Il ne se souvenait plus où il avait rangé le petit chapeau de velours vert que Caroline portait quand il allait la chercher à son pensionnat quarante années plus tôt.

– Tant qu’il ne l’aurait pas retrouvé il mettait un veto à sa mort.

Dans les hauteurs de son cabinet de travail sont apparues ses œuvres complètes dans une édition à couverture de cuir noir tachée d’or. Les deux tiers des volumes contenaient sa correspondance. Toute son intimité centralisée, publiée, vendue par Caroline. Ainsi, avec le temps sa vie écraserait son œuvre. Loin de penser à ses romans, ses contes, sa féerie, ce serait un salmigondis de ragots qui viendrait à l’esprit de la postérité quand par hasard elle entendrait prononcer son nom. Il avait pourtant couché deux fois sur le papier sa volonté qu’aucune lettre de lui ne soit publiée. Il avait donné un exemplaire de ce codicille à Caroline à la fin de l’hiver. Elle lui avait juré de se battre jusqu’à son dernier souffle pour empêcher pareil sacrilège. Elle lui promit même qu’elle saurait choisir ses héritiers pour qu’après sa propre mort ils continuent la lutte. La prochaine fois qu’il irait à Rouen il déposerait l’autre exemplaire à l’étude de son notaire maître Bidault où il avait testé longtemps plus tôt en faveur de sa nièce instituée sa légataire universelle. Le document patientait sur la cheminée dans un coffret en acajou avec ses papiers de garde national et la mèche de cheveux de Chateaubriand.

– Il laissa tomber sa tête sur sa poitrine.

Grosse boule à l’extrémité de sa tige à trois mentons.

– Julio vint lui lécher la main.

En le caressant il redressa la tête. Le plafond était en bon état, du moins n’était-il pas plus fissuré que d’ordinaire. Il remarqua dans un angle une toile d’araignée. Suzanne l’enlèverait avec une tête de loup.

– Apparut un nuage lourd dont émanait une odeur de livre.

En éclatant il libéra les innombrables volumes des innombrables éditions de ses œuvres dans toutes les langues de l’univers qui seraient publiés jusqu’à la fin des temps. Il se cacha sous sa table où flottait encore le vague souvenir camphré de Bouvard et Pécuchet pour éviter d’avoir le crâne éclaté par une lourde édition sur grand papier de L’Éducation sentimentale.

– Le niveau montait.

Peu à peu les fenêtres se trouvèrent obstruées. Sous la table régnait une obscurité de tombe. La pièce n’en pouvait plus d’être pleine. Les livres persistaient pourtant à surgir. Les murs se lézardaient, le plafond sauta comme un bouchon avec les combles et la toiture. Au-dessus de Croisset le soleil clignotait à peine au travers des hordes de bouquins qui s’écoulaient en cataractes, tombaient par endroits en voletant comme des bécasses gavées de plomb. La Seine charriait une multitude de livres à la dérive, ventre en l’air, perdant leurs pages au fil de l’eau. Au-dessus des îles et des îlots tombait une pluie fine de caractères typographiques mêlés aux fantômes de ceux immatériels des versions numériques qui tourneraient un jour à la vitesse de la lumière sur des milliards de serveurs jusqu’au retour de l’ère des dinosaures qui pendant plus de cent soixante millions d’années se sont passés de langage.

– Que faites-vous, monsieur Gustave ?

Suzanne lui est apparue malgré le tissu vert qui juponnait la table. Il aurait fallu qu’il ait la force de s’extirper de sa cachette pour savoir si elle était vraiment là ou s’il pouvait traverser de part en part cette chimère de son poing. Il rampa sur le tapis parmi les biches, les faucons et les chevaliers en armures qui cavalaient dans un paysage vert-de-gris où poussaient des fleurs blanches – les franges usées s’étalant nonchalamment sur le parquet ciré. Il crut que la domestique était en train de lui demander ce qu’il désirait pour son déjeuner. Dans le doute, il s’enhardit.

– Préparez-moi une salade.

