Dès l’adolescence ma sympathie allait aux exaltés, aux possédés, à cette race d’individus par qui tout arrive et dont la société fait fi. Malgré sa fougue et son excentricité jusqu’à la première crise survenue dans la nuit du 2 janvier 1844 mon cerveau ne m’avait jamais trahi. Ensuite je vivrais jusqu’à la fin dans la peur de ses coups fourrés.
Cette année-là mon père faisait construire un chalet à Trouville. Pris par ses activités hospitalières, il nous chargea avec Achille d’aller surveiller les travaux et d’apporter quelque argent à l’entrepreneur. Il était six heures du soir quand nous arrivâmes dans une voiture sans capote tractée par un cheval épuisé dont je tenais les rênes. Nous nous sommes promenés sur la plage. Les crêtes des vagues étaient phosphorescentes. Nous marchions vent debout en essayant de courir, chutant en jurant sur le sable.
Nous avions dormi dans cette auberge de L’Agneau d’Or où des années plus tôt dans la salle à manger Élisa Schlésinger m’avait remercié d’avoir sauvé son vêtement de la marée montante. Nous nous étions levés à l’aube. La patronne des lieux avait mis un point d’honneur à nous gaver convenablement avant de nous laisser reprendre la route dans le froid et le vent. Le soleil brillait quand nous sommes arrivés au pied du chantier. À l’abri des grandes marées, le terrain donnait sur la campagne que notre père jugeait plus saine que le front de mer.
– La construction n’avançait guère.
Les fondations étaient à peine terminées et la cave ne serait pas bâtie avant le printemps. Un chalet que notre père revendrait avant même son achèvement pour acheter la propriété de Croisset où au XVIIe siècle Pascal passa trois nuits et où douze années avant notre emménagement l’abbé Prévost écrivit Manon Lescaut publiée clandestinement à Rouen en 1731.
Nous étions chargés de visiter au retour une ferme située non loin de là vers Saint-Martin-aux-Chartrains pour en percevoir le revenu. Elle appartenait à ma mère qui la vendrait cinq années plus tard pour financer mon voyage en Orient. Elle était tenue par un métayer nommé Cacheux. Quand nous sommes arrivés à trois heures de l’après-midi il réparait des outils dans la grange.
– Sa femme nous accueillit sans joie.
Des huit enfants échappés de son ventre ne restait qu’un fils d’une vingtaine d’années à peu près idiot, tout à fait tordu qui bavait en regardant les cochons tourner autour des pommiers dans la cour close de murets.
– La Caucheux nous servit du cidre dans des écuelles de bois.
Elle a fait griller des côtelettes dans l’âtre qu’elle nous a servies cramées. Achille s’est levé pour rejoindre le mari dont on percevait les coups de marteau et qui ne semblait pas pressé de revenir payer son dû.
– On entendit des criailleries.
Caucheux prétendait que le cours de la betterave s’était effondré à l’automne et que dans l’année douze de ses cochons étaient morts de dysenterie. Les trois survivants, efflanqués à faire peur, avaient produit un sang trop clair pour donner du boudin et leurs jambons trop maigres pour être consommés par des humains il les avait jetés en pâture à leurs propres porcelets. À force de palabres il monta à l’étage et rapporta un pot de terre rempli de pièces d’or. Il nous compta cinq cents francs qu’Achille glissa dans sa mallette. Nous remontâmes en voiture.
– Malhéreus ! Malhéreus !
Me montrant du doigt, continuant à me traiter en patois de malheureux le fils Caucheux nous poursuivit sur la route. J’ai dû passer au galop pour nous en débarrasser. Cet animal avait dû voir dans mes yeux les signes avant-coureurs de la crise en gestation. Il s’est mis à pleuvoir. Nous nous sommes abrités sous une bâche sans ralentir notre course. La pluie s’arrêta de couler en même temps que tomba la nuit. Une nuit si noire qu’on ne voyait pas les oreilles du cheval. Parfois nous croisions une voiture dont nous n’apercevions que la lueur de la lanterne brinquebalante à peine assez vivace pour éclairer sa cage de verre. Achille essayait parfois de lancer une conversation sur mon avenir de jurisconsulte.
– J’avais un dégoût profond pour l’étude des lois.
Les premiers temps j’avais imaginé ingurgiter le droit comme une purge pour finir magistrat dans une ville minuscule où la maigre besogne me laisserait le loisir d’écrire malgré l’aigreur d’être devenu un bourgeois fier d’envoyer des gredins au bagne et à la mort. Mais occupé à lire les classiques, à bambocher et à perdre des jours entiers à ruminer l’embêtement de vivre dans mon petit appartement parisien de la rue de l’Est qui fut détruite plus tard par Haussmann pour percer le boulevard Saint-Michel, j’avais échoué à mon examen d’entrée en troisième année.
D’une voix qu’il réussissait à faire sentencieuse et tendre à la fois, Achille m’exhortait à me remettre à l’ouvrage avec obstination. Il me voyait quant à lui brillant procureur. Une profession qui à cette époque n’épuisait pas son homme et m’aurait donné le loisir d’écrire entre deux guillotinages. Par je ne sais quel escalier dont j’aurais gravi les marches au cours du temps il m’imaginait même accéder un jour aux plus hautes fonctions.
– Qui sait ? De plus bêtes que toi sont devenus garde des Sceaux.
