Le soleil éblouissait la pièce. Il aurait pu compter les barbes des plumes dans le plat d’étain. Bientôt réincarnée Caroline pointait sous le marbre. Il respirait avec difficulté l’air trop riche venu en rafales des cimes du mont Blanc. Un élixir propre à saouler un mammifère habitué à mettre dans ses poumons l’air sali par la fumée des proches usines de Saint-Sever.

– Entre deux fenêtres, son corps sur des tréteaux.

Gros animal étendu dans une boîte. Il jeta son bras comme le fil plombé d’une canne à pêche pour réveiller le mort Gustave. Une fois ressuscité il faudrait qu’il dévale l’escalier, longe la Seine jusqu’à Paris, achète chez le premier fripier venu des vêtements de pauvre diable afin de se dissimuler dans la ville populeuse car la mort lancerait des recherches pour recouvrer son dû.

– Il s’est aperçu qu’il était agenouillé sur le tapis.

Pour supplier quel dieu. Il a cru se relever, marcher dignement quand il rampait dans la lumière brûlante. Il acceptait son sort. Il ne prendrait pas le train. Il mourrait tranquillement demain en fin d’après-midi. Son déjeuner allait arriver. Pas de vin qui enivre, une fillette de cidre, deux œufs, une tranche de pain, trois pas dans le jardin et jusqu’à cinq heures il écrirait Bouvard et Pécuchet. Il acceptait de laisser derrière lui une œuvre inachevée mais il resterait un bon soldat des arts jusqu’à son dernier souffle. Il mourrait au milieu d’une phrase qui entrerait dans la légende et que bientôt les écoliers haïraient à force de devoir la calligraphier en guise de pensum.

– Il s’effondrerait, joue sur la page.

Suzanne finirait par entrer après avoir toqué pendant plusieurs minutes à se briser les métacarpes. L’encre des derniers mots n’aurait pas eu le temps de sécher. Ils figureraient sur sa joue, imprimés à l’envers. Il emporterait dans la tombe cette traînée de vocabulaire comme un message absurde.

– Ses livres apparaissaient dans la lumière.

Ils se secouaient comme des chiens pouilleux. Pleuvaient des lettres, des phrases dépareillées, des chapitres tronqués. Les personnages expulsés atterrissaient lourdement sur le tapis, se relevaient en maugréant, râlant, s’époussetant d’une main exaspérée. Tombé furieux du dénouement de Madame Bovary, Homais se plaignait d’avoir été arraché au silence de son laboratoire où il pesait l’arsenic qui lui restait après la ponction que cette folle avait infligée à sa fiole pour manquer à tous ses devoirs de vivante, de mère, d’épouse et de débitrice. Il braqua un doigt sur Gustave.

– Vous vous êtes servi de moi pour ridiculiser le progrès.

Il ne lui pardonnerait jamais cet outrage. Il sortit de dessous son bonnet grec un sachet dont d’un geste ample il répandit la poudre bleue autour de lui. Voilà ce qu’il faisait du remède qui aurait sorti d’affaire ce mécréant. Gustave de se vautrer, de brouter le tapis, d’en sucer les brindilles pour essayer d’absorber des bribes salvatrices.

– Se reconstituaient les bals.

Les dîners, les voyages, Trouville, Assouan et l’atmosphère était saturée du parfum de Louise, d’Élisa, de Juliet et de toutes les senteurs des jardins d’Hamilcar. Des aides vêtus de blanc plantaient les décors, déployaient les toiles peintes, retouchaient au pinceau les visages. Parfois tout s’effondrait et pour faire diversion Maupassant gonflait un paysage en peau de ballon qui éclatait à la première piqûre de moustique.

– Gustave était émerveillé de parvenir à pénétrer la substance de ses livres.

Se promener parmi les pages comme dans une forêt. La population de son œuvre éparpillée sous la futaie, réunie autour d’un feu dans la clairière, causant, criant, dormant, priant, dansant pieds nus sur les braises. Il aurait voulu serrer la main des uns, embrasser les autres, régler quelques comptes avec certains qui lui avaient donné du fil à retordre et posséder la glaçante Salammbô qui lui faisait baisser pavillon à chaque fois qu’elle lui apparaissait pendant l’amour. Il traversait son œuvre à grands pas. Il était les gens, les maisons, les ciels, les aubes, les averses, l’arsenic et coulait dans chaque phrase, moelle, sève, sang et les verbes de le pulser comme autant de cœurs battants.

– Le rêve accompli.

Il s’est déposé sur le divan comme un objet précieux. Il se disait que la mort l’avait mouché comme une chandelle pour mieux attiser sa flamme ragaillardie. Gustave, petite flamme, grosse lampe dont l’huile est tarie. Clepsydre dont le vin est bu, sablier dont on a avalé le dernier grain de poivre. La mort aurait pu le prendre à six mois en place de Jules Alfred et trente-quatre années plus tôt il aurait été si heureux de troquer contre la sienne la mort de sa sœur. Une mort qui lui aurait coupé l’œuvre sous le pied mais à vingt-cinq ans il lui semblait déjà avoir trop vécu et il serait parti sans regret.

– Aujourd’hui, il tenait à la vie.

