Madame Bovary comme vache qui pisse. Ce n’était pas pour rien qu’elle lui reprochait d’en être réduite à porter ce nom dont n’aurait pas rougi une famille de bovidés. Mais où avait-elle pu boire tout ce liquide pour couler de la sorte sans discontinuer. Une urine bleutée à l’odeur de lilas. Elle avait pu boire l’eau des fleurs dont Suzanne constituait toujours un grand bouquet pour égayer sa cuisine. Une agréable douche chaude et parfumée mais la baignoire allait finir par déborder, inondant la pièce et le rez-de-chaussée.
– Vas-tu arrêter ces sottises ?
– Alors accordez-moi l’asile dans L’Éducation sentimentale.
Elle ne prendrait la place de personne. Elle serait l’épouse d’Honoré Quimper – personnage secondaire que Flaubert gardait en réserve et dont il ne s’était jamais servi – un général en retraite, héros de Marengo qui lui aurait donné des jumelles dont une seule baptisée Guenièvre aurait survécu. Le ménage habiterait rue Tronchet à un jet de sarbacane du domicile de Jacques Arnoux et de sa cocue. Emma ne tarderait pas à devenir sa maîtresse, puis de fil en aiguille celle de Frédéric qui l’introduirait dans l’hôtel patricien des Dambreuse. À force d’entregent, de mondanité, d’idylles avec des personnages de romans oubliés aujourd’hui mais très à la mode en ce temps-là, elle grimperait au mât de cocagne de la société parisienne.
Elle rendrait service à des danseuses, favorites de princes moldaves qui la propulseraient jusque dans la chambre à coucher de Mac Mahon, Jules Grévy et Sadi Carnot. Circulant sans coup férir de la réalité à la fiction et du roman au réel son ascension serait fulgurante. Quand son mari finirait par mourir d’une crise d’apoplexie elle aurait réussi à lui faire attribuer en moins de cinq années un bon kilo de médailles par des ministres ancrés dans la réalité ainsi qu’une palanquée de titres nobiliaires par des seigneurs de romans médiévaux et par tous ces grotesques roitelets qui fleurissaient à l’époque dans les drames joués à guichets fermés sur les scènes des théâtres du boulevard des Capucines. Un mari si décoré que son cercueil tinterait à chaque cahot comme une tirelire pleine de pièces de monnaie. Un bruit qui se répandrait jusque dans les bas quartiers et le tombeau serait pillé la nuit même.
Elle élèverait désormais seule sa Guenièvre de gamine, adolescente anémique, qu’elle en serait réduite – pour lui donner des couleurs – à gifler à bras raccourcis avant de la sortir dans le monde. Sa beauté malade au teint cireux et aux joues cramoisies deviendrait une curiosité dans Paris. Cela lui vaudrait d’être présentée avec sa mère à la duchesse de Guermantes à une époque où Marcel Proust ne l’avait pas encore rencontrée. Les jugeant trop ordinaires l’aristocrate refuserait de les recevoir derechef mais la gamine aurait attiré l’attention du docteur Cottard qui présenterait mère et fille aux Verdurin. Lors d’un de ses insupportables dîners – ayant atteint seize ans – la jeune fille ferait la connaissance d’un neveu du duc de Montesquiou venu avec son oncle se moquer de cette tablée de rastaquouères. Ils se marieraient, auraient trois vigoureux fils au regard bleu de Prusse. Le couple occuperait un hôtel particulier rue de Bourgogne. Elle courrait les mondanités, croisant Sarah Bernhardt, dînant avec le jeune Marcel auquel elle servirait de chaperon, lui apprenant à tousser dans sa main en cornet, à s’abstenir de réclamer les latrines quand il était en visite et à ne jamais acculer le jeune homme de la maison pour lui arracher un baiser derrière un feuillu du jardin d’hiver.
