Il voulut partager sa joie d’exister. Elle était assez grande pour qu’il puisse en régaler les tristes du département de parts épaisses et moelleuses comme du gâteau.

– Il aurait aimé ouvrir toutes les fenêtres de son cabinet de travail.

Pour laisser entrer l’univers. Elles étaient innombrables. Il ne fallait pas gaspiller le temps en traînassant. Mais il s’aperçut qu’il lui suffisait maintenant de le décider pour mettre comme par magie un pied devant l’autre et recommencer sans peine ni douleur ad libitum. Il avançait vite, autour de lui le décor défilait et les fenêtres s’ouvraient d’elles-mêmes à son approche.

Il attrapa en passant une longue-vue taillée dans une défense d’éléphant pendue au mur par une cordelière en peau de cobra. La dernière fenêtre se révéla coriace, il dut tourner des deux mains la poignée et s’arc-bouter pour arracher les vantaux du mur auxquels ils semblaient scellés. Alors il s’aperçut que toutes les autres s’étaient toutes seules refermées.

– Une seule lui suffisait pour contempler le monde.

Les rayons du soleil convergeaient sur son visage. Un astre à lui seul dévolu. Il attendrait le jour lointain de son extinction pour arrêter de vivre. À ses pieds Suzanne en train de tournoyer dans le jardin sous une ombrelle, un couple de canards progressant dignement sur le chemin de halage, un remorqueur qui virevolte sur la Seine, le bocage parsemé de villages, puis une forêt, un lac, trois mares, au-dessus d’une tourbière un nuage rond venu du Groenland qui lui ressemble avec sa grosse moustache de cristaux de glace que l’air tiède n’a pas encore fondus, à l’horizon Paris que chaussant la longue-vue il peut examiner à son aise.

– Il balaye la ville jusqu’au bois de Vincennes.

Il aperçoit Maxime Du Camp trottant sur ce joli petit cheval arabe acheté en Orient trente années plus tôt dont le poil soyeux a blanchi de conserve avec la chevelure de son cavalier. La lentille effleure le château, frôle le chemin de ronde, pénètre la tour, snobe les salons d’apparat, visite l’enfilade des chambres où planent encore les ectoplasmes des maîtresses, des amants, comtesses, princes, servantes, palefreniers, manants médiévaux réfugiés ici l’espace d’une de ces nuits glacées de l’hiver 1408 où le froid faisait exploser le tain des miroirs, gelait la flamme des bougies et transformait les feux de cheminée en rougeoyantes sculptures de glace qui loin de produire la moindre calorie refroidissaient davantage les pièces déjà polaires. Faisant fi des douves, des oubliettes, Gustave braque à nouveau la longue-vue sur Paris grouillant de gens comme un cerveau de neurones même si certains sont alanguis, d’autres en panne, d’autres encore bêtes à manger du foin et il raille en passant Balzac d’avoir surnommé Paris la cervelle du monde.

La longue-vue tourbillonne. Un couple perché au faîte de la tour Saint-Jacques adresse de grands signes à un couvreur berlinois astiquant le paratonnerre de l’église Saint-Merry. La lorgnette de bousculer le temps. Il regagne le 4 novembre 1824 quand il traversa pour la première fois la foire Saint-Romain. Il revoit la baraque où ce vieillard équipé d’un violon accompagnait le spectacle de marionnettes. Il croit apercevoir la figure peinturlurée de saint Antoine mais le souvenir se met à fondre, laissant derrière lui une odeur de guimauve rôtie.

