Emma semblait ne pas sentir l’odeur de l’eau de Cologne répandue alors que Flaubert reniflait l’air penaud comme un gosse qui vient de briser une vitre avec son ballon. Elle rapprocha son visage. Il eut l’impression qu’il était mou et allait dégouliner sur le sien.
– Au lieu de Bovary que ne fus-je plutôt Louise Colet.
– Louise Colet ?
Il la repoussa et s’enfonça dans l’eau. Il resta immobile quelques secondes avant de lâcher des bulles et de remonter brusquement.
– Si j’avais été cette femme je vous aurais tranché l’âme.
– L’âme ? Tu es donc poétesse ?
– L’âme des hommes loge dans leur culotte.
Lors de leur nuit à Mantes elle aurait fait pire que l’oncle d’Héloïse, tranchant et jetant par la fenêtre les trois personnages de sa Sainte-Trinité pour que les dévorent les rats. Il serait rentré piteux à Rouen. Peu à peu lui serait poussée une poitrine de fille et il aurait acquis une voix d’eunuque.
– Vous seriez devenu la risée.
Passant devant Croisset les brochets de la Seine sauteraient comme des carpes en manière de ricanement. Désormais, avec sa moustache caduque dont ne resterait plus qu’un peu de duvet noir au-dessus des lèvres c’est en vain qu’il essaierait d’expliquer à la postérité qu’il n’était pas madame Bovary.
– Vous avez même eu le front de me nier en vous mettant à ma place.
– Je ne comprends rien à ton ânonnement.
– Vous avez eu l’audace d’affirmer Madame Bovary, c’est moi.
– Je n’ai certes jamais dit pareille sottise.
– Madame Bovary c’est moi, pas vous.
– Évidemment, grosse bête. Nous n’avons pas les mêmes organes.
Il éclata d’un rire phénoménal et se redressant dans la baignoire fit valoir son bazar en secouant ses pampilles.
– Vous êtes un vieux dégoûtant.
Il lui jeta un regard égrillard. Elle fit de ses mains une coquille pour dissimuler la broussaille qu’elle se promettait sitôt sortie du bain de faire épiler par un de ces artisans fabricateurs de bougie dont l’atelier regorge de cire propre à ratiboiser les monts de Vénus les plus chevelus. Mais le regard du maître n’avait rien de fureteur ni de libidineux.
– Elle était pourtant venue maintes fois le surprendre en petite tenue.
Quoi qu’il ait pu prétendre il n’était pas un créateur aux sentiments incestueux. Il n’avait jamais frotté sa chair contre la sienne ni ne lui avait dérobé ses souliers pour en faire plus tard ses délices. Il n’avait même pas frémi en écrivant ce passage torride où arrachant le lacet du corset d’Emma, Léon réussit l’exploit de faire tomber par ce seul geste tous ses vêtements à la fois.
– Vous avez fait de moi une strip-teaseuse.
Le mot n’était pas encore inventé, elle avait quelque excuse d’en faire un usage approximatif. Quant à Flaubert il la dévisagea de ses gros yeux en se demandant s’il ne s’agissait pas d’un normandisme. Elle secoua la tête pour faire déguerpir une agaçante mouche. Il lui trouva soudain une ressemblance avec une fille partagée avec Alfred à l’automne 1839 dans un petit bordel campagnard en lisière de la forêt de Roumare qui en leur présence assomma une guêpe d’un coup de boule.
– Tu n’es qu’une putain de papier.
– Une putain ?
Elle sourit de ses dents blanches comme la mousse de savon dont la moustache du maître était saupoudrée. Après tout, les insultes d’un mourant ne pouvaient souiller une dame vouée à l’éternité. C’est à elle qu’il devrait sa persistance dans la mémoire des hommes. Le reste de son œuvre demeurerait dans l’ombre de la Bovary dont les siècles passant peu de gens sauraient qu’elle était issue du cerveau de Flaubert comme Don Quichotte de celui de Cervantès et Pinocchio de l’atelier de ce nobody de Geppetto. Certains artistes tombent dans l’oubli tandis que leurs créations continuent à délecter les humains. Peut-être même qu’un flaubertien assoiffé de renommée le déchoirait un jour de sa paternité. Il s’appuierait sur un sondage dont la cohorte répondrait à une question perfide dont peu comprendraient la signification.
