– Lapierre les attendait à Rouen.

Il conduisait lui-même une voiture découverte. La nuit était tiède, les étoiles aussi bien dessinées que celles d’un décor. Lapierre racontait avec émotion la mort du maître. Malgré ses efforts Caroline ne parvenait pas à sangloter et de sa gueule s’échappait un bruit d’oiseau. Ernest la consolait d’une voix gaillarde de fêtard aviné. Arrivés à destination, elle congédia Lapierre puis le remercia en cherchant des larmes avec son mouchoir de dentelle dont elle maltraitait vainement ses yeux depuis la gare afin d’en obtenir quelques gouttes.

Suzanne s’était endormie sur un fauteuil qu’elle avait installé dans le jardin pour respirer plus à son aise tant le soleil avait chauffé la maison. Ernest la réveilla d’une plaisanterie leste qui lui fit faire un bond. Étendu sur le lit Flaubert reposait dans sa chambre. Tourneux lui avait fermé les yeux mais en catimini Julie les avait rouverts pour les contempler une dernière fois avant de s’en retourner dans sa maisonnette qu’elle quitterait quinze mois plus tard pour la fosse commune du cimetière de Canteleu.

– Des yeux dont il disait avoir rapporté de Tunis la couleur d’azur.

Ils luisaient à la lueur des quatre cierges sur hauts chandeliers de bronze doré que le sacristain de la paroisse était venu installer en fin d’après-midi. Les Commanville passèrent voir le corps en coup de vent. Ernest en profita pour récupérer la montre qui garnissait toujours son gousset. Il la fit tournoyer autour de sa chaîne avant de l’enfouir dans le sien.

– Maupassant demeura seul.

La chevelure était hirsute, la barbe de huit jours et la moustache étaient poissées de bave séchée. Il s’empara du matériel de rasage dans le cabinet de toilette. Dans la pénombre de la pièce qu’éclairaient seuls les cierges il entreprit de raser Flaubert en se servant de l’eau de son dernier bain car avec toutes ces péripéties Suzanne n’avait pas eu le temps de vider la baignoire. Ensuite il tailla ses moustaches puis peigna les mèches bouclées de son crâne dégarni tandis que dans le cabinet de travail contigu Caroline flambait le codicille interdisant la publication de sa correspondance qu’elle venait de découvrir dans le coffret.

Maupassant recula de trois pas pour le contempler. La veste, le pantalon étaient usés jusqu’à la corde. Au col, aux manches sa chemise était effilochée. On l’avait déchaussé, ses chaussettes étaient en plusieurs endroits ravaudées. Il ne renouvelait plus sa garde-robe depuis la ruine. Maupassant demanda à Suzanne d’apporter les vêtements en meilleur état qu’il portait lors de ses sorties en ville. Elle les déposa sur le fauteuil et quitta la pièce en hâte tant le voisinage d’un cadavre la mettait mal à l’aise.

 

Bruyamment les Commanville furetaient, s’exclamaient, remuaient les meubles.

– Maupassant déshabilla Flaubert.

Le corps exhalait encore une odeur de savon. Il prit la bouteille d’eau de Cologne dans le cabinet de toilette. Il l’en frotta des pieds à la tête. Il l’habilla d’une chemise brodée à son chiffre, lui enfila un pantalon à la hussarde et des bottes neuves du même tonneau. Il noua autour de son cou une cravate blanche.

– Flaubert posait sur lui un regard bienveillant.

Maupassant prit doucement sa tête entre ses mains. Tous ses livres avaient été conçus par cette petite machine dans sa conque d’os. Elle en avait fabriqué des gens, des événements et des paysages supplémentaires pour compléter une réalité qui avait toujours semblé indigente au maître. Outre les hallucinations jusqu’au dernier instant elle avait généré des histoires furtives dont beaucoup s’étaient dissipées avant d’avoir accédé à sa conscience.

– Afin que chatoie son agonie.

Elle se sentait prête à ingurgiter encore des silos de documentation pour usiner de nouveaux romans quand brusquement la mort avait éteint le cerveau.

– Il lui ferma les yeux.

Dans le silence rien ne frémissait, ne chuchotait, ne bourdonnait.

