Ce jour-là Gustave Flaubert s’était réveillé à neuf heures et demie. En ouvrant les yeux dans la pénombre il avait cru voir filtrer d’entre les rideaux des rayons de soleil raides et longs comme des épées d’or.
– Le temps était maussade.
Il pleuvait même sporadiquement dans certaines zones du paysage qu’on apercevait par la fenêtre de sa chambre. Il persistait cependant à voir un soleil euphorique qui éclairait, réchauffait, réjouissait. Il était sûr que cette lumière le pénétrait à chaque inspiration, des bouffées de joie et la fumée de sa pipe ajoutait à sa jubilation. Une allégresse générale régnait sur toutes les planètes de l’univers. Il imaginait une population d’écrivains retirés loin du fracas, attablés dans l’espace devant leur écritoire, noircissant des pages sans s’inquiéter de ceux d’ici-bas soumis à la rumeur du monde. Il monterait un de ces jours les rejoindre là-haut.
– Tu grimperas avec moi ?
– Où donc ?
– Au ciel.
– Vous n’êtes pas un peu fou ?
– Je plaisantais.
Il craignait que Suzanne signale à Caroline son extravagance. Une raison de plus pour elle de déclarer qu’errer tout seul dans cette vaste demeure l’amenait doucement au gâtisme afin que plus rien ne s’oppose à la vente de Croisset. Il but jusqu’à la dernière goutte son grand bol de café. Fagoté dans sa vieille robe de chambre de bure façon Balzac qu’il gardait parfois sur le dos jusqu’à son coucher il fit quelques pas dans la pièce. Il ne comprenait pas ce soleil changeant, clignant comme un œil qui plongeait l’humanité dans la grisaille à chaque fois qu’il abaissait sa paupière. Il gagna son cabinet de travail. Une cathédrale dont il était le chanoine, l’humble moine dont il semblait porter le froc.
– Le prosaïque sacristain.
Il regarda son reflet dans la lame du canif dont il taillait ses plumes. Il se trouva plutôt une tête de bedeau. Il chercha la différence dans un dictionnaire. Il n’y en a pas mais bedeau évoquait pour lui un visage rond tandis qu’un sacristain était forcément maigre, anguleux, une espèce de pantin affamé auquel les prélats donnaient de sévères coups de chapelet quand ils humectaient leur gosier du vin qui restait après l’office au fond des burettes.
– Allons donc.
Il s’assit à sa table et prit la plume. Ses dernières lignes pour un des grands amours de sa vie. La passion s’était envolée et peu à peu même la tendresse s’était effritée. Ils évitaient de se souvenir de leurs étreintes. Ils se sentaient vieux, épuisés par les furoncles, les bronchites, les échauffements, les refroidissements, les grippes, les rhumes, les véroles, les rhumatismes, toute une collection de maladies sans issue qu’aggravaient souvent les remèdes. Leur appareil génital était pareil à un oiseau moribond. Ils l’attrapaient distraitement par le cou, heureux encore que le flot d’urine lui sorte du bec sans leur occasionner de douleur. Autrefois, au nom des explosions de joie qu’il leur procurerait sitôt rétabli, ils éprouvaient envers lui toute l’indulgence du monde malgré les chancres, les brûlures, les écoulements purulents.
– Il se réjouissait vraiment de revoir Maxime Du Camp.
Non seulement Le Poittevin et Bouilhet étaient morts depuis longtemps mais Sand, mais Sainte-Beuve, mais Théophile Gautier, mais Louise Colet pareillement et Maxime lui semblait le dernier vivant du monde d’autrefois. Lui seul était encore relié à sa jeunesse, les autres connaissances qui lui restaient l’avaient connu décrépi. Demeuraient certes Julie et Laure de Maupassant mais elles n’avaient partagé ni leurs virées ni leurs rêves.
Il cacheta la lettre, donna trois coups sur le parquet avec une lourde canne ferrée qui lui servait à cet usage exclusif et Suzanne finit par monter en maugréant.