Elle rafraîchirait son estomac échauffé par le râble de lièvre dont il avait dîné la veille. Mais à cette heure Suzanne sonnait chez l’officier de santé Fortin et personne ne sut jamais rien de l’ultime fantasme alimentaire de Gustave Flaubert qui sursaute soudain car il a cru entendre un tir d’arme à feu.

– Il se cache dans un fourré du tapis avec un faon apeuré.

La mort rôde, c’est un chasseur muni d’une escopette. Derrière ses paupières fines comme pelure d’oignon il aperçoit Tourneux. Il lui trouve la même stature, le même visage, les mêmes mains que Charles Bovary dont il n’a cependant jamais vu de photographie ni le moindre crayonné. La poussière du tapis le fait éternuer. Il lui faut sortir de ce paysage sinon à force de ramper il va tomber dans le lac où s’abreuve une théorie de cerfs aux bois dégingandés.

Il gagna le divan. Il se déposa, déploya ses jambes puis étendant le bras il trouva une pipe en terre au fourneau brûlant. Il tira des bouffées dont les volutes prirent des allures de petits messieurs en redingote que Julio essaya de mordre aux mollets en sautant. Il se souvint de ce Noël 1869 qu’il avait passé à Nohant. Il s’était déguisé en femme, dansant la cachucha avec la vieille George Sand hilare et prête à mourir d’avoir trop ri.

 

– On entend une cavalcade ?

Ses oreilles lui rapportent des bruits confus issus de l’escalier. Il imagine un troupeau de bêtes à cornes mais il voit entrer un Charles Bovary authentique car il était maigre et grand comme dans son livre alors qu’à la réflexion le certes filiforme Tourneux n’était pas plus haut qu’une chaise. D’ailleurs en ce moment il accouchait loin de Croisset la femme d’un notaire de Bois-Guillaume d’une brute prénommée Sigismond, futur troisième couteau de la bande à Bonnot qui finirait sur l’échafaud un matin neigeux du mois de novembre 1913.

– Bovary posa sa mallette sur la table.

Il ne prit pas plus la peine de saluer Gustave que s’il avait eu affaire à un mort. Il lui écrasa le poignet, cherchant son pouls. Il frappa du pied le parquet à chaque pulsation. Un bruit sinistre comme ces roulements de tambour voilés des funérailles nationales. La cavalcade continuait mais maintenant superposée on percevait la rumeur d’un ballet d’êtres incertains qui reculaient autant qu’ils avançaient, devisant entre eux, haussant le ton – et leurs papillotantes paupières de produire aux oreilles de Gustave un bruit de treuil à crémaillère.

– Charles Bovary soupesa ses jambes l’une après l’autre.

Un nuage de voix passait au-dessus de la Seine. Du langage bouillonnant prêt à dégringoler, à pousser un interminable cri. Chaque personnage est une goutte, dense, pleine, universelle, une monade. Que son œuvre éclate. Qu’elle tonne, pleuve, neige, illumine comme l’éclair, tombe dru comme une averse de météorites. Sa vie lui semble n’être plus qu’une légère brume prête à se déliter.

– Son passé se déploie.

Un seul tableau pour toute une existence. Cette habitude d’oublier les heures, les soirées, les étreintes, les fulgurances du bonheur qui vous secouent à l’improviste au coin d’une phrase, d’un verre, d’un effleurement. La vie, au fur et à mesure effacée. Elle laisse une trace plus labile encore qu’une barque sur l’eau.

– Sa vie.

Elle s’était à présent répandue sur le parquet comme une bombonne d’encre. Tous ces mots prononcés, entendus, lus, tracés fiévreusement et puis tout l’univers dont chaque étoile porte un nom, chaque planète et tout ce qui n’est pas nommé n’a jamais existé. À l’instant où une comète apparaît elle devient un petit paquet de lettres mais les hommes dont les noms ont été effacés des registres, des tombes et ne figurent plus dans aucune tête de vivant n’ont pas existé davantage que les animaux dont la nomenclature de la race sert de patronyme aux milliards d’individus venus au monde depuis l’origine de l’espèce.

– La réalité attend d’être écrite pour être.