– Il approcha lentement ses lèvres, déposa sur son front un dernier baiser.

Il ouvrit la fenêtre à deux battants, respira l’air de la nuit. Il roula entre ses doigts une cigarette, fuma en regardant la Seine sombre comme un filon d’anthracite. Il entendait la voix d’Ernest, celle de Caroline en conversation de l’autre côté du mur et le vacarme des livres qu’ils jetaient par paquets à bas de la bibliothèque à la recherche de manuscrits cachés qui les feraient millionnaires. Il n’en voulait pas plus à cette nièce que son oncle ne lui en aurait tenu rancune. Elle faisait partie de Flaubert, elle ne pouvait davantage le trahir qu’une jambe ne trahit l’autre en faisant un pas de côté.

– D’ailleurs Gustave avait contribué à durcir son cœur.

Il avait épaulé sa mère pour l’arracher à son béguin Joanny Maisiat. Il lui avait prêché des soirées entières la haine des artistes tous condamnés à finir pauvres, ivrognes et violents. Il alla jusqu’à lui faire l’éloge des épiciers stupides, méchants, incultes mais assez enrichis pour apporter l’aisance à une jeune fille en bouton qui s’épanouirait dans leur belle maison neuve fleurant l’huile, le chocolat et l’or des petites cuillères à café que les invités aussi grossiers que le maître de maison tentaient de faucher sitôt leur tasse bue.

– Joanny fut éloigné.

Caroline pleura des mois dans le giron de Gustave. Face à son désarroi il était prêt parfois à lui céder. Il essayait alors de fléchir sa mère qui l’envoyait bouler car elle n’entendait pas faire de la fille de feu sa fille une saltimbanque. On trouva pour cette gosse de dix-sept ans cet Ernest Commanville déjà trentenaire qu’il s’agissait d’épouser avant de la voir à nouveau tomber amoureuse d’un futur clochard.

– La gamine céda.

Elle demanda cependant à sa grand-mère de prévenir Ernest qu’il s’agirait d’un mariage chaste et que d’ailleurs elle ne voulait pas d’enfant car l’exemple de sa mère morte des fièvres puerpérales ne lui donnait guère envie de risquer sa vie pour un inconnu malpropre qui du fond de son berceau lui casserait nuit après nuit les oreilles de ses vagissements.

– Le 8 avril 1864, le mariage se fit.

Après l’épuisant déjeuner, sous prétexte de promenade le désormais époux entraîna Caroline jusqu’au pavillon. Claquant la porte, il tenta en vain de lui arracher le baiser sur la bouche qu’elle lui avait toujours refusé.

– Grand-mère ne vous a pas prévenu ?

Ernest courut se plaindre à Flaubert de ce marché de dupes.

– Je ne savais rien de cette histoire.

Ni mère ni nièce ne lui en avaient soufflé mot.

– C’est un enfantillage, avec le temps vous parviendrez à vos fins.

Et de balancer une claque virile dans le dos du lésé. Bernique, leur voyage de noce fut sinistre. Elle confessa après son veuvage que seules la ruine et l’âpreté du combat pour la surmonter l’avaient unie à Ernest quelque temps. Lassée de la solitude elle se remaria en 1900 avec un aliéniste. Elle fit valoir ses cinquante-quatre années de virginité forcenée, lui interdit sa couche et le bougre de ne pas regimber tant l’abus d’opiacés l’alanguissait.

 

– Maupassant était fatigué.

Le cadavre n’était pas tout à fait au milieu du lit. À sa gauche il y avait assez de place pour étendre son corps volumineux. L’odeur d’eau de Cologne se mêlait à celle des fleurs du jardin que des bouffées de vent apportaient et il s’endormit à côté du maître.

Il fut réveillé par la bourrasque. Une rafale de vent avait soufflé les quatre bougies et renversé un vase de cristal qui s’était brisé sur le parquet. Il craqua plusieurs allumettes, l’une après l’autre elles s’éteignirent. Il ferma la fenêtre. À l’horizon un orage avançait. Les éclairs semblaient produits par un engin de guerre fonçant sur Croisset. La foudre tomba plusieurs fois dans la Seine avant de secouer la maison. Un bombardement que le paratonnerre absorba mais qui ébranla les murs, fit sauter des ardoises sans réveiller davantage Suzanne épuisée par cette journée historique que les Commanville ivres d’avidité traversant de merveilleux rêves cupides où on se nourrit d’entrecôtes de veau d’or arrosées de jus d’émeraude, de nectar de perles et de vin de rubis.

