Plus de vingt et un mille jours s’étaient écoulés depuis sa première gueulerie poussée en sortant de sa mère quand le 8 mai 1880 à dix heures et demie du matin Suzanne monte apporter son déjeuner à Gustave Flaubert. Elle toque, toque, toque encore. Elle dépose son plateau sur la console du vestibule. Elle entre. Elle voit de dos Gustave face au buste de Caroline.

– Monsieur Gustave, monsieur.

Il demeure immobile et muet. Elle s’approche. Elle lui touche l’épaule du bout des doigts. Elle est sûre d’entendre ses vertèbres craquer quand il tourne la tête. Elle frissonne à la vue de ses grands yeux troubles comme deux larmes bleues. Dans ses mains, un flacon d’ammoniac dont il essaie d’arracher le bouchon, escomptant que les effluves le remettent d’aplomb.

Il se félicite d’avoir cette crise aujourd’hui plutôt que le lendemain.

– J’aurais été dans le train, je me serais donné en spectacle.

– Je vais aller chercher le docteur Fortin.

Il dirige son regard vers elle. Il lui dit d’une voix limpide et calme qu’il ne mourra pas aujourd’hui.

– Au même âge que Charles Bovary.

Elle pousse le fauteuil crapaud jusqu’à lui.

– Vous allez tomber si vous restez sur vos pieds.

Il s’assoit. Il range le flacon dans une poche de son gilet. Il se plaint du silence qui carillonne à ses oreilles.

– Parle-moi.

Il éprouve le besoin d’entendre vivre quelqu’un à côté de lui. Elle lui dit de se mettre au lit. Il sourit et ces mots s’échappent en cahotant.

– Je crois malgré tout que je ne me sens pas bien.

Il se lève cependant. Titubant, il tournoie. On perçoit le pas lourd et lent de la vieille Julie montant l’escalier. Elle pousse un cri en pénétrant dans la pièce et s’enfuit aussitôt à pas minuscules.

 

Suzanne part chercher Fortin. En sortant elle respire avec délice l’air tiède que parfument les fleurs du jardin épanouies. Il est déjà onze heures quand elle arrive chez lui. Sa femme ouvre la porte.

– Mon mari est absent, l’officier de santé Tourneux le remplace.

Elle doit monter un chemin en pente raide pour arriver jusqu’à son officine. Le soleil darde. Elle sonne suante.

– Monsieur Gustave va mal, il nous fait peur.

Tourneux imagine l’écrivain en état de démence, jetant les meubles par les fenêtres et menaçant le voisinage avec un glaive. Il va chercher sa trousse et la suit. À midi ils arrivent à Croisset. Au pied de l’escalier Tourneux remarque une malle gainée de cuir fauve ainsi que d’autres bagages entassés prêts à être emportés par un commissionnaire de la Compagnie de chemin de fer. Ils trouvent Flaubert allongé sur son divan. Sa face est congestionnée, la veine jugulaire est gonflée de sang noir. Il respire, le cœur bat faiblement. Sa pipe encore chaude est sur la cheminée. Sa main droite est atrocement crispée sur le petit chapeau de velours vert de Caroline. Tourneux parvient à en déprendre ses doigts.

– Apportez-moi de l’eau bouillante.

Elle revient avec une casserole fumante où l’officier de santé trempe la tête de cuivre du marteau dont d’ordinaire il jauge les réflexes. Il l’applique sur l’épigastre. Une légère tache rouge apparaît mais Gustave n’a aucune réaction. Il pose l’oreille sur sa poitrine.

– Le cœur de Gustave Flaubert ne bat plus.

Tandis que le médecin lui ferme les yeux les plumes étendues sur le plat d’étain se dressent, se rassemblent, redeviennent oiseau. Pas une oie, un aigle blanc au sang d’encre qui s’envole vers l’azur et disparaît dans un nuage. Non, les plumes demeurent inertes sur le métal froid. La mort n’est pas magique.

 

Tourneux ouvre la fenêtre. Il ordonne au jardinier de monter.

– Amenez quelqu’un pour vous assister.

Moins ivre que de bon matin d’avoir vomi vers onze heures tout son calvados l’homme arrive avec son fils, un large gamin de quinze ans venu pour l’aider à débiter un poirier mort. Tourneux leur demande de transporter le corps jusque dans la chambre.