Notre père n’en espérait pas tant. À vrai dire il avait à peu près fait son deuil de ma carrière de juriste. Pour lui démontrer mes talents d’écrivain et le persuader de me laisser suivre ma voie sans plus me tracasser en m’obligeant à fréquenter de loin en loin la Sorbonne, j’avais tenté de lui infliger à haute voix la lecture d’un morceau de la première version de L’Éducation sentimentale sur laquelle je travaillais alors. C’était un soir à l’après-dîner. Épuisé par une longue journée de travail commencée à six heures du matin il s’était écrasé dans son fauteuil à larges oreilles et je m’étais installé tout frétillant en face de lui sur un pouf. Il avait bâillé dès la première page. À chaque fois qu’il fermait les yeux je criais plus fort. Il interrompit bientôt ma lecture d’un ronflement contre lequel je ne pus rien.
– Achille ! Achille !
Je voulais qu’il arrête de me chapitrer et ma voix s’était mise à carillonner son prénom dans le silence du bocage. Issue de deux lanternes une lumière avançait vers nous. Un homme conduisait un couple de chevaux tirant une charrette chargée de carcasses d’animaux, de légumes, de sacs de blé. Comme si soudain la route était illuminée je vois nettement sa vareuse grise, son visage enflé par le vin, ses yeux verts comme l’herbe. Des prairies dévastées par l’hiver je distingue le plus petit fragment de feuille morte.
Soudain tout devient jaune, mon existence fond comme l’or dans un creuset. Je meurs, je meurs et je remeurs tandis que les convulsions me soulèvent, que mes lèvres se couvrent d’écume, que je sens dans mon crâne bondir ma cervelle. Des images de supplices arrivent par secousses, se détachant de la nuit comme des peintures écarlates sur de l’ébène. Malgré le vacarme qui règne dans ma tête je perçois un silence énorme qui me sépare du monde. Je pousse une plainte dont j’entends l’écho courir dans la campagne. Mon passé incandescent, mes souvenirs ruisselant de flammèches, Élisa Schlésinger sortant éternellement de l’eau, son corps scintillant comme un bijou.
– Achille appelle à l’aide.
Provenant d’une maison où brûle une chandelle un bonhomme en chemise vient à la rescousse. Ils m’emportent, j’entends les sabots de l’inconnu fouler le sol durci par le froid qui monte jusque dans ma poitrine, ralentissant le rythme de mon cœur glacé déjà couvert de givre, prêt à geler tout à fait comme autour de moi ces corneilles saisies en plein vol qui tombent à pic et telles des balles rebondissent dans les champs.
– J’ai repris conscience allongé sur une table sentant le suif.
Achille en était à la troisième saignée, j’avais l’impression que mon âme s’échappait avec les giclées de sang. Une femme en bonnet s’affairait autour de nous. Attiré par la clarté des flammes j’ai tourné la tête vers la cheminée. La réalité devenait lente, les secondes duraient, les mouvements de mon frère semblaient imperceptibles. Portant squelette multicolore la mort donnait négligemment un coup de balai sur la terre battue. Mes paupières sont tombées.
– Quand je me suis réveillé le jour entrait chichement par les lucarnes du logis.
Éprouvé par les convulsions, j’avais l’impression d’avoir subi une bastonnade. Ma langue était une plaie tant je l’avais mordue. Je ne gardais aucun souvenir de la crise ni des jours précédents. Il me semblait avoir écrit dans ma chambre jusqu’à minuit et je ne comprenais pas par quel sortilège je me trouvais maintenant enfermé loin de Rouen dans cette crypte.
Achille est arrivé vers midi dans une voiture à l’habitacle assez large pour pouvoir allonger à demi mon grand corps. Un postillon la conduisait afin qu’il puisse rester auprès de moi, me tenant la main, me prenant le pouls, m’étreignant et posant son oreille contre ma poitrine pour compter les battements de mon cœur. Il imaginait avec effroi la perspective de rapporter à notre mère le cadavre de son enfant prêt à mettre en bière. Elle qui deux années plus tard aurait perdu son mari et la seule fille qui lui restait.
– La voiture entra dans la cour de l’hôpital.
Accompagné d’une religieuse qui le promenait sur une brouette un enfant au visage blanc m’a regardé. Un gosse au bout de son rouleau qui mourrait à la tombée du jour. Les vivants emmagasinent des images qui ne survivent pas aux cerveaux de chair où elles sont archivées.
– Achille est allé chercher notre père qui donnait ses consultations.
Il est accouru. Il m’a examiné, s’attardant sur mes yeux qu’il observa avec la loupe qui ne quittait jamais la poche pectorale de sa blouse. Sa propre pupille plongeait dans les méandres de mon esprit. Il aurait pu rapporter quelques clichés de la crise stockés dans un coin de ma mémoire avec l’odeur de suif que dégageait la table où on m’avait fichu. Une série de daguerréotypes qu’il aurait exposés dans le grand réfectoire pour le divertissement des tuberculeux et des impotents.
– Quand il quitta sa loupe son visage était d’or.
L’écume me montait aux lèvres. Des mois plus tard me sont revenus les cris de ma mère apercevant le spectacle de son fils révulsé depuis la fenêtre de sa chambre. J’ai revu aussi ma sœur se précipitant vers moi. Achille l’écarta d’un geste impérieux. Je sombrai alors dans un sommeil épais comme de la glaise.