Encore ingambe, dans le sillon de sa fille, Emma aurait survécu au XIXe siècle. Marcel finirait par l’incorporer officiellement dans la Recherche du temps perdu. Il en ferait une veuve Guermantes retirée dans un coquet cottage à Neuilly. Elle mourrait à la veille de la guerre de 1914. Des valets en culottes courtes introduiraient le gotha venu en foule la contempler sur son lit d’apparat en bois doré dans sa robe parme rehaussée çà et là de sanglots de perles du Japon.
On la trimballerait à Paris pour une messe de funérailles à la Madeleine dite par un descendant direct de Jésus-Christ en présence du troupeau des Guermantes, de la clique des Verdurin, de Françoise et de toute la valetaille de ce bouquin. Effondré sur un prie-Dieu Marcel assisterait à la cérémonie. Il verserait des larmes sincères du même tonneau que celles versées dix ans plus tôt lors de la mort de sa mère.
– Et vous, Gustave ?
– Quoi, encore ?
– Je me suis sentie bien seule dans ma boîte.
Il n’avait pas pris la peine d’assister à son enterrement minuscule dans un cimetière qui n’avait certes pas le charme de celui de Blainville-Crevon où la Delamare avait été inhumée, tant il était battu par les vents, bombardé par la grêle, cuit l’été par un soleil qui surchauffe les tombes où rissolent alors les défunts comme poêlée de pommes de terre Ratte du Touquet. Coupable de son apparition, il aurait pu quand même parcourir les quelques lieues qui séparent Croisset de Yonville pour lui rendre un dernier hommage. Le propriétaire d’un écureuil décédé enterre lui-même sa bête mais pour lui Emma valait moins encore qu’un de ces petits pois que lors de la dernière fête de Saint-Polycarpe il écrasait machinalement entre ses mâchoires en jouissant du goût du navarin d’agneau dont cet humble légume n’était que l’accompagnement enrobé d’une infime pellicule de jus de cuisson.
Tout en causant, Emma s’était progressivement assise sur le visage de Gustave qui – enfoui dans son univers intérieur – ne s’en aperçut que lorsqu’il étouffa. Il se dégagea d’un grand coup de tête et haleta un moment avant de pouvoir articuler.
– Tu n’as donc aucune pudeur ?
– Il n’y a pas que Léon.
– Quoi donc ?
Elle mentit.
– Vous m’avez violentée aussi.
Elle prétendit que la chose s’était déroulée à Paris quinze ans plus tôt. Alors qu’elle lui faisait une simple visite de courtoisie il l’avait pourfendue sans prendre la peine de la trousser, emportant sa robe jusque dans les profondeurs de son tabernacle et de cette barbarie était né un garçonnet.
– Vous le reniâtes, le tuâtes, le cuisinâtes, le mangeâtes, le digérâtes, le chiâtes.
– Bigre, tu conjugues.
Il restait dans la vessie d’Emma quelques gouttes dont elle fit du visage du maître le récipiendaire puis elle devint nuage de phrases qui s’échappa par la fenêtre entrebâillée. Il perdit ses points et ses virgules en traversant le jardin, tourbillonna sur la route, se désagrégea en traversant la Seine et dissémina ses caractères aux quatre vents.
– La terre avait bu la ponctuation.
Et plus aucune trace d’Emma dans la pièce ensoleillée. Ses vêtements posés sur le fauteuil s’étaient évanouis. Demeurait un humain patraque marinant dans l’eau brillante comme une plaque d’or. Tout était d’or. Le plafond, les murs et quand il baissait les yeux il apercevait ses jambes, son sexe, comme dorés à la feuille. Même en son for intérieur tout scintillait. Le train de ses pensées, de ses souvenirs, le boudoir de sa conscience où il délibérait. Remontaient en lui le sable du désert, les pyramides, le Nil, la peau douce de Louise, de Juliet Herbert, de Kuchiuk-Hanem, d’Alfred, de Louis, de Maxime. Le passé, le présent et le monde de demain étincelaient. Bouvard et Pécuchet sortaient radieux de l’imprimerie portés en triomphe par des lecteurs chatoyants comme des cuillères de vermeil.
