Il mourrait dignement. Pas dans la précipitation. Il lui fallait prendre son temps. Sa mère l’avait porté neuf mois avant de le laisser naître, il n’allait pas s’échapper de l’existence en courant. Une vie devait être maçonnée comme un roman. L’agonie devait durer, avoir des pleins, des déliés, des fortissimos, des moderato cantabile. D’ailleurs il se sentait mieux. Il se plaça au centre de la pièce et poussa un hurlement solennel pour faire écho à la gueulante qu’il avait poussée en sortant du ventre.

– Le début de la vie, le début de la mort.

Oui, ce cri annonçait le dernier acte. C’est long, un acte. Il y en a des scènes, des entrées, des sorties, des changements de décor. II restait sûrement encore quelques pages à sa biographie. Pas une centaine mais assez pour sentir une épaisseur entre ses doigts. Il ne voulait pas les compter, ce serait pathétique et le pathos lui avait toujours donné la nausée.

– Il fait le tour de sa table.

Les plumes allaient encore écrire. Elles s’useraient et on devrait trancher le cou d’une oie pour les remplacer. Une oie, deux oies, peut-être quatre. En tout cas il s’aperçut qu’il était en train de marcher allégrement, allant, venant, ondulant – danse, tournoiements, ronde enfantine, nursery rhymes, gazouillis et le silence de la collision des gamètes. Il se rapprochait du commencement, de cet instant où il n’existait pas encore. Il ne mourrait pas, il redeviendrait un être potentiel qui ne mérite pas le nom d’être puisqu’il n’est pas mais qui sera pourtant un jour conçu. Le néant, mais non, ce n’était pas le néant, il allait retrouver le temps où sans avoir la moindre matière pour penser il attendait malgré tout son commencement.

– Les mots.

Tous les idiomes manquaient de mots. Il l’avait toujours soupçonné en remuant ceux de la langue française, les biffant, les mélangeant, les malaxant, les touillant, les pétrissant, les saupoudrant de sucre et de piment pour en faire des ragoûts à s’arracher la gueule. Comment pouvait-on raconter cette histoire de futur monsieur qui attend d’exister sans même un bout de cerveau pour s’en apercevoir. Il lui faudrait se surpasser pour d’une phrase limpide exprimer clairement cette espérance. Une espérance, il n’en demandait pas davantage.

– Il essaie de s’asseoir.

Il allait cuisiner savamment. Une cuillère à café d’encre noire convenablement répartie lui suffirait. Il avait passé l’âge d’être marmiton. Il n’était pas du genre à rater une sauce d’adjectifs ni à brûler un rôti d’adverbes. Il en avait fricassé des poêlées de vocabulaire.

– Il s’agrippa au fauteuil.

Il s’aperçut qu’il délirait comme un mourant. Il eut l’idée d’aller marcher dans le jardin pour que l’apaisent les émanations des tilleuls chauffés par le soleil. Il aurait fallu longer le corridor, descendre au rez-de-chaussée, traverser le vestibule, pousser la porte d’entrée, contourner la maison et rejoindre l’allée, là-bas. Il se redressa lentement et au lieu de faire un pas s’effondra sur le tapis. Étalé sur le dos il remua les jambes comme ses pattes un scarabée renversé.

– Bouvard et Pécuchet.

Il les a convoqués d’un ton impérieux de maître à esclaves. Ils sont arrivés l’un derrière l’autre comme deux benêts. Ils voyaient bien qu’il était à terre. Il voulut les admonester, leur dire Eh-bien-alors-donnez-moi-donc-chacun-une-main-et-relevez-moi. Au lieu de résonner dans l’atmosphère ses paroles lui tombaient dans l’estomac avant de sortir inarticulées du trou de son cul.

– Peuh.

Il parvint à se relever par ses propres moyens. Les compères s’étaient réfugiés sous la table. Il leur donna des coups de pied à l’aveuglette. En tout cas il les emporterait avec lui à Paris. Il achèverait ce premier tome avant la fin du mois de mai puis quelques semaines lui suffiraient pour perfectionner les phrases, donner aux paragraphes la fluidité des ruisseaux de montagne, faire de la succession des chapitres une impeccable cascade.

– La rigueur du plan conférerait au livre puissance et beauté.

Un roman comme un corps de naïade dont on ne voit ni les roues dentées ni les cordes ni les poulies ni la machinerie digestive qui fournit le calorique nécessaire pour faire tourner les mécanismes d’horlogerie dissimulés sous la peau de nacre.

– Il remettrait le manuscrit à Carpentier d’ici septembre.

Quand il rentrerait à Croisset il trimerait quelques mois pour venir à bout du deuxième volume. Un tissu serré de citations, morceaux de livres d’histoire, de manuels, de fictions, de poèmes entremêlés dont en définitive personne ne sut jamais grand-chose. Maupassant déclarerait forfait quand Caroline lui demanderait de bâtir cet ouvrage à la place de l’oncle pour le publier en hâte. Tout cet argent qu’on lui avait chipoté ces dernières années alors qu’un demi-siècle durant elle pourrait se gaver avec les revenus que générerait son œuvre devenue planche à billets.

– Pauvre Gustave qui rapporta infiniment plus mort que vivant.

