Chaque soir j’attendais que le pion ait soufflé sa chandelle derrière le rideau qui le séparait des élèves pour allumer les brins de bougie que je dissimulais sous mon matelas. C’est là que j’ai lu Chateaubriand et relu cent fois René. Chateaubriand dont juste avant notre première rupture Louise Colet m’enverrait une mèche de cheveux coupée à la maison mortuaire selon une coutume de l’époque. Quand elle était arrivée là-bas le crâne du maître depuis longtemps clairsemé était devenu à peu près chauve tant les visiteurs l’avaient ratiboisé. Elle avait arraché une des dernières touffes de ce soupirant trop âgé à qui elle s’était donnée tant de fois sans qu’il soit en état de la prendre.

Je révérais mêmement Ahasvérus d’Edgar Quinet où l’éternité reproche au néant de faire trop de bruit. J’adulais Michelet et me vautrais dans son Histoire romaine et ses Mémoires de Luther qui m’éblouissaient. J’engloutissais aussi Notre-Dame de Paris, Les Orientales, Hernani et toutes les œuvres que publiait Victor Hugo.

Quand elle était pleine je m’approchais d’une fenêtre pour lire à la lueur de la lune. Dans l’encre des phrases se trouvaient des étreintes, des assassinats, des femmes aux corps mystérieux sous la soie brodée des corsages. Une nuit sans lune où ne me restait pas le moindre trognon de bougie je m’étais endormi avec la version originale d’Hamlet sous l’oreiller en espérant par je ne sais quelle alchimie nocturne rêver en français cette pièce qui est la plus belle chose au monde avec l’océan et le Don Juan de Mozart que j’entendis pour la première fois à onze ans au Théâtre des Arts de Rouen.

– De mon corps ne s’est jamais échappée une note juste.

À l’occasion je chantais à pleine voix l’air « du catalogue » seul dans mon cabinet de travail dont tremblaient les vitres. Je hurlais si fort et si faux qu’après un pareil récital je trouvai un jour sur le parquet une souris foudroyée. La musique n’est pas de la prose, mais une phrase, un roman obéissent aux mêmes lois que la composition.

 

Je continuais à écumer la bibliothèque de mon père, engloutissant d’un même appétit les traités d’anatomie, l’Histoire des animaux d’Aristote, le Mémoire sur la non-contagion de la fièvre jaune de Pierre Lefort. J’avais lu à douze ans tant d’ouvrages qu’il me semble aujourd’hui avoir été une sorte de petit éléphant dont la trompe n’avait qu’à s’insinuer entre les pages d’un volume pour en aspirer d’une seule goulée toute la substance. J’absorbais sans hoquet Molière, Rousseau, Racine et Rabelais jusqu’à la moelle.

La lecture de comédies, de tragédies et de drames fut à l’origine d’une extrême passion pour le théâtre qui me fit composer des piécettes que je jouais avec Caroline, Laure et Alfred Le Poittevin dans le grand salon du premier étage sur le billard dont nous avions fait notre scène à laquelle on accédait commodément par un escabeau. Comme il avait cinq ans de plus que nous, échoyaient à Alfred les rôles de vieillard, de géant, de dieu arpentant l’Olympe en maudissant la pusillanimité des mortels.

– Nous improvisions aussi l’oraison funèbre de vivants.

Ainsi que des plaidoiries pour la défense d’un chat coupable d’avoir dérobé un rôti, d’un bourdon agressif voletant dans le verre avec lequel on l’avait capturé. Nous dévalisions la garde-robe de ma mère, découpant des péplums dans ses châles chamarrés, transformant ses chapeaux en casques de centurion, gâchant même un jour une robe neuve que la couturière venait de livrer pour tailler une toge à César. Nous conviions famille, domestiques, convalescents trouvés dans les jardins de l’hôpital et le père Mignot qui ne manquait jamais une représentation. Nous tentions sans grand succès de leur faire payer un ticket d’entrée figuré par un rectangle de bristol enluminé par nos soins aux encres de couleur. Les animaux de compagnie qui se trouvaient en visite ce jour-là avec leur maître manifestaient parfois leur colère à notre endroit en aboyant comme des humains sifflent au Français les mauvaises Phèdre et les Géronte empruntés.