– Julio aboyait.

On l’avait enfermé au rez-de-chaussée dans un débarras. Percevant l’odeur de Maupassant descendant l’escalier le chien se tut. Ils se saluèrent en se frottant la gueule. Combien de fois il l’avait emmené courir dans la colline tandis que calfeutré à l’intérieur de la maison Flaubert les regardait en tirant sur sa pipe. Après s’être congratulés un moment ils sont allés de conserve manger un morceau à la cuisine. Il y avait du ragoût de mouton au fond d’une marmite.

– Il essaya de le faire réchauffer sur le fourneau tiède.

En définitive ils l’engloutirent froid. Maupassant dévorait en même temps de larges tranches de pain et buvait du cidre à même la cruche. Julio accepta un croûton mais renâcla devant le cidre qu’il lui avait versé dans un bol. Le jour s’était levé pendant leurs agapes. Ils ont traversé la salle à manger. Ils se sont blottis sur le canapé en bois doré du salon.

 

Une heure plus tard ils furent réveillés par le bruit de voix des Commanville qui retentissait dans la salle à manger. Maupassant ouvrit la fenêtre et ils sautèrent tous deux par-dessus la rambarde pour aller s’ébattre dans le jardin sous le ciel gris comme du fer. Ils revinrent par le même chemin mais Ernest les alpagua dès qu’ils eurent posé un orteil sur le carreau. Pourtant lesté du souper de tout à l’heure Julio s’enfuit vers la cuisine dans l’espoir que Suzanne lui concède quelque reste.

– Venez voir, Maupassant.

Il le traîna à la salle à manger. Sur la table une omelette, de la charcuterie, des rôties, de la brioche, du café, de la crème, des pots de confiture de rhubarbe, de myrtilles, de gelée de pomme, de coing, de mûre, un bol de miel et une motte de beurre pyramidale assez spacieuse pour qu’y soit creusée la chambre mortuaire d’un ex-futur pharaon à l’état d’embryon.

Caroline trempait du pain dans un bol d’épaisse soupe de pois cassés. Au milieu des victuailles on remarquait le pot à tabac vidé de sa substance où Flaubert avait caché l’argent qu’il avait économisé pour ses dépenses de voyage.

– Un petit trésor, Maupassant.

Ernest sortit de sa poche les huit cent soixante-dix francs qu’il approcha de son visage comme pour lui faire renifler l’odeur des billets et des napoléons.

– Il se gobergeait, ce salop.

Caroline sourit entre deux cuillérées. Quand elle eut terminé son assiette, elle beurra une part de brioche qu’elle grignota en buvant à petites gorgées une tasse de café fortement crémé. Ces agapes achevées elle se tourna vers Maupassant qui engloutissait tristement une tartine de pâté tandis qu’Ernest alignait sur son assiette une septième tranche épaisse comme un édredon qu’il avait taillée dans un jambon dont il tenait fermement l’os d’une main luisante.

– Il faudrait faire venir Félix Bonet.

Le sculpteur rouennais qui trente-quatre années plus tôt avait exécuté le moulage du visage de sa mère dont Pradier avait tiré le meilleur parti pour tailler dans le marbre ce buste qui avait assisté à l’agonie de Gustave en souriant. Il prendrait l’empreinte de son visage et de cette main qui avait écrit tant de sublimités. Mais quand il arriva en fin de matinée Bonet déclara impropres à tout moulage ces doigts qui avaient gardé la terrible contracture de l’agonie. Ernest s’obstina à essayer d’en briser les jointures avec un maillet devant l’artiste indifférent qui coulait le plâtre sur la figure du maître. L’opération terminée un croque-mort recouvre le corps d’un drap de velours noir. Suzanne le jonche de fleurs du jardin. Caroline glisse un brin de buis béni entre ses mains d’athée.