Son œuvre était fragile. Une flottille de bateaux en papier dont Emma était le navire amiral.
– Vous me devrez votre survie.
Elle était déjà beaucoup plus célèbre que lui. Ses autres héroïnes tomberaient dans l’oubli tandis qu’elle acquerrait une renommée aussi éclatante que celle de Marilyn Monroe.
– Qui est cette Marie-Line ?
Son délire mégalomane amena Emma à se comparer à des personnages de fiction dont certains n’apparaîtraient qu’au XXIIIe siècle dans des œuvres dont en 2021 le support n’est pas encore inventé.
– Les pauvres robes que vous m’obligez à porter.
Alors qu’aucune étoffe, aucun bijou n’était assez luxueux pour cette Salammbô qu’il avait en sus gratifiée de deux m et couronnée d’un accent circonflexe alors qu’elle devrait se contenter ad vitam de son nom de bovin avec ce y final qu’il lui semblait parfois porter queue en l’air sur le crâne comme un casque à pointe.
– Vous auriez pu au moins me donner pour époux un fonctionnaire.
Au lieu de l’enfermer dans cet infâme village entre un pharmacien ridicule, un boutiquier escroc et cet employé d’auberge devenu unijambiste par la faute de son âne de mari. Elle aurait fait une belle femme de chef de bureau, recevant chaque semaine des épouses de notables, organisant des dîners un mercredi par mois et chaque année un grand bal dont un entrefilet causerait dans le Fanal de Rouen.
– Flaubert s’assombrit.
Sa figure devint gris pâle. Son épitaphe lui était revenue à l’esprit.
Emma continuait à le houspiller.
– J’aurais préféré encore rester fille.
Elle aurait vécu sans amourettes ni passion en tête à tête avec un potager dont elle aurait retourné la terre du matin au soir pour en définitive obtenir quelques kilos de courgettes filiformes et des tomates farineuses dont elle aurait mangé jusqu’au dernier pépin. Si encore il avait fait d’elle une adultère resplendissante, blonde comme le soleil avec entre les cuisses la toison d’or. Mais il avait surmonté son crâne d’une chevelure noiraude et alourdi son intimité d’une touffe charbonneuse qu’elle aurait pu tondre chaque matin pour garnir son poêle.
– Vous avez eu la goujaterie de me faire velue.
– Velue ?
– Vous êtes un maniaque. Toutes les femmes de vos livres sont comme moi embarrassées d’un sombre duvet au-dessus des lèvres. Demandez à votre madame Arnoux et à la mesquine Bordin dont est amoureux votre affreux Bouvard.
Il faisait de ses héroïnes des négligées qui laissent pousser leur moustache au lieu de prendre la peine de l’épiler brin par brin comme une dame du monde avec une pince de vermeil festonnée de poussière de saphir.
– Vous imaginez dans quel état nous apparaissons dans le cerveau des lecteurs ?
Ils les croient suantes sous leurs robes tant ils supposent leur corps tout entier recouvert d’un coussinet pileux dense à en pendouiller comme la fourrure des lévriers afghans.
– Pour vous, l’humain femelle est un animal.
À moins qu’il ait voulu la maculer des poils de la barbe d’Alfred Le Poittevin, de la moustache de Maxime Du Camp, de Louis Bouilhet et de toute la clique de ces drôles qu’il avait aimés plus que toutes les femmes de sa vie. Il protesta en redressant la tête à la manière de Mussolini qui naîtrait trois années plus tard à mille deux cents kilomètres de la baignoire où il marinait.
– J’ai tant aimé ma mère.
– Vous l’auriez épousée si la loi vous l’avez permis.
– Je l’ai toujours respectée.
– Voilà bien votre idéal, partager le salon d’une fausse maîtresse et dormir à l’écurie avec un mecton.
– Il est vrai que j’ai aimé passionnément quelques hommes mais depuis la mort de Louis ma carrière de bougre est finie.
Madame Bovary l’aspergea.
– Vous n’aurez été qu’un LGBT.