– Quoi encore, monsieur ?
– Je veux que cette lettre parte avant midi.
Elle s’en empara bien décidée à ne la poster qu’après sa sieste.
– Eh bien, pourquoi tu me scrutes ?
– Vous avez l’air bizarre.
Elle le quitta. Il se regarda à nouveau dans la lame. Il se trouva plus rougeaud que d’ordinaire. Sa tête incandescente comme dans le fourneau de sa pipe la touffe de tabac attisée par l’âpre bouffée qu’il était en train de tirer en se lamentant de n’avoir plus le teint d’albâtre de ses dix-huit ans. Il toussa, soufflant par à-coups la fumée tout au long de la quinte.
– Il ferma les yeux.
Contemplant son prochain voyage. Une excitation d’enfant ressassant le jouet qu’il a commandé pour Noël. Il emporterait le manuscrit de Bouvard et Pécuchet dont il terminerait le premier tome à Paris en baguenaudant. Il s’approcha du buste de Caroline. Il lui semblait qu’elle s’incarnait. Sa bouche, ses joues se coloraient, ses yeux redevenaient brillants et bleus. Elle allait retrouver son corps tout entier et se jeter dans ses bras avec la même hâte qu’autrefois, le samedi, quand il revenait de l’internat. Il alla s’asseoir sur le divan. Au lieu de se précipiter, Caroline avança à pas prudents de funambule. Arrivée près de lui elle se métamorphosa en larmes qui lui montèrent aux yeux et coulèrent jusque sur ses moustaches. Il les essuya du revers de sa manche. Les sentiments l’avaient endolori tout au long de sa vie. Il aurait préféré avoir un cœur de glace. Son écriture n’aurait été que style par aucune excrétion de lui-même entachée.
– Suzanne apparut au milieu de la pièce.
Elle lui annonça que son bain était prêt. Il lui reprocha de n’avoir pas frappé. Elle prétendit le contraire.
– N’importe, vous avez vraiment une drôle de tête.
Elle s’en alla avant qu’il ait eu le temps de lui répliquer. Il se leva lourdement. Il arriva peu à peu à la salle de bains. Il posa ses vêtements sur le dossier du fauteuil. Il s’approcha de la baignoire dont l’eau lui parut mêlée de rouille comme si les rayons du soleil avaient déteint à son contact. Il s’allongea. La fenêtre était le sommet d’une cascade d’où dévalait un flot de lumière bouillonnante. Il fallut que ses yeux s’habituent à tant de clarté avant de distinguer sur le chemin de halage Louis Bouilhet transpirant en chemise avec sa veste sous le bras. À sa mort ils se ressemblaient comme des jumeaux avec leur regard turquoise, leur calvitie, leur moustache tombante mais Gustave avait vieilli depuis et aujourd’hui on ne pouvait plus les confondre. Bien sûr il n’y avait pas plus de Louis Bouilhet sur le chemin de halage que de beurre en broche.
– Hérodias lui apparut furibonde coiffée d’une mitre assyrienne à mentonnière.
Depuis sa première crise sur la route de Trouville ses personnages avaient pris l’habitude de surgir à l’improviste pleins d’aigreur à l’encontre du sort qu’il leur avait réservé. Pareils à une bande de syndiqués ils le haïssaient comme un patron. Certains demeuraient figés sur le bord des paragraphes – en grève – et après avoir essayé en vain de négocier avec eux il les biffait rageusement. Quand il écrivait Salammbô c’étaient des armées entières qui braquaient sur lui des arcs, des catapultes, brandissaient des glaives, des lances – certains faisant tournoyer leur casque comme une fronde pour exploser son crâne. Même les plus humbles soldats se plaignaient. Ils n’aimaient pas les phrases dont ils étaient faits ni l’intrigue dans laquelle il les avait plongés ni les avatars du récit ni la nourriture sempiternelle ni le dénouement et l’épilogue pas davantage. Ils le traitaient de mauvais dieu.
– Des hallucinations.