Le premier tome sortirait avant Noël. Une critique dithyrambique, de grosses ventes, une sérieuse avalanche d’argent. Les dettes de la famille seraient remboursées et il pourrait jeter cette déshonorante sinécure aux orties. Au lieu de brader Croisset, il envisagerait au contraire de faire réaliser des travaux d’embellissement. Il construirait tout autour une petite ville avec un cimetière personnel où reposeraient Alfred, sa mère, Louis et même George Sand qui s’ennuyait à cent sous l’heure dans son tombeau grisâtre de Nohant. Il se promettait de les rejoindre quand il finirait un jour lointain par mourir. Le reste de l’agglomération serait habité par des domestiques dévolus au service de ses amis quand ils lui rendraient visite. Les travaux commenceraient début janvier 1881. Il devait d’ores et déjà convoquer un architecte pour peaufiner son projet.

– Bouvard et Pécuchet avaient disparu.

Il n’avait pas besoin de regarder sous la table. Il lui suffisait de renifler pour savoir qu’ils s’étaient dissipés. Il n’en soufflait mot dans le roman pour ne pas les accabler mais jamais personnages n’avaient à ce point empesté le camphre. Terrorisés par la possibilité d’une attaque de mites ils en frottaient leurs habits matin et soir. Ils se relevaient au milieu de la nuit pour les chasser de leur jardin avec une fourche.

– Il ne se sentait pas la force de partir à leur poursuite Dieu sait où.

Quant à la police, elle n’enregistrerait même pas sa demande de recherche dans l’intérêt des familles car il ne pourrait leur fournir le moindre certificat de paternité. Si sa fallacieuse démarche arrivait aux oreilles de Caroline elle trouverait là une bonne occasion de le faire interner dans un asile de fous où il grelotterait sous les douches glacées tandis qu’elle bambocherait avec Ernest après avoir empoché le produit de la vente de Croisset.

 

À la mi-avril il avait vu dans le jardin des personnages vêtus de noir armés de grandes piques graduées, de chaînes d’arpenteur et d’un pupitre portatif. Ils s’étaient aventurés à ras de la maison, grattant la terre avec une bêche que l’un d’eux transportait sur son dos ainsi qu’une courte pelle et une cisaille aux lames nickelées.

– Vous voulez que j’appelle la maréchaussée ?

Ils avaient filé sur la pelouse comme des cloportes sur un tapis de billard. En fin d’après-midi il les avait aperçus en train de sonder l’étang lointain où il avait tant de fois emmené Caroline voir sauter les grenouilles. Il avait chargé son pistolet qu’il avait dissimulé sous sa douillette, pris sa canne et il s’était mis en route. À sa vue ils avaient rangé leur attirail, s’étaient faufilés par un trou de la palissade, avaient couru jusqu’au quai, sauté dans le canot qui les avait amenés jusque-là et ils s’étaient mis à souquer ferme vers Rouen.

– Il a tiré un coup de feu dans leur direction.

Bien qu’ils soient trop éloignés pour être atteints par la balle ils ont sursauté et l’esquif fit un petit bond. Lorsqu’il avait raconté l’histoire avant le dîner, Ernest lui avait recommandé en ricanant de se reposer au lieu d’écrire tant et plus jusqu’à s’halluciner. Flaubert avait secoué la tête.

– Il faut pourtant bien que j’arrive à la fin de l’histoire de mes deux bonshommes.

– Vous devriez accepter la publication illustrée de Madame Bovary que nous propose Charpentier.

Gustave s’était levé en ruminant bruyamment pour ne pas entendre la suite. Même à la rue il n’accepterait pas qu’un dessinateur décide quelle tête avait Emma, Salammbô ou son saint Antoine. Il préférait encore continuer à compter les pièces de vingt sous.

– Je vous assure, Gustave.

Commanville le suivait dans l’escalier mais se gardait bien de lui dire qu’il avait dans son bagage un contrat qui n’attendait que sa signature. Il y avait cinq mille francs à la clé dont l’escroc n’aurait fait qu’une bouchée car à son âge l’oncle devait apprendre enfin à se contenter de survivre au lieu de rêver de noubas. Flaubert s’excusa de devoir s’isoler pour répondre à une lettre. Il ferma la porte de son cabinet en regrettant sa brusquerie que Caroline ne manquerait pas bientôt de lui reprocher.

Après sa mort elle se montrerait moins bégueule que lui et les éditions illustrées se multiplieraient. Quant aux arpenteurs ils étaient au service de l’industriel qui avec la bénédiction des Commanville les avait envoyés procéder à l’expertise de la propriété avant de faire une offre d’achat. Dès le mois de juin 1881 seraient imprimées les premières actions de la Distillerie de Croisset-Rouen au capital de six millions de francs. À peine déblayés les gravats de la maison démolie, à l’aplomb de sa table de travail serait posée le mois suivant la première pierre de l’usine en présence du maire de Rouen et du préfet.

– Par bonheur les Commanville n’avaient aucune imagination.

Alors, au lieu de l’enterrer, ne leur vint pas à l’esprit de plonger le cadavre de l’oncle aux œufs d’or dans un bocal de formol afin de pouvoir l’exhiber contre monnaie sonnante en une tournée triomphale dans les capitales européennes avant de lui faire traverser l’Atlantique pour une exhibition historique à New York en présence de Buffalo Bill et du dernier des Mohicans. À la mort de Caroline le récipient serait tombé dans l’escarcelle de l’État français. Il trônerait aujourd’hui dans le parc du palais de l’Élysée avec d’autres bocaux contenant toute une clique d’auteurs autrefois adulés, oubliés désormais et une foultitude d’intrigants petits marquis des lettres. Burlesque panthéon que les romanciers rêveraient de rejoindre un jour quitte à subir l’outrage quotidien des arrogants labradors présidentiels levant la patte sur leur cercueil de verre en ricanant de tous leurs crocs.