– Vous m’avez bien mal lotie.

Gustave lui avait certes concédé le rang de petite bourgeoise mais il l’avait faite harpie. Elle était prête à dégringoler jusqu’à l’état de servante pour être enfin aimée. Elle remplacerait Suzanne à l’instant si la fantaisie lui venait de faire un roman de sa vie. Elle ne rechignerait pas à la tâche.

– Je vous cuisinerais des harengs.

– Des harengs ?

Les narines de Flaubert frémirent. S’il avait connu autrefois ses dons de cuisinière il l’aurait engagée à son service. Il aurait à sa place embarqué dans son livre une autre fille dégotée dans le bocage normand où les humains s’ennuient tant l’hiver qu’ils sont prêts à se laisser embrigader dans la première fiction venue.

– J’aurais ciré vos bottes.

Elle les aurait léchées à genoux. Mais elle savait bien qu’il était trop tard pour réclamer un rôle d’être vivant. Il l’avait trente ans plus tôt exilée à jamais du genre humain. S’il lui refusait de devenir Félicité il pouvait au moins en faire la femme d’un affairiste de vaudeville usé par la carambouille et les entourloupettes que sur une plage du Morbihan elle lutinerait le dimanche sous une barque retournée au lieu de la laisser à l’état de Bovary rêvant de baiser plus haut que son cul terreux de paysanne.

– Je suis même prête à abandonner toute notoriété.

Elle habiterait sans maugréer ce squelette de roman dont elle venait de lui donner la substance. Il demeurerait parmi des brouillons à l’abandon avant d’être vendu avec les autres aux enchères à la mort de sa nièce pour une poignée de noix de coco.

– Tais-toi.

– Vous n’avez jamais bandé que pour madame Arnoux

Il se pavana dans l’eau chaude en souriant. Élisa était assise sur le bord de la fenêtre avec ses seins gonflés aux extrémités raides et pointues prêts à donner la tétée à sa fille. Si pointues qu’il boucha de ses poings ses yeux comme s’il craignait qu’elles les lui crèvent. Il regrettait que la réalité vieillisse. Il rêvait d’une jeunesse coriace comme un roman qui ne se laisse pas impressionner par le temps. Emma s’assit sur les genoux d’Élisa qui se dissipa. Elle défit son corsage. Une peau blanche, lisse, trois grains de beauté mais une poitrine floue car il n’avait pas pris la peine de la décrire dans son bouquin.

– Moi, vous ne m’avez jamais aimée.

Avant même de tracer le premier mot du livre il avait déjà signé son arrêt de mort. Il savait qu’il lui infligerait un suicide douloureux, un supplice interminable et sordide au terme duquel il la ferait éclater d’un rire atroce, frénétique, dégoûtant.

– Vous auriez pu me laisser le temps de devenir une femme de trente ans.

Une quadragénaire, une quinqua, une grand-mère attendant sereinement une mort naturelle pour quitter la vie. Si au moins il lui avait laissé le choix des moyens comme dans un duel à l’offensé celui des armes. Elle aurait préféré se tirer une balle de pistolet dans la tempe comme un gentleman, se pendre comme le faisaient à l’époque les valets de ferme et les petits propriétaires trop pauvres pour posséder la moindre pétoire. Elle aurait pu aussi aller à Rouen se jeter du haut d’une tour de la cathédrale dont il l’avait fait sortir un jour pour entrer dans un fiacre et là, de Léon Dupuis, subir les derniers outrages.

– En réalité, Léon m’a violée.

Il avait tiré les stores de la voiture. Le bruit du roulement et de la ville couvrait ses cris. Il avait lié ses mains avec sa cravate, recouvert son visage d’un sac de velours noir dont il avait serré le cordon autour de son cou. Il avait troussé sa robe, découpé avec un poignard ses jupons et sa chemise. Elle serrait les cuisses, ruait, tentait de le mordre à travers le tissu. Il l’assomma à moitié d’une mornifle, caressa sa gorge avec la lame et pour se faire entendre malgré le vacarme des roues sur le pavé du quai des Curandiers il lui cria dans l’oreille.

– Tu meurs d’envie de mon angelot.

Il balafra ses cuisses jusqu’à ce qu’elles s’écartent, sanglantes. Il l’enfourcha et ce fut la cavalcade de l’homme sur la femme réduite par la terreur au rang de cheval de monte. Pour accroître sa jouissance Léon serrait tant et plus le cordon afin que les muscles du vagin compriment davantage son excroissance. Quand elle fut prête à éclater comme un grain de raisin dans un étau, de ses petites mains blêmes il étrangla Emma. La voiture continua de rouler tandis qu’il la fouillait à la recherche d’un indice qui pût le compromettre. Égarée sous le séant de la victime, il retrouva, poissée du sang du viol, la lettre qu’elle comptait lui envoyer pour annuler leur rendez-vous.

– Il la déchiqueta.

Las d’arpenter la ville le cocher avait quitté Rouen et roulait en pleine campagne, fouettant à l’occasion ses chevaux harassés. Léon jeta par la fenêtre les déchirures qui se dispersèrent au vent et s’abattirent plus loin, comme des papillons rouges sur un champ de trèfles blancs tout en fleur.

– Vers six heures la voiture s’arrêta.

Léon fila par une ruelle du quartier Beauvoisine, abandonnant dans le fiacre le corps de sa mie morte.

 

Flaubert de soupirer.

– Jamais je ne t’ai soumise à pareille épreuve.

– Dans votre ouvrage vous avez falsifié la réalité.

Il avait réécrit la scène encore et encore jusqu’à transformer ce viol doublé de meurtre en baisade librement consentie.

– Votre Léon Dupuis est pire encore que ce gueux d’Abélard.