– Nous vivions les meilleurs moments de notre vie.

 

À la puberté la logorrhée me poussa plus drue encore que la barbe au pubis. Désormais je luttais sans cesse contre le silence qui m’effrayait comme enfant me terrifiait la nuit. En compagnie, je déblatérais sans répit comme si je craignais que les autres se taisent. Seul, je hurlais des strophes, des sonnets, des tirades, des pages entières de prose et quand je n’en trouvais plus je remuais les chaises, tapais du pied et me mettais à la fenêtre pour engueuler les corneilles.

J’ai passé ma vie à gueuler pour ne pas percevoir la rumeur sourde du silence que je n’ai cessé pourtant de réclamer à cor et à cri. Au milieu des dîners j’occupais tout l’espace sonore de mes anecdotes normandes qui n’amusaient personne. La princesse Napoléon chez qui j’ai usé des centaines d’heures de ma vie à faire le beau m’a décrit vingt ans après ma mort comme un de ces parleurs insupportables qui croient avoir des qualités de comédien.

– Flaubert fut le plus bel exemplaire de la race des provinciaux ridicules.

J’ai toujours essayé de m’élever au-dessus de la bourgeoisie. J’ai longtemps rêvé d’être un prince oriental, un tsar, un potentat richissime et munificent. Napoléon III n’était pas Ivan le Terrible ni Louis XIV et il n’était pas même Bonaparte mais il avait une cour et autour de lui gravitait une noblesse qui bien que récente et prêtant à rire m’impressionnait. J’étais reçu au Louvre et flatté de pouvoir baiser l’empreinte des pas que laissait Eugénie sur les tapis de la Savonnerie. Je contemplais au loin le monarque, m’approchant de lui en espérant qu’il vienne à moi, me prenant pour un de sa cour.

– Je rentrais à Rouen joyeux.

Jetant des coups d’œil par les fenêtres du train sur le bocage, les châteaux et puis Rouen arrivait dans ma ligne de mire et dans ma tête je tirais à l’aveugle sur ces bâtiments remplis de notaires, de juges, d’employés dont j’avais toujours méprisé la petitesse, l’avarice, la mauvaise naissance qui les obligeait à travailler. Je n’ai jamais de ma vie échangé un seul de mes instants contre de la monnaie. Travailler pour de l’argent est le sort de l’esclave affranchi que la certitude d’échapper au fouet rend insolent envers ses maîtres. J’aurais aimé être assez riche pour pouvoir renter mon ami Louis Bouilhet qui survivait en donnant des leçons. À la fin, quand le mari de ma nièce me plaignit le sou, pour survivre j’avais imaginé transformer mon cabinet de travail en salle d’étude où moyennant finance j’aurais secoué des cancres pour leur enfoncer dans le crâne des notions de latin et d’orthographe.

 

Tous les êtres qu’abritait Croisset avaient reçu un jour la déferlante de ma prose en plein visage. Entre sa mauvaise audition et son esprit déclinant, à la fin de sa vie ma mère ne devait rien comprendre à mes textes mais elle demeurait stoïque sans manifester aucun signe de lassitude.

Pour échapper à mes gerbes de langage, Suzanne prétextait une course au village, la vieille Julie s’en retournait à sa maisonnette et le jardinier pompette partait cuver derrière la cabane à outils. Je quittais alors la propriété pour m’en aller quérir un auditeur. J’avisais sur le chemin de halage bordant la Seine un homme désœuvré attendant à côté de sa paire de chevaux qu’un capitaine fasse appel à lui pour aider son embarcation à remonter le fleuve. Je lui offrais un cigarillo et l’aspergeais de mon texte tandis qu’il essayait de faire flamber une allumette sous la bourrasque de mots que parfois le vent emportait avant d’atteindre ses ouïes. De retour dans mon cabinet de travail je tentais de réparer les malfaçons qui pendant la lecture m’avaient écorché le cœur.

