Ce matin de juillet 1836 à six heures la plage de Trouville était déserte. Je la regardais nager à quelques mètres du rivage. Elle sortit de l’eau. Elle portait une de ces chemises en coton léger dont on harnachait les jeunes filles des pensionnats pour ménager leur pudeur pendant la toilette. Le tissu était collé à sa peau, au travers je distinguais son corps à peine flou. Elle réussissait à être à la fois mince et potelée. Sa poitrine était gonflée, haute, drue. Quand l’espace d’un instant elle se retourna je raflai d’un œil habile l’image de son derrière large, bombé dont la raie semblait profonde entre les joues que j’imaginais pomponnées de rose comme celles d’un visage de chérubin.
Elle enfila un peignoir, ouvrit une ombrelle et se promena sur le sable qui à chaque pas gardait le moule de son pied. Elle était grande, de magnifiques cheveux noirs tombaient en tresse dans son dos. Elle avait le nez grec, des yeux ardents, des sourcils arqués, un duvet brun ourlait sa lèvre supérieure, lui donnant une expression mâle et énergique qui me bouleversait. Cette fine moustache traversa mon œuvre car j’en ai affublé toutes mes héroïnes dont Emma Bovary qui me reprocha cette faute de goût jusqu’à mon dernier souffle.
Quand elle fut rentrée à l’hôtel j’aperçus sur le sable le manteau bleu oublié qu’au moment de sortir elle avait sans doute jeté sur ses épaules par crainte de prendre froid après son bain. La marée montait, des vaguelettes commençaient à le lécher impudemment. Je me suis succinctement vêtu. J’ai couru sur la grève. J’ai sauvé l’habit. J’aurais rougi de le lui rapporter, craignant d’être accusé de l’avoir observée derrière les volets entrouverts de ma chambre. Je me bornai à le déposer à l’abri des vagues plus haut sur le rivage.
À midi, tandis que nous déjeunions avec ma mère et Caroline à la salle à manger elle vint me remercier de ma galanterie.
– Pourquoi ?
– Vous avez ramassé mon manteau, n’est-ce pas ?
Raide et trempé je ne pus m’empêcher de clore un instant les paupières.
– En tout cas, je vous remercie.
Elle s’en retourna à sa table où l’attendait Maurice, son mari, qui me salua d’un signe de la main. Je remarquai qu’il se mordait la joue pour ne pas éclater de rire tant j’illuminais la salle de mon visage rendu incandescent par l’orgasme. Ma mère dut rappeler à l’ordre Caroline qui je ne sais pourquoi me traita de gommeux.
Ce fut la seule occasion de mon existence où en l’absence de tout contact physique un être humain déclencha en moi le processus de jouissance. Ce fut la première fois que j’éprouvai une passion pour une femme – ce fut la dernière aussi.
Adèle, fille d’Élisa, avait à peine trois mois cet été-là. J’ai envié ce bébé qui avait le droit d’agripper sa poitrine et d’en mordiller les pointes à sa guise. À cette époque, les femmes cachaient leur corps de la nubilité au tombeau mais pour nourrir leur petit sortaient fièrement leur sein gonflé. Un sein auquel je rêvais de me désaltérer. Je jalousais aussi Néro, le terre-neuve du couple. Elle l’étreignait parfois comme un amant sous les yeux de Maurice qui craignait les miasmes déposés par l’animal sur son visage en la langotant.
Les trois étés qui ont suivi nous avons continué à les fréquenter. Pourtant époux de mon béguin, je trouvais Maurice sympathique et lui pardonnais de la tromper éhontément. Bien que riche à cette époque – il serait un jour ruiné – il était resté simple et bonhomme. Il organisait des bals sur la plage quand venait son ami polonais Panofka qui grattait un violon mal en point.
– Tout le monde dansait.
J’évitais Élisa depuis qu’un soir j’avais taché mon pantalon de coutil blanc en dansant avec elle une chaste polka.
J’ai revu Élisa quand je suis monté à Paris étudier le droit. Encore prospère le couple habitait un vaste appartement rue de Gramont. Je dînais fréquemment chez eux. Elle dégageait la même odeur de verveine qu’autrefois. Une large mèche de cheveux blancs rendait son visage émouvant. Au cours du printemps 1841 ma montre avançant de trois quarts d’heure j’arrivai un soir avant le retour de Maurice. Elle m’introduisit dans un boudoir isolé des pièces de réception par un long corridor sinueux. Aucun canapé, juste deux bergères et une méridienne. Elle s’allongea, je m’assis. Elle me demanda des nouvelles de mes parents, s’étonnant qu’ils ne viennent pas plus souvent à Paris. Je ne pouvais arracher mon regard de son pied gauche dessinant dans l’air des arabesques. Il me semblait plutôt ganté que chaussé tant il paraissait flexible et doux comme une main. J’avais l’impression que les murs se resserraient peu à peu sur nous. En tout cas je suis sûr que mon siège se rapprochait d’elle. De son côté la méridienne semblait sautiller vers moi. En définitive le fauteuil où j’étais posé se cabra, me jetant sur elle comme un ballot.
– Le choc nous abasourdit.