Son voyage avec Maxime remonte en trombe la cage d’escalier des années. Défilent Naples, Athènes, Constantinople et à Nicosie il s’amuse de Chypriotes sautant à pieds joints pour demander le prix des oranges aux marchands marrakchis de la place Jemaa el-Fna à l’autre extrémité de la Méditerranée. Depuis le jardin d’un cottage de Twickenham luxuriant de tulipes, de magnolias, de cognassiers, les yeux rougis, serrant entre ses doigts un exemplaire du Daily Telegraph où un entrefilet annonce le décès de l’auteur pornographe de Madame Bovary, Juliet Herbert lui jette des baisers. Immobile au milieu d’une prairie Tourgueniev lui envoie des signaux en cyrillique d’un œil étincelant. Des moines tibétains en lévitation au-dessus de l’Everest lui adressent leurs condoléances, chacun remuant son crâne ciré qui lui sert de casque tandis que des mandarins moqueurs posés comme des merles sur la muraille de Chine lui lancent des graines de sésame, que des Indiens de Calcutta, des plaines du Mississippi et du Nouveau-Mexique lui souhaitent bonne mort alors que pour épargner son tabac un notaire de Melbourne tente de capter la fumée de sa bouffarde dont le ruban gris fait le tour de la Terre.

– Il se pencha à la fenêtre.

Lui revint à l’esprit que l’existence était une paroi abrupte et il s’agrippa des deux mains à la rambarde vermoulue avant de faire un pas en arrière en la sentant prête à céder. Il leva le menton, fronça les sourcils, secoua négligemment ses mains comme des chiffons poussiéreux. La mort était pareille à un chien, pour éviter d’être mordu il fallait adopter l’attitude détachée d’un homme qui vaque nonchalamment. Il allait s’installer à son bureau. Il renverserait la tête en arrière et hurlerait une tirade de Racine comme il le faisait parfois pour se donner du cœur au ventre avant de se mettre à l’ouvrage.

– La mort n’allait pas gâcher sa journée.

Elle avait intérêt à déguerpir avant que la fantaisie lui prenne de la chasser à coups de pistolet. Prête à lui instiller son venin, elle commençait pourtant à l’écorcher du bout de son dard. Dégrafant sa chemise il s’empara de son cœur et ouvrant grand sa main le jeta comme une balle.

– Attrape.

Qu’elle l’attrape, qu’elle le bouffe et qu’elle emporte aussi sa jambe calamiteuse. On vit avec une jambe en moins, qu’elle prenne les deux, les bras aussi, que lui importaient à présent ces os articulés terminés par une plume impuissante à le sauver. Qu’elle le débarrasse aussi de ce tronc ventripotent dont la nécessité soudain lui échappait. Il se contenterait de sa tête. Il se réfugierait tout entier dedans. Suzanne le déposerait dans le compotier de cristal à pied de vermeil où elle installait les myrtilles du jardin. Une tête borgne aux oreilles coupées lui suffirait. Il se passerait de nez et même de bouche. On ménagerait dans ce désastre une simple ouverture de la taille d’une boutonnière pour laisser filtrer l’air et la nourriture pilée au mortier que Suzanne lui injecterait avec une seringue.

Une tête qu’elle emmènerait à Paris dans un carton à chapeau. Elle la promènerait par les rues à l’africaine dans une écharpe nouée autour de son ventre. Un tissu ajouré pour permettre à son œil de voir le spectacle des vivants agités. Les pavillons des oreilles lui manqueraient mais demeureraient les orifices au travers desquels il percevrait le bruit des sabots, des bottes, des escarpins, d’humbles souliers qui stimuleraient sa libido jusqu’à obliger la domestique à s’arrêter pour le torcher. Il percevrait aussi les hennissements, les aboiements, les mots, les miaulements et même le pépiement de l’éternel canari du cordonnier de la rue d’Artois qui ne cessait de mourir chaque hiver et d’être remplacé aux beaux jours par son sosie.

Elle achèterait au Bon Marché une robe et un manteau assez convenables pour pouvoir trimballer son maître aux réceptions de la princesse Mathilde qui lui demanderait de le poser sur ses genoux à la place de son bichon qui s’en irait bouder en maugréant. Elle le caresserait de sa main gantée de blanc en évoquant les étés à Saint-Gratien, les déjeuners sur l’herbe à Compiègne dans la résidence d’été du couple impérial et ce bal aux Tuileries quand Eugénie pompette lui avait effleuré la joue. Pour lui rafraîchir la mémoire elle l’aspergerait de champagne et le sécherait en riant de son éventail armorié.

– Elle ne tarderait pas à se lasser de cette tête mutilée et muette.