Il voulut attraper une plume dans le plat d’étain. Ses doigts s’emparèrent d’un peu d’air qu’il regarda se mêler avec lenteur à l’atmosphère de la pièce. Il a essayé de lever les bras au ciel pour exprimer son impuissance mais ils sont restés inertes.

– Vivre encore. Encore !

Il se contenterait d’une vie d’occasion, de mauvaise qualité et de troisième main. Des instants vécus, revécus et vécus encore par une infinité de pauvres gens feraient l’affaire. Il accepterait de se repaître d’un quart d’heure de la vie d’un ouvrier des hauts fourneaux dont il pouvait voir au loin par la fenêtre tousser les hautes cheminées. Un quart d’heure torride qui n’arrêterait pas de recommencer. Une minute de vie de bagnard dans l’humidité de la chiourme et la peur des coups. Il était d’accord pour vivre indéfiniment ces instants infernaux. Il refusait simplement que tout s’arrête. Il s’en foutait de Gustave, de Flaubert, cet écrivain, cet auteur immortel, il acceptait d’être un autre, n’importe qui, un homme, une femme, un oiseau boiteux aux ailes tronquées, un de ces rats qui ont une vie de malheur dans les boyaux des villes, se contentant de festins misérables, souvent réduits à s’entretuer pour avoir pitance, poursuivis, perdant parfois un membre cisaillé par la pelle d’un égoutier et l’animal devenu une proie pour ses semblables affamés se traîne sur trois pattes, se terre dans un trou dont il bouche l’issue avec des immondices et quand il se résigne enfin à se laisser mourir d’inanition à petit feu en stoïcien comme un rat de fabliau il est débusqué par une meute de coreligionnaires qui le croquent vivant.

– Vivre une journée de l’existence de ce bestiau.

Plutôt que rien. Rien lui apparut comme le mot le plus effroyable de la langue française.

– La mort, c’est rien.

Voilà qui l’épouvantait davantage que saint Antoine l’enfer.

 

– Un souvenir.

Qu’un seul lui soit accordé avant la culbute. Éternellement il contemplerait Élisa sortant infiniment de l’eau sur la plage de Trouville. On ne peut se lasser de l’infini ni de l’éternité. Il se contenterait même d’une poussière de temps au cours de laquelle rien ne se produit. Il préférerait toutefois la jouissance d’une portion de sa nuit à Mantes avec Louise Colet. Il l’espérait même tout entière avant de mourir docilement à l’aube comme va au lit un enfant sage.

– Il se contenterait d’une formidable fluxion de poitrine.

Qu’on lui consente une de ces quintes de toux qui vous racle la trachée comme un paquet d’épingles. Vivre, ressentir et quoi de plus fiable que la douleur pour être sûr d’être au monde.

– Prendre un bain de fraises et de lait.

Comme la fille de Novembre. Un bain de sang et de sperme dont Sade a dû rêver pendant son agonie. Une de ces immersions salvatrices comme un baptême. Échappée du cabinet de toilette à pas félins la baignoire arpentait la pièce sur ses pattes de lion.

– Un bain ne servirait à rien.

Qu’on le frotte plutôt avec des jeunes vierges dodues jusqu’à ce qu’elles éclatent sur lui comme des grenades mûres.

– La verge de Maxime.

Il faudrait envoyer chercher ce camarade. Il la prendrait entre ses lèvres pour ponctionner sa vigueur. Ils en débordaient autrefois. Ils s’endormaient épuisés, enlacés sur le pont dans la nuit fraîche tandis que silencieuse comme un crocodile la cange avançait sur le Nil.

– Le temps roulé en boule.

Les amantes mal aimées.

– Juliet.

Regrets de n’avoir pas troqué le brouillard normand contre le smog londonien. Un mariage discret dans un faubourg de l’East End, une vie assez grise pour passer inaperçue et que la mort l’oublie. Par ailleurs Juliet l’aurait éconduit avec ce flegme britannique qui glace le sang et la drôlesse aurait fui la queue entre les pattes. La mort, petite bête fragile, solitaire, humiliée qu’il était prêt à dorloter tant elle l’apitoyait.