Il s’était peu à peu habitué à l’existence et depuis des années il en était devenu addict. Il savait désormais que la douleur, la tristesse font partie de la joie d’être.

 

Son œuvre s’était dissipée. Maintenant devant lui ils étaient agenouillés ceux qui l’avaient offensé. Ils se relevaient l’un après l’autre, souriants, pardonnés sans une parole, sans un hochement, par l’opération du Saint-Esprit à plumes de Félicité. La postérité contrite était massée près de la porte. Elle avait honte pour ceux qui lui avaient marchandé la fortune. Cette fin de vie dans la gêne, le déshonneur d’avoir quémandé en vain à Carpentier cette édition de luxe des Trois contes qui lui aurait rapporté une poignée de pièces. La postérité attendait son dernier souffle pour se faire corne d’abondance dont s’écouleraient piastres, écus, florins, escudos et toutes les richesses que ses œuvres ne lui avaient pas rapportées de son vivant. Sa nièce en toucherait le loyer puis l’humanité s’en bâfrerait gratis jusqu’à la faillite de la syntaxe et la déconfiture de l’alphabet.

– La postérité comme une douche.

D’or qui reconstruisait Croisset pierre par pierre de lingots et chaussait les fenêtres de vitres de diamant.

– Avant de partir, la pensée lui offrait un dernier cadeau.

Cette bienfaisante certitude que le plus grand malheur serait de n’avoir jamais vécu. Il éprouvait la joie de mourir, de sentir s’éteindre tranquillement la mémoire, la conscience, la perception. Tant de phrases le contenaient, une sensation d’éternité s’emparait de lui, oubliant comme il était sublime de se savoir grain de pensée dérisoire dont plus rien ne subsistera pour s’apercevoir.

– Flaubert, pauvre Gustave.

La mort t’a annulé. Voilà cent quarante et un ans que tu n’existes plus. Humain, petite bulle et tôt ou tard, elles éclatent, les bulles.

 

Une foule d’insurgés échappés de L’Éducation sentimentale s’élève paresseusement et se colle au plafond telle de la suie. Marie Arnoux et Rosanette Bron s’en servent de glu pour se pendre tête en bas façon chauves-souris. Saint Antoine tournoie, on le croirait bâti autour de ses grands yeux, vitraux veinés d’or représentant les maîtresses et les amants de Gustave nus et vieux cachant de leurs mains de tendons leurs misères. Au travers se déploient les forêts qui avaient ruiné Commanville et l’infini des arbres qui seraient triturés pour imprimer son œuvre après sa mort. Jésus apparaît, prend Antoine par la main comme une épouse qu’il emporterait après la noce. Le couple commet des actes sacrilèges pour amuser Gustave une dernière fois. Il n’a plus assez d’insouciance en lui, il essaie de les chasser en remuant la tête.

– Ils lui vident un pot de mort sur le visage.

Julio aboie, dissipant ces visions. Gustave se laisse choir à la renverse sur le divan. Il s’aperçoit qu’il a une pipe dans la main. Il ne sait qui l’a bourrée, l’a allumée, l’a installée entre ses doigts. Les murs, les meubles, les tableaux, Caroline dans son buste de marbre lui semblent d’une irréelle netteté. Le monde est vu à travers ses yeux tel qu’il ne le serait jamais plus. Brûlant de lui poser une question dont lui manquent les mots Julio dodeline de la gueule devant son visage démonté puis il jette à cet homme qu’il ne reconnaît plus un regard empli de terreur et comme aux moments où gronde l’orage il court se cacher au fond de son lit, glissant son museau sous le léger matelas.

– Devant Gustave le réel se pavane.

Nostalgie d’en être défalqué bientôt. Il pousse un hurlement pour attirer Suzanne, Julie, un pêcheur réparant ses filets. Un hurlement feutré, pas plus sonore qu’un soupir. Sa vie est tarie. Une source séchée par le temps. Il tire la langue pour l’humecter d’une dernière goutte d’existence. On ne lui avait jamais dit que la mort était une soif.

– À boire.

Il se souvient d’une bouillante après-midi d’octobre à Catane en 1849 quand dans une auberge il s’était rafraîchi d’une grande carafe de limonade sur laquelle la servante avait versé une louchée de neige récoltée l’hiver sur les hauteurs de l’Etna et tout le reste de l’année conservée dans un tonneau enterré au fond d’une cave. Dans sa jeunesse il avalait cul sec la vie, maintenant il allait en savourer la dernière gorgée et prendre le temps de ne pas mourir. Quand la vie se cabre il faut s’accrocher à sa crinière pour rester en croupe. Il avait toujours été bon cavalier. Il se souvenait de son galop dans le désert pour arriver plus vite au pied de la pyramide de Khéops. Il fallait pourtant se méfier du passé car la mort l’adore. Elle hait le futur qui à chaque instant l’efface. Il devait même s’arracher à ce présent désastreux qui lui portait préjudice. Il suffit de sauter sa mort comme une vulgaire souche obstruant le chemin. Il l’avait fait si souvent. Il en avait surmonté des crises quand son crâne explosait et des agonies soudaines dont il réchappait hagard. Un dernier murmure de sa bouche entrouverte s’évapora.

– Une limonade à la neige.