– Le soleil de son crépuscule qu’il prenait pour les premiers rayons de l’aube.
Il frétillait dans l’eau encore tiède. Il mourrait dans son cabinet de travail face à ce fleuve dont il avait si souvent remonté le cours à la nage. Flaubert l’homme de l’eau toujours un pied dans l’amnios ne mourrait pas dans la salle de bains. S’il était resté là jusqu’au soir peut-être aurait-il survécu quelques heures de plus. Quelques jours, si on lui avait apporté des vivres. Il aurait laissé partir son train du lendemain. Il ne serait pas arrivé à Paris. Il n’aurait vu ni Maxime ni personne. On aurait mis son absence sur le compte d’une fâcherie de dernière minute.
– Gustave est ombrageux.
Suzanne aurait envoyé un télégramme à Caroline pour la prévenir de cette nouvelle fantaisie. Une bien étrange idée de se cloîtrer dans une pièce aussi peu confortable. Elle avait l’impression d’être une geôlière quand elle lui faisait passer son plateau par l’entrebâillement de la porte. Il chipotait la soupe, grignotait le fromage et ne touchait même pas au rôti. Elle percevait parfois des clapotis comme s’il persistait à barboter dans l’eau refroidie. Elle lui criait de venir se sécher devant le feu qui pétillait dans la cheminée de son cabinet de travail.
– Vous qui êtes si frileux.
Décidément l’eau s’était rafraîchie. Il essaya d’appeler Suzanne mais sa voix ne sortit pas de sa bouche. Il l’entendit faire des reproches à Julio qu’elle poursuivait dans le jardin.
Il se souvint avoir écrit un jour à Léonie Brainne qu’il rêvait d’être sa baignoire. Sa main effleura un instant son pénis, museau flottant entre deux eaux. Un animal aussi fidèle et sympathique que Julio. Remuant son appendice d’une pichenette il se demanda si en ces temps démocratiques à force d’études et de concours certains animaux ne parviendraient pas un jour à être promus humains. Julio alors de porter gilet, souliers et guêtres en peau de castor.
– Il ferma les yeux, rêvassant.
Il voyait les deux tomes de Bouvard et Pécuchet dans les vitrines des librairies. Un succès gigantesque que même les romans d’Eugène Sue n’avaient pas connu. Il se figurait l’imprimerie qu’il avait visitée un jour en présence de son éditeur Lévy avec tous ces ouvriers affairés qui le maudiraient de les obliger à travailler jour et nuit pour étancher la soif grandissante de ses lecteurs tandis qu’une adaptation théâtrale serait triomphalement jouée à l’Odéon avant d’entrer l’année suivante au répertoire de la Comédie-Française. Il vit ses dettes se décomposer et données en pâture à des cochons hilares. À présent Caroline pouvait être fière de sa lucrative et adorable Nounou de Gustave.
– La Bovary, gros oiseau.
Planant au-dessus de Yonville, ses amants agrippés à sa queue aux plumes chamarrées. Et Bouvard devant la cheminée de son cabinet de travail qui allume une de ses pipes et à côté de lui Pécuchet qui les mains derrière le dos médite. Il s’approche, les salue.
– Eh, compères ?
Bouvard sortant de sa poche un mètre de couturière pour mesurer son tour de tête, la distance entre ses yeux gros comme des calots d’agate afin de calculer son caractère à la lumière de la phrénologie.
– Il entendit dans son dos bruisser les femmes de sa vie.
Sa mère, sa sœur, Élisa, Louise, Juliet, d’autres encore et les amis, les amants, son enfance tout entière, une bousculade d’embrassades, d’étreintes, les sons, les couleurs, les odeurs des saisons, des gens, des fleurs autrefois fanées et aujourd’hui à nouveau en bouton.
– Tout est éternel, tout est éternel.
Tout est éternel, murmure Gustave en plongeant la tête sous l’eau. Il entend pulser son cœur. Un métronome qui perpétuellement battra la mesure, pas le tic-tac d’une bombe à retardement.