– Monsieur Gustave.

Le jardinier regarde interdit cet homme dont il a aperçu vingt minutes plus tôt la tête et la moitié du buste comme en suspension à l’extérieur de la maison avec une étrange longue-vue en bandoulière. À tel point qu’il avait eu peur qu’il tombe dans le jardin. Mais Flaubert avait soudain rapatrié l’entièreté de sa personne à l’intérieur de son cabinet de travail et l’homme était retourné à sa scie.

– Vous n’avez jamais vu un macchabée ?

Le jardinier bredouilla, son fils sourit si bêtement que Tourneux le gifla.

– Allez, au travail.

Flaubert fut plus traîné que porté. Suzanne acheva de changer les draps avant qu’aidés du docteur ils le hissent. Il lui demanda une chemise qu’il roula en boule sous le menton du mort pour empêcher la mâchoire de s’ouvrir.

– Vous pouvez partir.

Le jardinier et son fils s’enfuirent. Suzanne s’enquit.

– Il faudrait envoyer un télégramme à madame Caroline ?

Elle demeurait immobile. Tourneux s’exaspéra.

– Eh bien, qu’attendez-vous ?

Elle n’avait pas l’air plus rassurée que si elle avait étranglé Gustave de ses mains. Elle quitta la chambre à reculons. Elle ne remarqua pas Julie assise sur une chaise dans la pénombre du couloir. Le bruit de la clochette retentit alors qu’elle descendait l’escalier. Elle courut. Ouvrant le portail elle se trouva face à un jeune cavalier portant casquette qui lui dit être un interne d’Achille Flaubert. De son propre chef madame Fortin avait envoyé sa servante à l’hôpital de Rouen pour lui annoncer que son frère était au plus mal. Suzanne lui dit qu’il n’était plus.

– Retournez donc lui annoncer la nouvelle.

Le jeune homme fit accomplir un demi-tour à sa bête et rebroussa chemin.

 

À trois heures et demie de l’après-midi dans son étroit bureau du ministère de l’Instruction publique, des Cultes et des Beaux-Arts Guy de Maupassant transcrivait un brouillon de lettre rédigé par son chef dont celui-ci avait retoqué une première fois la copie pour cause de rature dans une citation latine quand un groom d’une douzaine d’années lui apporta un télégramme signé Caroline Commanville.

FLAUBERT FRAPPÉ APOPLEXIE SANS ESPOIR PARTONS 6 HEURES VENEZ SI POSSIBLE

Il blêmit, prit sa canne, son chapeau et quitta les lieux en bousculant dans le couloir le préfet du Dauphiné venu prendre des nouvelles de l’attribution à son fils cadet d’un poste de maître d’internat au lycée Louis-le-Grand.

En courant il irait plus vite que l’omnibus.

– Il courut.

Il atteignit son domicile du 17 rue de Clauzel vingt minutes après. L’attendaient dans la loge du portier deux autres dépêches lui annonçant la nouvelle dont l’une avait transité par l’auberge du bord de Marne où il louait une chambre à l’année pour cause de canotage et de débauche champêtre. En débarquant dans son appartement il entendit un profond soupir en provenance du salon. Assis à sa table Flaubert relisait crayon en main un volume cartonné de Boule de Suif. Il leva les yeux, pointant l’index.

– Encore une répétition et trois assonances, mon pauvre Guy.

Maupassant avait l’habitude de se voir lui-même assis à cette place en rentrant du bureau. Une hallucination coutumière dont il se débarrassait en fermant les yeux et en remontant brusquement les paupières comme un rideau de théâtre au moment des rappels. Flaubert disparut au troisième clignement. Peu à peu la syphilis grignotait sa raison. Dans la chambre, il aspergea son visage au-dessus de la cuvette en porcelaine posée sur la coiffeuse. En s’observant dans le miroir-loupe qu’il utilisait pour se raser il aperçut au milieu des gouttes d’eau quelques larmes éparses denses comme du cristal.

– Il s’épongea.

Trente minutes plus tard il sortait de chez lui portant un sac de voyage rempli de quelques frusques. Il avait changé d’habit, troqué sa cravate violine contre une noire, épinglé à son chapeau un morceau de crêpe qui lui restait dans un tiroir du deuil d’un oncle. Il n’était guère que quatre heures et demie. Il pouvait profiter du beau temps pour marcher tranquillement jusqu’à la gare Saint-Lazare.

