– Alfred Le Poittevin venait d’avoir vingt ans.

J’en aurais quinze à la fin de l’année. À mon retour de Trouville d’amis nous sommes devenus amants.

– Un jour que nous étions seuls.

Je lui parlai ému de mon impossible amour pour Élisa. Me prenant dans ses bras, baisant mes yeux larmoyants il me demanda de lui glisser à l’oreille les tendresses et les horreurs que je n’oserais jamais lui murmurer.

– Je lui obéis avec délice tandis qu’il bousculait mes vêtements et qu’il s’aventurait.

Par la suite l’évocation d’Élisa devint notre aphrodisiaque. Sans l’avoir jamais vue, une image d’elle d’autant plus merveilleuse qu’elle ne devait rien à la perception brute imposée par nos sens – image constituée des seuls sédiments laissés par mes paroles – finit par apparaître dans la psyché d’Alfred. Une Élisa sublimée qu’à son tour il me décrivait, bonifiant de la sorte mon souvenir dont auparavant je lui avais fait un moins lumineux récit. Ce ne fut pas en vain que dix-huit mois plus tard je dédiai à Alfred ces Mémoires d’un fou dont elle était l’héroïne issue tout autant de notre ressassement que du réel. L’été suivant, la charnelle Élisa cheminant sur la plage ne put détrôner en moi la sublime statue que nous avions érigée. Cependant peu à peu nous nous lassâmes de l’évoquer en même temps que ma passion pour elle s’amoindrit et la statue sombra dans l’oubli laissant seul au monde son douloureux modèle.

 

C’est avec Alfred que j’ai découvert la volupté, c’est aussi auprès de lui que j’ai établi le plan de ma vie. Nous communiions dans la passion de l’art auquel nous avions décidé de nous vouer. Nous en serions les dévots, sacrifiant pour lui mariage, enfant et réussite sociale. Nous avions fait le pacte solennel que rien d’autre que la littérature n’occuperait notre existence. En guise de descendance nous accoucherions d’une haute pile de romans qui jamais ne brailleraient ni ne souffriraient d’être au monde. Nous pensions que le bonheur était une affaire de bourgeois avides, nous cherchions dans l’art quelques moments d’exaltation et le reste du temps l’ataraxie.

– Alfred me fit découvrir le marquis de Sade.

La lecture de ses œuvres me transporta et comme aurait dit le marquis lui-même, elle me coûta bien du foutre. Outre les scènes d’orgie je goûtais son désespoir exubérant. Cette fête perpétuelle de l’homme dans l’univers sans dieux condamné à l’absolue liberté. Les crimes dont son œuvre regorge me paraissaient aussi fantasques que la passion du Christ et les massacres de l’Ancien Testament. J’étais exempt de cette croyance en la magie noire des mots auxquels les sots prêtent le pouvoir de véritablement humilier et assassiner dans l’univers clos du langage comme si les personnages étaient des êtres incarnés accessibles à la joie, à la douleur – comme si les mots pouvaient jouir, comme s’ils pouvaient saigner.

Nous faisions de longues lectures à voix basse, allongés côte à côte sur mon lit étroit. Une targette de cuivre permettait de verrouiller la porte mais par précaution nous poussions mon secrétaire afin de prévenir tout débarquement intempestif. Caroline ne sut jamais pourquoi s’échappaient de la pièce gloussements et soupirs.

– À sa mort j’ai jeté au feu les trois lettres où elle abordait la question.

À la mienne, sa fille jeta dans la cheminée tous les ouvrages libertins que je dissimulais derrière les œuvres complètes de Voltaire. Elle sacrifia aussi une lettre oubliée dans le dossier de La Tentation de saint Antoine où Maxime Du Camp évoquait longuement nos ébats. Elle avait échappé à l’autodafé de fin février 1877 où chacun de son côté nous en avions brûlé plusieurs centaines. J’avais envoyé à Maxime les dix-neuf lettres de lui que je disais vouloir garder afin qu’il me donne son aval. J’avais approuvé son choix quand il m’avait soumis la demi-douzaine des miennes qu’il entendait sauver. Il tint parole, quant à moi outre les épîtres que je lui avais soumises j’en avais conservé soixante-trois autres. Les jours de spleen j’en tirais une au petit bonheur dans la boîte d’acajou où je les conservais afin de m’accorder en la relisant le plaisir de tremper un mouchoir de pleurs et à l’occasion un autre de plus voluptueux sanglots en me remémorant son corps brûlant dont les doigts agiles avaient recouvert la page de serpentins de langage tracés à l’encre noire comme du sperme de charbonnier et posant mon autre main sur le papier je caressais la peau de ses phrases tendrement.

