On défile devant le corps trois jours durant. Son frère flanqué de sa femme, de sa fille, la parenté éloignée, des artistes rouennais flattés qu’on ne leur interdise pas la porte, des amis normands, d’anciens condisciples perdus de vue, quelques notables désœuvrés profitant de l’occasion pour passer un moment loin du fracas de la ville.

Commandées par Caroline arrivent de Rouen des victuailles de toutes sortes, poulardes, rôtis, gâteaux. Lapierre dépêche sa servante pour seconder Suzanne qui cuisine dès l’aube. En guise de caméristes le jardinier et son fils sont réquisitionnés. Ils trébuchent, répandant les victuailles sur le sol, brisant les verres de cristal entre leurs doigts puissants comme pinces d’acier, éclaboussant plastrons et corsages en servant le potage à sévères coups de louche, achevant la catastrophe en ébouillantant les convives auxquels ils administrent leur tasse de café comme une bourrade.

Certains venus pour une simple visite s’attardaient en respirant le fumet échappé des casseroles. Enfiévré de bonheur Ernest servait vin, liqueurs, vieux calvados datant du lointain mariage d’Achille et ce fut Maupassant qui au nom des convenances l’empêcha de commander une caisse de champagne pour fêter la mort de l’oncle. Guy était le seul à demeurer triste malgré les verres. La nuit il sortait déboussolé de sa chambre et tout débraillé s’en allait errer avec Julio dans le jardin.

– Maintenant le chien avait perdu le bonheur d’exister.

Il marchait à ses côtés la queue basse. À part ces deux êtres seul le ciel obstinément gris depuis l’orage semblait en deuil. Tout ce monde était trop agité pour avoir le moindre instant à consacrer au chagrin. D’aucuns trop ivres pour rentrer chez eux passaient la nuit entassés pêle-mêle dans une chambre de domestique désaffectée. Quand ils se levaient au matin encore tout bouffis de sommeil on aurait pris la maison pour une auberge.

 

Mardi à dix heures du matin le convoi démarre. Enrobant le corbillard, tout un carnaval de tentures, de plumes d’autruche teintes en noir dardées vers le ciel. On parcourt le long chemin qu’avait déjà suivi la dépouille de sa mère jusqu’à la paroisse de Canteleu. Le cercueil installé dans le chœur de l’église romane. Une messe chantée par un curé âgé à faciès de tortue qui mâche ses mots comme du marshmallow. Une armée de chantres aux surplis blancs tachés hurlent des psaumes en latin et trébuchent à chaque vers. Le cercueil replacé dans le corbillard. La descente en pente raide vers Rouen.

Une petite foule disparate s’est agglutinée peu à peu en traversant la ville. Des Rouennais qui discutent entre eux pour savoir quel est le degré de parenté du défunt avec le docteur Cléophas Flaubert et son successeur de fils, prennent le robuste Maupassant pour Charles Bovary, Zola pour le comte de Monte-Cristo, Suzanne pour la fille cachée de Félicité et Edmond de Goncourt pour le père Goriot.

Venue anonymement de Londres avance Juliet Herbert dont personne ne soupçonna jamais la présence. Malgré le voile de deuil qui dissimule son visage certains croient reconnaître en elle la mère de Salammbô. Mais ni le vieil Hugo ni Taine ni Du Camp ni Dumas fils n’ont fait le voyage et du fin fond de son domaine de Spasskoïe-Loutovinovo Tourgueniev attendra dix jours encore pour apprendre la mort de son dernier ami.

À l’entrée du cimetière six soldats tirent en l’air un coup de fusil pour honorer la Légion d’honneur du défunt. La tombe ouverte se trouve non loin de celle où repose Louis Bouilhet depuis onze ans. Lapierre lit d’une voix bredouillante un discours dont personne ne comprend le moindre mot. Malgré les efforts enragés des fossoyeurs le long cercueil du géant n’entre pas dans la tombe. Ils se démènent tant que le cadavre se retrouve tête en bas. Caroline pleure sec et hurle faux. Indigné Zola s’approche de l’avant-scène.

– Assez, assez.

Ils s’immobilisent. Le prêtre prononce un laïc Adieu Flaubert puis donne le branle à la bénédiction générale et chacun de s’emparer du goupillon. Peu à peu la foule se disperse dans les allées et les intimes suivent Caroline que son mari emporte comme un cadeau. Dans le cimetière déserté les fossoyeurs sautent à pieds joints sur le cercueil qui finit par tomber au fond du trou. Ils reposent la dalle par-dessus.