Sur une feuille vierge je recopiais ensuite le texte couturé de corrections, de rejets, de biffures. Je relisais alors bouche close la page ordonnancée afin de laisser le texte capté silencieusement par mes yeux se déployer dans mon cerveau sans me laisser distraire par la fanfare de ma voix. Parfois je dodelinais de la tête pour exprimer ma joie d’avoir réussi à faire plier le langage. Cependant dès le lendemain matin je regrettais un adjectif, un adverbe et l’après-midi il me semblait déjà que toutes les phrases de la veille boitaient entre les virgules qui leur servaient de béquilles et je retournais courageusement à ma table me remettre à l’ouvrage.

J’avais arpenté l’écrit depuis le plus ancien vocable grec qui nous soit parvenu jusqu’aux avatars de mes contemporains. Je n’avais nulle part trouvé d’œuvre atteignant au degré de perfection dont je rêvais. C’est à peine si – les soirs d’indulgence – quelques phrases de La Bruyère et de Montesquieu trouvaient grâce à mes yeux.

 

Je souffris davantage les affres du style que de la syphilis, de la pulpite et de l’épilepsie. Une phrase disgraciée était un péché mortel que Virgile lui-même n’aurait pu me pardonner. Du temps où je vivais, mon plus mauvais souvenir était de n’avoir pu éviter un double génitif quand madame Bovary découvre dans la chambre de son veuf de mari le bouquet de fleurs d’oranger qui avait servi de bouquet de mariée à sa première femme. L’avant-veille de mon décès je m’étais demandé si je n’aurais pas mieux fait d’écrire à la place un bouquet de fleurs séchées puisque le plus souvent les fleurs séchées sont d’oranger. Cependant, s’abstenir de préciser la race des fleurs aurait pu conduire certains lecteurs à imaginer des roses, des marguerites ou des iris – autant alors cesser d’écrire et pour tuer le temps barbouiller des tableautins.

J’aurais voulu me faire livrer des caisses de mots nouveaux afin de pouvoir citer ad libitum le même objet sans tomber dans la fange de la répétition. Je regrettais que des pages entières ne puissent tenir à l’intérieur d’une syllabe, un roman tout entier dans une phrase. La pureté d’un diamant, d’un ciel, d’un flocon qui tourbillonnerait dans l’époque avant de rejoindre les neiges éternelles où depuis l’Antiquité s’accumulent les chefs-d’œuvre.

– Le gueuloir ?

Je le transportais jusque dans le vacarme des grands boulevards parisiens où il m’arrivait même de bramer des vers d’Alfred Le Poittevin pour le ressusciter. Il me semblait alors sentir son souffle sur ma joue, ses bras autour de mon cou. Gueuler ses poèmes c’était l’étreindre dans la foule.

 

Il est vrai que j’ai toujours hurlé mes livres sous prétexte d’en dénicher les scories. Me croyant sur parole des générations d’auteurs m’ont imité.

– Pauvres sots.

La voix humaine colmate les phrases, les rythme, leur prête un éclat, une beauté qu’elles n’ont pas. Ce procédé fait la joie des abrutis qui s’admirent en déclamant leurs billevesées estropiées. Elles sonnent bien les phrases quand on les crie mais il en est de même des chiffres, des équations, des ouille, des aïe, des ouf, des hou là là, des borborygmes et même des soupirs physiologiques si vous savez les harmonier. Les mots quels qu’ils soient résonnent, font trembler les vitres et pourvu qu’on la gueule n’importe quelle soupe verbale paraît puissante comme un torrent.

– Je croyais sincèrement moi-même à l’efficacité de ce procédé.

Lorsque mes croisées étaient ouvertes les passants pouvaient entendre des phrases en cours de fabrication hurlées comme des appels à l’aide. Un instant il me semblait faire taire le monde et le remplacer par le mien – compte rendu d’une réalité modifiée, avilie, sublimée, inventée qu’est le roman, le conte, la pièce, la saynète, l’Iliade, l’Odyssée et toutes les histoires que l’humanité se raconte pour tromper sa peur, son ennui, pour jubiler. Je gueulais pour m’entendre comme les schizophrènes tailladent leur chair pour se sentir exister. En définitive j’étais pourtant bien obligé de m’imposer le silence afin d’examiner sérieusement mes pages. Le silence cruel qui n’aide pas les mots. Un silence à entendre le battement de son cœur qui est le contraire de la mort.