Dans les lettres survivantes que vous pouvez consulter aujourd’hui demeurent çà et là des passages bavards. Ils sont perdus au milieu de missives si longues que ni ma nièce ni moi-même ne les avions repérés. La postérité les a longtemps passés sous silence comme si l’auteur de Madame Bovary ne pouvait comme elle avoir eu des amants. En revanche, on fait souvent étalage de ce que j’appelle dans ma correspondance l’œuvre des bains – actes voluptueux avec des gitons dans la chaleur des hammams – que je consommai lors de mon voyage en Orient. À l’époque utiliser à des fins sexuelles des mâles appartenant à une race inférieure comme les nommaient les bien-pensants ne portait pas à conséquence et ne vint pas à l’esprit des destinataires de détruire les lettres où j’en causais. Cependant, lors de ce périple je n’ai jamais de ma vie eu autant de rapports avec des femmes. Des prostituées, car je n’étais guère embobelineur. Je fus même fort ému par la célèbre putain Kuchiuk-Hanem qui prit mon argent et m’offrit la syphilis en très sincère hommage.

 

Passé les premières années le rôle de la sexualité dans ma relation avec Alfred s’amenuisa. Notre amour en revanche s’était affermi, comme moi il était devenu adulte. Alfred couchait avec des femmes tant et plus. J’en baisais aussi quelques-unes dont nous nous échangions les adresses et les spécialités comme deux gastronomes celles de restaurants. D’ailleurs depuis mes seize ans il me traînait dans les bordels rouennais où ma haute stature me permettait de passer pour un adulte. Nous croisions là des notables, des amis de nos parents, des cousins éloignés si peu gênés par cette rencontre qu’ils partageaient avec nous leur bouteille de champagne avant de monter l’escalier avec leur vénale dulcinée. Nous réservions souvent la même fille que nous installions entre nous pour éprouver le plaisir de nous étreindre de part et d’autre de ce moelleux matelas de chair. Il me laissait toujours la place du con et mon bonhomme de plonger tête la première entre les lèvres de ce ravissant organe dont la fréquentation me consola plus tard de ma pusillanimité.

J’avais vingt-trois ans lorsque j’écrivis à Alfred que visitant solitaire les arènes de Nîmes je le désirais d’un étrange appétit. Éloigné de lui je sentais qu’il y avait en moi quelque chose d’errant, de vague, d’incomplet. Une impression de n’être plus qu’un Gustave éclopé auquel on aurait arraché des lettres. C’est Platon qui décrit le mieux ma sensation d’alors. À l’origine Alfred et Gustave formaient un seul être que Zeus avait coupé en deux et jeté au vent, condamnant chacun à rechercher sa moitié dans le vaste monde. Abouchés l’un à l’autre nous redevenions cet être à quatre bras, quatre mains que nous étions à l’origine. L’étreinte physique n’était que l’incarnation de la gémellité absolue de nos âmes. À sa mort je ne fus plus qu’une part de moi-même esseulée. La terre en est peuplée, il est si rare de retrouver cette moitié tranchée qu’on pourrait presque dire que cela n’arrive jamais.

 

– Je voudrais être la femme que tu aimeras.

M’écrivit un beau jour Maxime Du Camp. Imaginant que malgré mes dires tel Alfred j’embrasserais un jour le sort commun il rêvait ferme d’être l’épousée. Dans ses lettres il m’appelait son cher enfant, me répétait tu sais si je t’aime, m’embrassait sur mes grands beaux yeux, m’embrassait à m’étouffer, me baisait les couilles, prétendait que son amour pèserait plus lourd si on réunissait sur l’autre plateau de la balance celui de ma mère, de Caroline et de mon père. Quand Alfred mourut c’est dans ses bras que je pleurai cet homme dont j’étais veuf.

– Nous n’éprouvions aucune honte à foutre des hommes.

Du reste la révolution française avait éteint à jamais les bûchers. Hélas plus le XIXe avança plus il devint prude et nous n’étions pas assez hardis pour braver les nouveaux tabous. En 1869 d’une racine grecque et d’une autre latine un écrivain hongrois forgea même le mot homosexualité dont la psychiatrie naissante s’empara bientôt pour créer un syndrome, une déviance, pas même un vice, plutôt une dégradante maladie dont elle ne désespérait pas tout à fait de guérir ceux qui en souffraient.

– En fait d’amants nous avons fini par n’avoir plus que des maîtresses.

Une bouche, un derrière, dix doigts comme autant de verges certes atrophiées mais prestes et dures, voilà des éléments dont sont équipés les deux sexes et nous nous en accommodions plutôt que de mettre notre réputation en péril.

– Je ne suis guère historien.

Qu’on permette cependant à un défunt de remarquer que jusqu’à la fin du XVIIe siècle, le crime de sodomie mettait dans un même lit d’opprobre toutes les pratiques qui n’avaient pas pour but immédiat la propagation de l’espèce, tels l’onanisme, les rapports bucco-génitaux, la zoophilie et une litanie d’autres. Si l’on s’en tenait à la définition d’alors, on pourrait dire que prônant les bienfaits de la masturbation et des préliminaires stériles dont vous vous régalez, votre modernité est peuplée d’une joyeuse bande de sodomites. Vivants provisoires, si j’osais employer un nom d’oiseau je dirais plus simplement.