– Madame Bovary est-elle une œuvre apocryphe ?
Dix-neuf pour cent répondraient absolument apocryphe, trente-trois plutôt apocryphe, onze un peu apocryphe, dix-sept pas du tout tandis que le reste des sondés aurait la prudence de ne pas se prononcer. Écrasé par ce score accablant Flaubert passerait du jour au lendemain pour une crapule. Par désinvolture on lui laisserait cependant la paternité de ses autres chefs-d’œuvre dont personne ne se soucierait plus depuis longtemps.
Son nom disparaîtrait peu à peu des thèses universitaires, des manuels scolaires et dorénavant pas un éditeur ne le ferait figurer sur la couverture de ce roman dont quelques érudits épars sur la planète chercheraient l’auteur véritable en remontant jusqu’à l’Antiquité – époque où ni le grade d’officier de santé ni celui de clerc de notaire n’avaient encore été créés.
Quelques siècles plus tard des historiens démontreraient que ce roman était l’autobiographie à peine romancée d’une réelle Emma Bovary, sauvée par le docteur Larivière qui dans le laboratoire de Homais avait concocté in extremis un contrepoison à l’arsenic dont elle était cafie. Sitôt rétablie elle avait abandonné Charles à sa ruine pour partir couler des jours heureux auprès de son sauveur. À la mort de Charles elle récupéra sa fille. Le délai de viduité écoulé, Larivière l’épousa. Elle entreprit alors l’écriture de ce livre pour tromper son ennui et laissa un testament stipulant que l’ouvrage serait édité vingt ans après son décès quand la plupart des protagonistes seraient morts et leurs noms oubliés. Sitôt le corps de sa mère refroidi sa fille vendit le manuscrit. Un Gustave Flaubert l’acheta, le publia, en tira monnaie et renommée.
– Embrasse-moi, madame.
Flaubert de lui tendre sa bouche dépeuplée. Elle lui claqua du bout des lèvres un baiser sec comme un léger coup de marteau.
– Voleur.
– Arrête, je t’en prie.
Elle se dressa dans la baignoire. Elle se plaça au-dessus de lui. Il observa rêveusement sa vulve. Elle lui rappela celle de Louise qui à sa demande en avait fait prendre un cliché par Nadar dont la plaque fut brisée après l’obtention d’un unique tirage que Caroline découvrit à sa mort glissé en guise de marque-page dans une édition in-octavo du Décaméron et rageusement déchira.
– Il rêvassa.
Se souvint d’une promenade avec Louise dans les allées du Luco. Il aurait voulu rentrer seul à son domicile de la rue Murillo. Elle insistait pour qu’ils s’en retournent chez elle. Elle héla un fiacre. Arrivé là-bas il eut la sensation de la porter sur ses épaules comme un sac de plomb. Une femme de plus en plus pesante au fur et à mesure qu’elle lui parlait d’amour, cette langue étrangère qu’elle possédait mal – et lui qui en avait oublié jusqu’au rudiment.
Les yeux de Louise étaient éclairés avec une intensité égale par le jour mourant et la lampe qu’elle venait d’allumer. Il remarqua ses cils mobiles et longs comme une paire d’ailes de papillon. Il entendit se disputer au rez-de-chaussée un ménage de petits rentiers à propos d’un verre à dents qu’ils s’accusaient mutuellement d’avoir ébréché. Le bruit d’un atelier lointain remplaça peu à peu leur babil. Un contremaître grondait un apprenti, le poursuivant autour des établis où les ouvriers continuaient indifférents leur besogne. Il entendait les battements du cœur de l’enfant qui se mêlaient à ceux de Louise furieuse de le sentir loin d’elle en train de divaguer. Il en voyait nettement s’agiter les oreillettes à travers son corsage mauve sur lequel sautillaient les perles d’un collier. Ses yeux déversèrent sur lui une coulée de lumière blonde comme une chevelure de princesse boréale. Il tomba dans un profond sommeil. Quand il reprit ses esprits Louise pressait une éponge gorgée d’eau fraîche et de jus de citron sur son crâne brûlant.
Il s’aperçut qu’au-dessus de lui madame Bovary faisait pipi.