– Heureusement que la postérité n’entend pas ton charabia.
Elle aurait même accepté d’être bonnetière, chiffonnière, raccommodeuse de porcelaine dans un faubourg poisseux comme la main d’un rôtisseur.
– J’aurais même souffert d’épouser votre répugnant Pécuchet.
Pour échapper à ce sort sordide de coucheuse sans cœur elle serait pareillement devenue génitrice de son Julien l’hospitalier qui jusqu’à l’âge de vingt ans mordit sa mère malgré les rossées de son ivrogne de papa.
– Mais vous êtes un romancier féroce.
Le roman était une dictature où il enfermait des innocents. Des malheureux qui ne pouvaient modifier d’un atome le cours vertigineux de leur destinée. Toute une vie à dévaler la pente pour finir par éclater au fond d’un gouffre.
– Ou pire, vous les condamnez à une vie interminable, fade, lente.
– De qui tu parles ?
Emma ferma les yeux, fouillant sa mémoire.
Flaubert se sentait à l’étroit. Elle n’arrêtait pas de gigoter. Elle prenait aussi un malin plaisir à se servir de ses pieds comme de mains et tirer le bout de son nez avec ses orteils. Malgré tout il finit par s’endormir comme il avait coutume de le faire chaque matin dans son bain. Il vit en rêve apparaître sa mère au lendemain du jour où il avait éconduit Louise Colet débarquée inopinément à Croisset.
Une mère qui avait toujours rêvé de le marier, le voir jeter sa semence dans un ventre fécond comme l’avaient toujours fait les mâles de la famille. Une femme de devoir qui entendait confier le fruit de ses entrailles à une jeune femelle dont seraient sortis au fil des années des avatars de Flaubert au sexe concave ou convexe qu’elle aurait aimés follement comme des Gustave. Cette mère sans cesse présentée à Louise comme un obstacle à leur union dont il lui pulvérisait la souffrance au visage pour lui faire honte de la légère douleur qu’elle prétendait éprouver de vivre loin de lui.
– Gustave, la rage des phrases t’a desséché le cœur.
Il voulut répondre à sa mère mais elle avait disparu. Il avait toujours eu le cœur tendre, la larme à l’œil mais le culte de la phrase – mosaïque de mots dont à l’infini on peut changer la taille, la couleur, l’ordre et les éléments – l’avait rendu bourru.
– Il attendait de la littérature qu’elle l’engloutisse.
Écrire des romans dont il ne serait même pas le passager clandestin. Toute une cité de chapitres qu’il aurait désertée sitôt construite. Il ne pouvait que constater son échec.
– Partout, il était partout.
À présent il se voyait dans le moindre des regards du plus infime personnage et son reflet tachait les vitres, les meubles, les portières laquées des voitures et il vit sa silhouette tremblotante sur la porte cirée de la grande armoire de la mère de Charles Bovary dans cette pièce plongée dans la pénombre où elle ruminait la haine de sa bru en ravaudant des bas qu’elle trouait le soir pour avoir de l’ouvrage le lendemain.
– Il avait déteint dans tous ses livres.
Un foulard d’indienne dans une cuve de linge blanc. Il n’avait pas réussi pour autant à s’absenter de la vie des hommes. Même s’il s’était épargné la reproduction, la vie conjugale, la corvée d’une profession pour n’avoir aucun devoir envers personne qui puisse l’éloigner de son cabinet de travail.
– Traversa son rêve une épouse qui cachait son papier.
Jetait ses plumes au vent, vidait ses réserves d’encre dans la Seine. Il devait griffonner en cachette, dissimulant son matériel dans une potiche, se relevant la nuit à pas de loup pour écrire une page à l’aveugle dans l’obscurité du placard où il s’enfermait. Il devait apprendre par cœur la prose qu’il pondait car chaque jour elle fouillait la maison jusqu’au toit, le jardin jusqu’aux arbres. Elle finissait toujours par découvrir son petit tas de mots qu’elle brûlait devant lui – se pendant à son cou pendant la flambée pour lui montrer qu’une fois encore elle lui pardonnait cette effusion de phrases. Elle était en train de déchirer avec ses dents le trisyllabique adjectif suspendu dont ses romans étaient parsemés quand il fut réveillé en sursaut par l’éponge gonflée d’eau qu’Emma lui jeta en pleine bouille.