 

Il était six heures moins dix quand il arriva essoufflé sur le quai où l’attendaient les Commanville. Ses larmes ne coulaient plus et dans son hébétude il ne pensait même plus à Flaubert. Sa cravate était défaite, le crêpe s’était envolé. Il avait dû s’égarer dans la ville, se laissant emporter par la foule, disparaissant sous une vague de jeunes gens enjoués avant de remonter à la surface, expédié par une puissante lame de fond constituée de vieilles personnes et d’estropiés.

Derrière la voilette de son bibi de velours noir Caroline grimaçait vaille que vaille pour suppléer à l’expression de sa douleur absente tandis que d’Ernest s’échappaient de grands sourires dont les volutes s’élevaient dans les hauteurs de la structure de métal et de bois mêlés qui servait de ciel à la gare. D’ailleurs il ne tenait pas en place, se balançant d’un pied sur l’autre, effectuant de menus sauts, donnant de petits coups de pied à la grosse valise de cuir fauve où joyeusement le ménage avait jeté pêle-mêle vêtements et affaires de toilette, les liquettes tutoyant les corsages, les bas les chaussettes et le peigne en corne du mâle accouplé à la brosse à dos d’argent de la femelle – nuit de noce des objets d’un couple qui jamais ne consomma son mariage. Elle qui pourtant dès l’âge de dix ans inquiétait son oncle de se douter déjà qu’on pouvait sans être marié avoir des enfants. Il l’imaginait avec effroi échapper à la surveillance de sa grand-mère avant même sa nubilité pour s’en aller à Rouen frayer avec des jean-foutre.

 

Escomptant que sa mort leur serait infiniment plus profitable, les Commanville n’avaient qu’un instant regretté ces conférences fort rémunérées dont le décédé Flaubert ne pourrait pas s’acquitter. En outre après avoir coûté le prix de ses obsèques il cesserait définitivement d’habiter, de se nourrir et d’une manière générale de consommer. Un oncle devenu rentable comme une fabrique dont la matière première, le travail et les murs étaient à jamais payés.

– Ils étaient seuls dans le compartiment.

Ernest avait emporté un filet de victuailles. À plusieurs reprises il proposa à Maupassant des tranches de salami et des gorgées de vin rouge à la régalade. Il déclina ses offres tandis que l’autre faisait bombance en supputant des manuscrits cachés de la cave au grenier dont il obtiendrait autant de magots. Caroline ne parlait que de Bouvard et Pécuchet, espérant que le premier tome soit assez avancé pour être publié. Elle demanda plusieurs fois à Maupassant s’il accepterait d’écrire le deuxième en se servant des notes du maître. Ernest de lui donner le mode d’emploi.

– Ses notules. Il vous suffira d’interpréter ses notules.

Des séries de signes cabalistiques qu’il presserait comme des fruits pour en exprimer le profitable jus. Maupassant ne répondait pas. Cependant le soleil s’était couché, l’obscurité régnait dans le wagon et le couple surexcité supposait qu’il les approuvait dans le noir. Ils lui enjoignaient de se mettre au travail dès le lendemain. La mort de Flaubert serait annoncée dans tous les journaux, il fallait utiliser ce regain de notoriété pour donner au public matière à acheter.

Caroline mouilla son linge en s’exclamant.

– Comme il aurait été heureux de savoir que son décès nous enrichirait.

À la perspective de faire enfin fortune Ernest surenchérit la queue en l’air dans son caleçon de soie.

– Il aurait été fier.

Maupassant aurait dû se lever pour les corriger tous deux mais il les entendait à peine tant le fracas du train cassait les oreilles. Du reste il manifesterait toujours froideur et déférence à Caroline et son filou de mari. Elle était la personne à laquelle Flaubert tenait le plus au monde. Alors il respectait comme une vache sacrée cette femme mariée sans amour indéfectiblement liée sur le tard à Ernest par une commune avidité.

– Le train fit halte à Mantes.

Ernest se précipita vers le Buffet que des lampes à gaz illuminaient. Il revint avec trois canettes de vin blanc. Maupassant engloutit celle qu’il lui offrit. Caroline dissimula la sienne dans son manchon, attendant que la gare fût dépassée et l’obscurité revenue pour s’en pitancher.