Quand nous sommes revenus à nous il y avait une lampe allumée sur le rebord de la fenêtre qu’un domestique avait dû apporter car la nuit tombait. Nous nous sommes mutuellement excusés de nous trouver nus. Nous nous rhabillâmes vaille que vaille. Nous passâmes par son cabinet de toilette où elle se repoudra et renoua ma cravate qui pendait flaccide sur le plastron de ma chemise. Quand huit mois et demi plus tard naquit son fils Adolphe-Maurice j’ai craint qu’il soit de moi mais Dieu merci il était le portrait du légitime époux.
En rentrant j’ai trouvé sa jarretière au fond d’une poche. Je ne me souvenais pourtant pas l’avoir chapardée. J’eus le sentiment de posséder d’elle un réel fragment. Il me suffisait d’en respirer la fragrance pour bander. Je m’en détournais aussitôt afin de retarder mon plaisir prêt à fuser comme le champagne d’une bouteille secouée. Hélas ma portière déroba l’objet un jour en faisant le ménage de mon logement. Je n’osai lui réclamer cette fanfreluche qui depuis plusieurs mois faisait mon bonheur.
Aujourd’hui encore je me demande si nous avons réellement consommé. Peut-être qu’une fois débarrassés de nos habits nous nous sommes endormis saisis par la fraîcheur de ce pluvieux mois d’avril avant de nous réveiller ahuris recroquevillés sur nos organes frigorifiés. En tout cas un pareil incident ne se renouvela jamais.
Après mes fugitives études de droit je continuai à fréquenter Élisa à chacun de mes séjours à Paris. D’ordinaire Maurice était présent mais il arriva qu’elle vienne me surprendre à des heures indues échevelée. Elle bousculait le groom de l’hôtel Sully où je descendais en ce temps-là avec ma mère.
– Elle frappait violemment à la porte.
Elle se jetait pleurante dans mes bras. Elle me racontait qu’elle voulait mourir, se plaignait que son mari lui refuse un coup de pistolet et me mettait une arme entre les mains en me suppliant de lui faire sauter le caisson. J’avais le plus grand mal à la rasséréner, l’asseoir et lui faire boire un verre d’eau auquel je mêlais quelques gouttes de laudanum dont j’usais parfois pour calmer mes rages de dents. Je la transportais endormie sur mon lit. Son visage peu à peu se détendait et une sorte de sourire apparaissait. Elle retrouvait son charme, sa beauté. Je lui retirais ses bottines. Je m’emparais d’un peigne pour arranger sa chevelure. Je remontais son corsage pour cacher sa gorge dont on voyait le sillon. Je passais un grand moment à la contempler avant de faire porter un mot à Maurice pour lui signaler que sa femme était chez moi.
– Je la ramenais avec lui en fiacre.
Nous la déposions dans sa chambre toujours assoupie. Maurice avait fait installer des serrures à toutes les croisées de l’appartement qu’il maintenait closes même au plus chaud de l’été tant il craignait qu’elle se défenestre.
Quand en 1852 le couple fut installé en Allemagne j’ai continué à entretenir une correspondance avec elle. Si son état la rendait provisoirement incapable de rédiger la moindre lettre, c’était Maurice qui sous sa dictée m’écrivait. Des épîtres désespérées car ni les séjours en altitude ni les tisanes ni les cures thermales ne guérissaient sa neurasthénie.
Parfois Maurice revenait en France quelques jours pour régler de vieilles affaires. Quand Élisa l’accompagnait elle me donnait rendez-vous à son insu. Je montais exprès à Paris pour la voir le temps d’une tasse de thé, d’un déjeuner, d’une courte et chaste sieste tout vêtus dans ma chambre de l’appartement qu’à présent je louais rue du Temple.
Après le décès de Maurice Élisa vint me rendre visite à Croisset en 1871. Elle avait alors atteint la soixantaine. Le désespoir ne lui avait laissé que la peau sur les os. Nous avons causé du passé en promenant dans le jardin. Nous nous tenions par la main. En partant elle me dit Adieu Gustave, je crois que nous ne nous reverrons jamais plus.
Une semaine avant ma mort j’eus la surprise de la voir arriver chez moi suivie de deux garçons qui portaient sa malle. Elle prétendit que Maurice la rejoindrait le lendemain. Elle était folle sous sa capeline, sous le fard, derrière ses mains dont elle cachait son visage qui n’était plus que l’affreuse cicatrice dont jadis sa beauté avait été la plaie magnifique.
– Image audacieuse mais sagace.
Elle passa la nuit à marcher de long en large dans le couloir du rez-de-chaussée. Elle n’avait pas voulu dîner la veille et elle refusa de s’alimenter au matin. Son fils vint la chercher en début d’après-midi. Elle avait évoqué tant de fois cette visite à Croisset qu’il ne doutait pas de la trouver chez moi.
– Il la poussa dans la voiture.
Elle disparut à l’intérieur de l’habitacle comme une escamotée. On aurait dit qu’il venait de la défalquer de ma vie. Quand les chevaux les eurent emportés je remarquai assis sur le parapet un couple flanqué de deux garçonnets et d’un panier de victuailles. Ce n’était pas la première fois que je les voyais. Ils assistaient à ma vie comme à une pièce de théâtre. La notoriété avait fait de moi un spectacle.
Je leur octroyai un hurlement assourdissant et sinistre comme un suicide au pistolet.
– Ils s’enfuirent.
Abandonnant leur panier que je précipitai dans la Seine d’un coup de pied.