Qui dans une lettre adressée à Héloïse vingt ans après les faits reconnaît en se rengorgeant avoir usé de menaces à plusieurs reprises pour la posséder et admet en définitive l’avoir forcée.

– Léon méritait le sort que l’oncle Fulbert lui fit.

Quand il fit couper les couillons d’Abélard dont l’onction avait souillé le temple de sa nièce. Flaubert riait du trou béant de sa bouche car les farces sexuelles les plus noires l’avaient toujours amusé. Emma s’absenta le temps d’aller quérir un nécessaire à écrire dans son cabinet de travail. Installant devant lui page et encrier sur la planche qui servait à poser les instruments de rasage elle lui mit la plume en main afin qu’avant de décéder il griffonne un paragraphe au cours duquel Léon avouerait son forfait et se ferait justice lui-même en ne gardant de sa glace à deux boules que le cornet.

– Idiote.

En retour elle lui asséna son épitaphe en torgnole.

Gustave Flaubert 12 décembre 1821 – 8 mai 1880

Elle l’assaisonna d’un sarcasme.

– C’est Caroline qui va être contente d’hériter enfin.

– Tant mieux, elle mérite le bonheur.

Puis il l’arrosa en souriant de quelques gouttes d’eau savonneuse.

– Seulement ma pauvre Emma, où trouverais-je le temps de mourir ?

Il n’aurait pas achevé la rédaction du deuxième tome de Bouvard et Pécuchet avant le printemps 1881. Une fois l’ouvrage terminé, son décès devrait attendre encore plusieurs années car il avait prévu d’entreprendre une épopée sur la bataille des Thermopyles suivie d’un grand roman sur le Second Empire afin de donner une leçon de style à ce chenapan d’Émile Zola qui depuis L’Assommoir bâclait Les Rougon-Macquart. Sans compter qu’il lui faudrait consacrer une bonne vingtaine de saisons à la rédaction d’un sérieux ouvrage sur l’Orient moderne qui ferait pendant au monceau de notes prises au cours de son voyage avec Maxime qu’il publierait en volume concomitamment. Cet importun décès devrait peut-être même patienter encore car avec les années son esprit serait devenu poussif et les mots ne tomberaient plus que goutte à goutte sur la page. Des gouttes espacées, rares, dont il mettrait un temps infini à fabriquer des phrases.

Il avait passé sa jeunesse à dénigrer la vie mais en cinquante-huit années il avait eu le temps de s’habituer à elle. Maintenant elle lui inspirait même une certaine sympathie. Il était attaché à cette gredine comme à une vieille paire de godillots. Il se voyait bien marcher encore cinq ou six décennies les pieds au chaud dans leur cuir boucané. Il traverserait ainsi cahin-caha le début du XXe siècle. Il survolerait Verdun, reconnaissant étendus, morts, agonisants, la gueule arrachée, les enfants des enfants de ses amis d’enfance. Il s’attarderait sur le champ de bataille, enjambant des cadavres, des blessés hurlants. Il achèverait l’écriture d’une féerie sur le Chemin des Dames trois jours avant de mourir coupe de champagne en main le 12 décembre 1921 pendant la célébration de son centième anniversaire dans les jardins de la propriété antiboise de sa nièce remariée et à présent deux fois veuve.

– Sa rage d’exister serait assez puissante pour le ressusciter.

C’est à peine si son cœur s’arrêterait de battre un instant pour repartir de plus belle. Le romancier traverserait les années en trottinant derrière son déambulateur aux roues caoutchoutées, visitant New York en voiture décapotée, grimaçant à la gueule du cadavre de Lénine exposé à Moscou dans la Maison des syndicats, trépignant d’indignation contre la médiocrité des poètes nazis perdu dans la foule des SA peu francophones massés sur la place de Brandebourg le jour de la prise de pouvoir d’Adolf Hitler, heurtant de Gaulle le 26 août 1944 lors de sa triomphale descente des Champs-Élysées – Charles traitant Gustave d’énergumène, lui qui préféra toujours Stendhal et Charles Péguy – continuant après guerre à bousculer les années, regardant les tours tomber, les armées massacrer, échouant en pleine épidémie devant le Monoprix de Montparnasse dont je sortais chargé de victuailles et de produits d’entretien et de nous livrer tous deux à une bataille de métaphores, le trottoir se trouvant bientôt tout barbouillé de langage, les passants de glisser sur ce verglas verbeux et nous de patiner gracieusement comme des nymphettes au milieu de l’hécatombe en exécutant des saltos et des boucles piquées.

 

– La mort se moque bien de vos projets.

– En tout cas aujourd’hui je n’aurai pas une minute à lui consacrer.

Il avait hélas un nombre considérable de lettres à écrire avant son départ. Les jeunes auteurs l’inondaient de leurs publications. Il se croyait obligé de lire leurs livres entièrement et d’envoyer à chacun un compte rendu circonstancié de ses impressions toujours accompagné d’encouragements même quand il avait trouvé leur cuisine exécrable.

– Je ne suis pas près de rendre mon dernier souffle.

Si on en remplissait des bouteilles, l’air qui lui restait à respirer d’ici son trépas n’entrerait pas dans la maison.

Jetant ses frusques alentour, Emma se dévêtit tout entière.

– Que fais-tu donc ?

Elle déroula sa chevelure qui la dissimula jusqu’au creux des reins. Elle s’installa en face de lui dans la baignoire.

– Ne comptez pas sur moi pour faire votre éloge funèbre.

Ni pour suivre sa bière jusqu’au cimetière par les chemins escarpés de Croisset et les rues encombrées de Rouen.

– Vous n’êtes ni Homère ni Shakespeare.