Elle la rendrait abruptement à Suzanne qui la tiendrait assez haut pour empêcher le bichon revenu qui gueule ouverte ferait des bonds de la mordre. Elle ramènerait Gustave en fiacre faubourg Saint-Honoré. Afin qu’il ne soit pas témoin de sa félonie, Caroline lui ordonnerait de déposer au fond d’une grande potiche cet oncle réduit à sa plus simple expression car elle attendait la visite d’un journaliste de L’Écho de Paris pour lui remettre trois pages de brouillon de Salammbô en échange d’un article qu’il lui promettrait d’écrire à propos du portrait de Victor Hugo qu’elle espérait montrer au Salon d’automne. Jamais exposée la toile serait récupérée par Pablo Picasso quand en 1946 il prendrait en charge le musée d’Antibes où elle avait fini par échouer. Il s’en servirait de support pour peindre un Minotaure.

 

Malgré son état de mauvais résumé d’humanoïde, Hippolyte Taine insisterait pour que Flaubert se joigne aux convives du traditionnel dîner du dimanche chez Brébant. On le déposerait sur une assiette creuse que le serveur présenterait tour à tour à chacun des convives qui lui causerait un instant avant de le passer au suivant comme un turbot. Ensuite un maître d’hôtel l’installerait en grande pompe au centre de la table à la place du vase de fleurs. Il entendrait tout ce monde jacasser littérature et potiner. À force de bourgogne et de vin jaune les esprits s’échaufferaient. Quand sonnerait l’heure du café les drôles s’enverraient des tasses bouillantes à la figure et Alphonse Daudet déchaîné s’emparerait de la tête du maître et en ferait un boulet qui éclaterait la bouille d’Émile Zola qu’on enterrerait le surlendemain au cimetière Montmartre.

Arrêté avec le lanceur qui en guise de travaux forcés serait condamné trois mois plus tard à écrire à la place du mort la totalité des œuvres qu’il n’aurait par sa faute pas le loisir de pouvoir rédiger et dont par bonheur il aurait laissé les maquettes dans un coffre du Comptoir d’escompte de Paris, Gustave passerait la nuit immergé dans une cuvette de zinc remplie d’eau saumâtre dans le même cachot que le sien. Au matin, malgré les soufflets et les beignes le commissaire se révélerait incapable de faire sortir le moindre langage de l’orifice de Gustave. Il aurait recours aux services d’une voyante qui tenant fermement entre ses mains la caboche serait chargée de prononcer les phrases au fur et à mesure qu’elles se formeraient dans le cerveau du projectile. La sibylle prétendit que sous ce crâne ne circulaient que des images libertines tout à fait muettes. Elle s’épuisa à les décrire en rougissant comme un poêle. La température du corps de la devineresse monta si haut qu’il fallut ouvrir la fenêtre pour rafraîchir la pièce brûlante. Roulée dans la chemise sanglante d’un client que trois pandores venaient d’estourbir la tête serait rendue à Caroline en fin d’après-midi.

La presse ferait des gorges chaudes de cette histoire. Un chroniqueur du Gaulois accuserait Flaubert d’avoir demandé à Daudet de le balancer sur Zola par haine du naturalisme et le folliculaire de regretter – aigre-doux – qu’on ne puisse guillotiner une tête esseulée. À la suite de ce scandale Caroline déciderait de garder son oncle dans le placard de la cuisine à côté du savon noir et de l’encaustique dont les émanations feraient larmoyer son œil de cyclope. Elle donnerait ses huit jours à Suzanne dans la foulée sans même lui régler son billet de chemin de fer pour rentrer à Rouen.

Ernest profiterait d’un séjour de Caroline à Londres chez Juliet Herbert pour – invitant trois rustres de ses amis à dîner – leur servir Flaubert en guise de tête de veau. Funeste aliment qui les empoisonnerait tous les quatre – et Le Constitutionnel d’accuser le littérateur d’avoir malignement de ses glandes misanthropes secrété une dose mortelle d’arsenic avant de succomber dans la marmite remplie à ras bord de muscadet agrémenté d’un vert de poireau, de ronds de carotte et d’un bel oignon piqué de clous de girofle.