Le monde était coriace, ne transigeait pas avec la raison ni ne tolérait que s’incarnent les spectres. Les personnages étaient pareils aux morts, aux notions. Jamais on ne verrait Don Quichotte entrer à cheval dans une abbaye ni l’essence se battre en duel avec l’ipséité. Même les mercuriales de madame Bovary étaient dues à des fuites de son imagination.
– Pourtant le plafond s’envola.
Il revint se poser comme une lourde dalle en ébranlant les murs. Il savait bien qu’il n’en était rien et qu’Emma n’avait pas profité de l’incident pour tomber du ciel. Elle ne s’était pas assise sur le fauteuil, écrasant ses fesses sur sa robe de chambre. Elle n’était pas là mais sagement confite dans le livre pour l’éternité. En tournant la tête il l’apercevait mais aussitôt il remettait son regard dans l’axe de la fenêtre, comptant les oiseaux migrateurs volant en escadrilles.
– Le paysage se balançait comme une escarpolette.
Un bavardage continu s’échappait de la bouche d’Emma, tournoyant, cherchant à s’immiscer dans ses oreilles qu’il obturait de son mieux avec ses gros doigts. Il pensa qu’il était sur le point de faire une crise d’épilepsie. Après tout mieux valait être malade aujourd’hui plutôt que le lendemain dans le train.
Emma le tança.
– Enlevez vos doigts de vos oreilles, c’est ridicule.
Il plongea la tête sous l’eau. Il compta jusqu’à quinze avant de se relever haletant. Elle toqua son crâne de sa bague.
– Je vous fais si peur ?
Il lui jeta un regard suppliant.
– Quand auras-tu fini de m’asticoter ?
– Le jour où vous m’aurez permutée avec Félicité.
Il fit un bond dans la baignoire. Un paquet d’eau tomba au sol.
– Es-tu donc devenue folle ?
– Tout le monde aime Félicité.
Le public de l’aduler jusque dans sa totale stupidité quand elle épouse un perroquet. Un époux qu’elle fait empailler après sa mort pour casser son veuvage, l’agrémenter d’une touche de nigauderie avant de le prendre pour le Saint-Esprit vrombissant comme un moustique autour de sa face de niaiseuse à l’agonie.
– Son idiotie lui vaut la sympathie du public.
– Tu ne te trouves pas assez bête ?
– Hélas.
Si seulement il avait lesté son cerveau de dix grammes d’intelligence supplémentaire elle aurait fermement refusé d’épouser Charles. Gustave aurait dû alors trouver une autre proie pour enfiler la robe de madame Bovary.
– Et je serais restée une vivante.
Gustave l’avait irrémédiablement arrachée au réel, précipitée dans la fiction. Elle était injustement entrée dans la légende pour sa salauderie envers ce pauvre mari qu’elle avait cocufié et ruiné.
– Or ce type était un porc.
Il dormait si bruyamment qu’elle était contrainte de passer le plus clair de la nuit à la fenêtre de la chambre pour ne pas périr gazée. Elle contemplait écœurée la lune jaunâtre éclairant d’une lumière malade la vitrine du pharmacien Homais en imaginant qu’à la même heure Paris la somnambule était illuminée par mille réverbères et trois millions de bougies dont les flammes scintillaient sur les monocles des noctambules, les diamants des rivières au cou de leurs chéries et les cristaux taillés des tables des soupers d’huîtres saupoudrées de caviar béluga issu d’esturgeons de la mer Caspienne survivants de l’ère des Eurhinosaurus qu’ils arrosaient d’un champagne millésimé pétillant comme du Pepsi-Cola et d’un calvados issu de la distillation de pommes cueillies au Paradis terrestre avant l’expulsion d’Ève et d’Adam par un dieu caractériel qui voue à l’enfer les mal aimées débarquant dans l’au-delà les lèvres blanches d’arsenic alors qu’il laisse passer tête haute tous ces mondains aux gueules enfarinées de cocaïne occis d’un arrêt cardiaque en pleine orgie.