– Que vous êtes une fameuse bande d’emplumés.

 

Aujourd’hui encore il me plaît de ressasser Alfred. La joie douloureuse de se souvenir des instants disparus est le plaisir le plus aigu que j’aie pu connaître au cours de ma vie. J’ai toujours eu un penchant à la mélancolie. Une boisson douce, tiède dont la fadeur même m’enchantait.

– Il me suffisait de regarder l’automne pour regretter l’été.

Le printemps pour avoir l’œil humide en constatant qu’il avait eu la peau de ce pauvre hiver qui avait piétiné novembre. Le soir je regrettais le matin et allongé dans la cange en remontant le Nil je regrettais la Seine qu’assis à ma table je voyais couler à travers les fenêtres de mon cabinet de travail, bourrant des pipes, confectionnant des phrases que je ne cessais ensuite de déchirer, de recoudre et de repriser pour en définitive les remplacer par une autre chargée d’exprimer en un seul morceau tout ce que les précédentes n’étaient pas parvenues à exprimer.

Parfois le bonheur me prenait comme une quinte de toux. Je regardais autour de moi, émerveillé, ravi, comme si j’avais accès à l’existence pour la première fois. Aujourd’hui je me demande si ce n’est pas de m’être joué la comédie du désespoir dès ma prime adolescence qui fit de moi l’homme accablé que je suis devenu. Le romantisme a agi sur ma génération comme un lent poison qui peu à peu nous a empêchés de voir les couleurs de la vie. Gens et paysages nous semblaient des archives jaunies comme si le présent était d’ores et déjà un souvenir usé auquel seule la mémoire pourrait un jour donner des couleurs. Nous échangions des lettres crépusculaires dignes de vieillards se remémorant la vie assis sur le bord de la fosse où on les ensevelira bientôt. Nous nous serions sentis sots de n’être pas funèbres. J’ai gardé de cette jeunesse désespérée un acharnement à créer un double solide et parfait de cette réalité imprévisible et fragile que nous voulions surpasser.

 

On oublie beaucoup d’éléments de sa vie quand on habite le néant. Cependant ne se sont jamais effacées les deux nuits d’avril 1848 que j’ai passées auprès du corps d’Alfred. La dernière nuit j’étais seul dans la chambre avec la religieuse qui l’avait gardé durant sa longue agonie et était payée à présent pour recommander sans relâche son âme à Dieu. On avait laissé ouverte la fenêtre sur le ciel paisible, étoilé. Étrangement visible à l’œil nu, Saturne décoré de ses trois anneaux errait comme un vaisseau fantôme au milieu des nébuleuses et des amas stellaires.

La mort, cette amie de jeunesse, cette amante tant désirée dont avec Alfred nous avions parfois fantasmé l’étreinte, il l’a rejointe la peur au ventre. Le matin de son décès il avait demandé qu’on lui ouvre grand les fenêtres sur le printemps. Le soleil éclairait le jardin dont l’herbe encore rare après un rigoureux hiver était piquetée, çà et là, de primevères sauvages. Quelques nuages blancs jouaient à saute-mouton dans le ciel bleu. Il avait demandé qu’on tire les rideaux.

– C’est trop beau.

Il avait voulu mourir claquemuré dans sa chambre afin de n’être plus confronté au spectacle de cette planète éclatante de santé sur laquelle l’humanité se pavanerait encore un million d’années avant de s’éteindre.

 

Il faisait froid, j’avais sur le dos le manteau que portait mon père au mariage de Caroline. De temps en temps je me levais de mon siège pour soulever un instant le foulard de soie dont on avait recouvert son visage. À l’aube la religieuse m’a aidé à rouler son corps raide déjà putréfié dans un linceul puis dans un autre. Ainsi arrangé il ressemblait à une momie. J’ai éprouvé alors un immense sentiment de joie et de liberté pour lui. Trois oiseaux ont chanté, les deux flambeaux aux flammes desquelles tout à l’heure des papillons de nuit brûlaient leurs ailes brillaient vaguement dans la blancheur de l’aube.

– Il ira, joyeux oiseau, saluer dans les pins le soleil naissant.

J’ai repensé à ce vers qu’il avait écrit jadis.

– Jadis.

Lui, mort si jeune dans sa trente-deuxième année. Je l’ai charrié jusqu’au vestibule où se trouvait le cercueil. Je l’ai posé doucement, comme on met au lit un enfant endormi. Le cercueil a été porté à bras jusqu’au cimetière. Un trajet qui dura une heure. Je le voyais osciller comme une barque sous le roulis.