait. Je montais au grenier dont j’ouvrais grand la lucarne au travers de laquelle je passais la moitié de mon corps. Debout sur la pointe des pieds il m’aurait suffi d’une impulsion pour me jeter dans le vide à quelques mètres de l’amphithéâtre où mon père eût peut-être examiné mon corps afin de déterminer la cause exacte de mon décès. La tentation du suicide, quelle délicieuse façon de se donner assez d’importance pour comploter son propre assassinat.
Un souvenir antérieur me tombe du crâne. Je le déploie avant que l’air des vivants le dessèche et que le vent dissipe sa poussière. Je pouvais avoir quatre ans quand par une fin d’après-midi de février nous cheminions en famille dans les rues de Rouen après une visite chez une vieille tante. Mon père serrait ma menotte tandis que ma mère poussait Caroline recroquevillée dans son landau devenu étriqué pour son corps de fillette assez montée en graine pour avoir fait la veille ses premiers pas, Achille courait devant nous en brandissant une hallebarde de bois doré plus grande que lui. Notre cortège stoppa soudain. Notre père disparut dans une bâtisse neuve à trois étages ornée de palmes et de fruits sculptés dans la pierre pour ausculter une ancienne maîtresse qu’il avait eue avant son mariage.
– Elle m’a fait dire hier qu’elle était malade.
Ma mère n’avait pas moufté ni manifesté aucune jalousie. Mes parents n’étaient point collet monté, ne pratiquaient la religion que dans la mesure strictement nécessaire à l’occasion des baptêmes, des mariages, des enterrements et ma mère perdit tout à fait la foi lors du décès de ma sœur.
Une longue visite au cours de laquelle mon père avait sans doute demandé à la femme de se déshabiller afin de pouvoir mieux l’examiner. Il avait retrouvé l’odeur que dégageait sa peau. Ils avaient dû évoquer le passé. Elle avait sûrement sorti de son secrétaire ce petit portrait à l’huile qu’il lui avait offert quinze ans plus tôt. En ce temps-là il était encore chevelu, mince et c’était seulement pour se donner un air docte qu’il portait binocles. Il l’avait sûrement embrassée légèrement sur les lèvres avant de partir brusquement pour ne pas succomber. Il s’était aperçu dans l’escalier qu’il avait oublié de rédiger une ordonnance mais il avait haussé les épaules car cette prétendue fluxion n’avait été qu’un stratagème pour l’obliger à effleurer sa poitrine en l’écoutant tousser.
Il faisait nuit noire quand il nous a rejoints. Ma mère lui demanda sans acrimonie si son amie d’autrefois était gravement atteinte. Il lui a souri.
– Une fausse alerte, heureusement.
D’ailleurs, il était resté assez longtemps chez elle pour succomber et même derechef en se pressant.
Quand le samedi je rentrais à la maison je prenais Caroline dans mes bras. Notre étreinte était comme un refuge. Nos corps enlacés nous protégeaient de toute la méchanceté du monde. Nous voguions parfois sur le parquet comme une arche dont nous étions à la fois Noé et tous les animaux de la création, quitte à renverser les meubles et finir par nous étaler cul par terre en riant. Quand ma sœur atteignit sa onzième année notre mère nous sépara à chaque fois qu’elle nous surprenait en train de dériver de la sorte. Nous nous bornions désormais à nous baiser sur les joues, à entrelacer nos doigts, à nous regarder au fond des yeux pour en définitive éclater d’un rire aussi tonitruant que lorsque notre arche naufrageait sur le parquet.
Quand elle eut atteint treize ans elle fut comme moi pensionnaire. Une institution confortable en plein centre de Rouen construite autour d’un parc sur lequel les chambres des jeunes filles avaient vue. Outre la littérature et quelques notions de mathématiques on leur enseignait l’astronomie. Un observatoire muni d’une forte lunette permettait le soir venu aux pensionnaires de contempler les étoiles et les planètes. Lorsque la directrice jugeait la nuit particulièrement limpide, elle n’hésitait pas à les faire réveiller à deux heures du matin pour les convier tout embrumées à venir l’une après l’autre compter les veines bleues de la lune et chercher Neptune dans le firmament.
L’institution comportait un potager qu’elles binaient sous la houlette d’une ancienne paysanne de Tilly-sur-Seulles reconvertie dans l’enseignement des sciences naturelles. Il y avait aussi un terrain de croquet et une petite écurie où créchaient trois poneys que chacune à son tour ces demoiselles chevauchaient. Elles passaient les mardis en cuisine, apprenant l’art de la broche, des terrines, des civets, des ragoûts, préparant des gâteaux, des crèmes, des tartes surmontées de fruits de la région et d’autres africains offerts par le père d’une élève qui possédait nombre d’orangeraies, de bananeraies ainsi que des champs d’ananas dans des pays dont les noms fondent délicieusement sous la langue comme des pâtes de coing.
Les récits qu’elle me faisait de ce pensionnat fabuleux me donnaient une folle envie de le visiter. Hélas, l’entrée était protégée des regards indiscrets par de hautes murailles et une porte épaisse comme les troncs d’arbre qui avaient servi à la construire. On l’entrouvrait à peine pour laisser entrer les gamines en file indienne et pour les laisser sortir pareillement. Caroline m’apportait des dessins des bâtis, des plantes et des meubles ainsi que des croquis pris sur le vif de ses camarades en train de mitonner, regarder Vénus ou cavaler sur les poneys véloces comme des motos.
Quand je sortais assez tôt du lycée je ne manquais pas d’aller la chercher. Elle avait sur la tête un petit chapeau de velours vert que j’ai conservé toute ma vie comme une relique.
La mort de Caroline a sonné pour moi le glas de la possibilité du bonheur. Si elle n’avait pas laissé sa fille dans son sillage, au retour de son enterrement je me serais empoisonné comme madame Bovary ne l’aurait jamais fait puisque je n’aurais plus été là pour l’écrire. J’avais quelques grammes d’arsenic dans une boîte à pilules en onyx que je gardais pour cet usage au fond d’une poche de mon gilet.
– Moi qui ai toujours refusé de devenir père, ma sœur m’a fait oncle.
Quelque temps après son décès, le conseil de famille éloigna le père légitime de la petite sous prétexte qu’il était fou – ce qui ma foi était vrai. Je l’ai aimée comme ma fille mais sans être torturé par la culpabilité d’avoir jeté à la vie un ancien non-être qui sans mon intervention aurait continué à connaître éternellement le plaisir de ne pas exister. Je lui enseignais l’histoire, elle m’appelait son Vieux et je lui donnais du mon Loulou.
– Un bouquet de Caroline orna ma vie.