– Je n’ai pas mérité de ressusciter.
– Quoi ?
– J’avais déjà assez souffert de mon vivant.
– Tu n’as jamais vécu.
– Vous m’avez arrachée à la tombe.
Un charmant caveau dans ce délicieux cimetière de Blainville-Crevon où gisait cette suicidée de dame Delamare qui ne méritait certes pas pareille réincarnation. Celle qui partageait son bain ce matin-là n’était pas seulement madame Bovary, elle était aussi son infortuné modèle
– Pourquoi m’avez-vous toujours haïe ?
– Haïe ? Je t’ai donné cinq ans de ma vie.
Elle ne lui avait rien demandé. Il aurait dû poursuivre son voyage en Orient au lieu de l’écourter pour rentrer pondre ce roman à Croisset. Il serait allé jusqu’en Chine coucher avec des mandarines et se faire des ventrées de riz, de litchis et de rouleaux de printemps. Elle était déjà bien à plaindre d’avoir habité un fait divers, d’avoir souffert, d’être morte par autolyse empoisonnée, il avait fallu en plus qu’il l’arrache à l’oubli pour l’injecter dans ce livre où elle menait une vie infernale à l’infini recommencée tant qu’il se trouverait un alphabétisé pour poser son regard sur ces phrases qui la retenaient prisonnière comme des bandelettes de momie.
– Autolyse ? Te voilà bien savante tout à coup pour une paysanne montée en graine.
– Vous êtes méprisant mais vous allez mourir.
Elle rirait bien le jour où un saligaud de son espèce s’emparerait de celui qu’il fut. Il connaîtrait les affres, le supplice, cette façon de mourir une deuxième fois sous la main d’une brute qui vous arrache l’âme pour la remplacer par une autre de sa composition. Une âme de fantaisie où il aura mêlé ses fantasmes, ses humeurs, son idiosyncrasie.
Flaubert lui balança des gouttelettes du bout des doigts.
– Tu n’as jamais été Delphine Delamare.
– Ah oui ? Je suis donc sortie toute cousue de votre cervelle ?
Il se renfrogna, balançant horizontalement d’un index distrait son pénis qui flottait dans l’eau comme une algue.
– Vous avez dégluti sans vergogne mon tragique destin comme une gorgée de sang frais.
Il l’avait digérée et elle lui avait fait profit. Pour dissimuler son larcin il l’avait débaptisée. L’avoir appelée Emma passe encore mais avoir fait d’elle une Bovary alors qu’elle portait un nom aquatique fleurant bon la renoncule, la libellule, le nénuphar et le potamot.
– Pot à mots ?
Elle lui reprocha de ne pas aimer les plantes et de n’avoir aucune idée des termes qui servaient à les évoquer.
– Pot à mots ?
– Ignare. Vous n’avez pourtant dans les veines que du langage.
Une réalité fiduciaire. Vrais billets, fausse monnaie, qu’importe. Aucun ne vaut son pesant de réalité.
– Vous êtes une grosse bouteille bedonnante.
Remplie de vocabulaire et de syntaxe dont du goulot sort un sombre et laborieux suint dont il noircissait un interminable rouleau de papier que le massicot de la mort finirait par trancher comme le couteau de la guillotine le cou d’un assassin.
– Tu vas te taire ?
Il cria si fort que le flacon d’eau de Cologne posé sur une étagère de la coiffeuse se fendit, s’ouvrit en deux comme un œuf Fabergé, que son contenu se répandit et embauma la pièce. Le flacon requinqué servirait le soir même à Guy de Maupassant pour frictionner son cadavre avant de l’habiller pour le cercueil.