La mort était arrivée dans ce cabinet de travail qui contenait sa dernière bulle de temps. Elle avait un moment dévisagé le buste de Caroline qu’elle avait emportée en mars 1846 et jetée au néant avec les décédés de cette année-là. Elle s’était peut-être échappée depuis pour gagner le paradis, l’enfer, n’importe quel endroit où on existe encore. La mort s’était assise à la table de travail du maître, manipulant distraitement ses plumes.

– Elle s’était levée.

Elle avait inspecté les rayonnages des bibliothèques. Elle connaissait personnellement chaque auteur, d’anciennes pratiques dont certaines lui avaient donné du fil à retordre tant elles marchandaient leurs derniers instants. Elle remarqua un exemplaire de Boule de suif dont l’auteur figurait sur son carnet de commandes. Elle ne devait emporter Guy de Maupassant que treize années plus tard, lui laissant le temps d’écrire le plus clair de son œuvre, de faire plusieurs tentatives de suicide et de finir ses jours paralysé dans la clinique du docteur Blanche où séjourna Gérard de Nerval avant d’être retrouvé pendu rue de la Vieille-Lanterne avec son haut-de-forme sur la tête.

– Elle posa la main sur un exemplaire de Salammbô.

Elle se rappela Hannibal qu’elle avait plusieurs fois épargné sur les champs de bataille avant de le faire périr empoisonné. Un héros se doit de mourir d’une flèche en plein cœur, d’un coup de glaive, la tête tranchée en combat singulier par la hache d’un mercenaire.

– Elle lui infligea cette mort misérable.

Près de la cheminée où trônait la pendule paternelle en marbre jaune surmontée d’un buste d’Hippocrate elle aperçut le mauvais portrait à l’aquarelle de Gertrude Collier, une amie d’enfance avec laquelle Gustave avait joué au croquet. Elle attendrait novembre 1913 pour venir la rafler nuitamment dans sa chambre lambrissée de Chelsea, interrompant à point nommé son ronflement pour permettre à sa petite-fille qui la veillait sur un lit de camp de pouvoir s’endormir enfin du sommeil du juste.

– Partout des étagères surchargées du butin de son voyage en Orient.

Des amulettes de cuivre terni, des masques d’ébène, des bijoux de verroterie, des flûtes en bois précieux. Tous ces objets avaient quelque chose de funèbre, on les aurait dits arrachés au tombeau d’un lâche bien décidé par ces offrandes à s’acheter la clémence des dieux. Les deux pieds de momie volés dans une grotte de Samoûn donnaient à penser que le reste du corps s’était carapaté à genoux en les laissant derrière lui comme une paire de chaussures trop luxueuses pour faire amende honorable dans l’au-delà.

 

Au cours des trois dernières décennies Flaubert avait passé plus de cent mille heures dans cette pièce, ce qui fait quatre mille jours ou onze années et des poussières.

– Il est absurde de compter la vie.

Un cabinet de travail comme un vêtement chaud qui le protégeait des rigueurs de l’éternel hiver qui le frigorifiait à longueur d’année.

– Un vaisseau blindé pour écrire à l’abri.

La table se rappelait tous ces personnages qui avaient trottiné sur son dos pendant de longues paires de mois avant d’être remplacés par une ventrée d’autres. Passant au travers du tapis vert, le sang de ses héros avait laissé sa trace sur le bois. Les marques sur ses pieds provenaient des coups de botte qu’exalté par l’écriture il leur avait infligés. Elle avait même supporté tout un hiver le perroquet de Félicité prêté par le musée d’Histoire naturelle de Rouen pour lui servir de modèle. Comme s’il avait eu besoin de poupées, de figurines, de soldats de plomb pour raconter Bovary, Arnoux, les Barbares et les Carthaginois. Elle était fatiguée d’avoir ployé sous toutes ces armées, ces bourgeois en redingote, ces femmes engoncées dans des robes amidonnées comme des faux cols, ces mondes, ces époques, ces univers.

Elle repose aujourd’hui au pavillon Flaubert.

– Ses blessures ont eu le temps de cicatriser.

Le fauteuil à haut dossier recouvert de cuir brun a échoué là-bas lui aussi. Une semaine après son décès Caroline et son mari se mirent en tête que Flaubert avait peut-être caché son journal intime dans le rembourrage. Ils le dépiautèrent et ne trouvèrent rien d’autre qu’un incongru lorgnon brisé. Le tapissier pris de malaise avait dû le perdre en piquant du nez. Son apprenti avait achevé la besogne et l’avait enseveli dans le crin. Les époux marris d’avoir fait chou blanc s’accusèrent mutuellement d’avoir eu cette idée idiote. Le lendemain l’habile Ernest remit en état le fauteuil dépenaillé.

– Quand le gardien du lieu aura tourné le dos.

Installez donc votre séant sur le siège si souvent écrasé par celui de Gustave. Soyez précautionneux car le fauteuil est monté sur roulettes dont l’une a pris la poudre d’escampette. Une fois établi posez votre cahier sur la table et griffonnez vos impressions en trempant une des plumes rescapées du maître dans la grenouille d’encrier prise dans la vitrine à gauche de la fenêtre en regardant la Seine.

– En parlant de censure, en parlant de grenouille.

Un fauteuil crapaud fait face au premier. La toile qui le recouvre est presque neuve. Louis Bouilhet l’avait usé avec ses fesses, défoncé sous son poids au cours des interminables séances de lecture et de relecture des textes de Gustave. Un an avant son décès Ernest avait décidé de le remettre à neuf pour occuper son temps lors d’un séjour à Croisset qui s’éternisait à cause d’un refroidissement obligeant Caroline à garder la chambre. Gustave avait protesté en vain pour conserver intact ce souvenir.

– La mort s’assit sur le divan.

Elle s’amusa à jongler avec les coussins. Elle finit par les laisser retomber l’un après l’autre sur le tapis. Elle avait repéré les lieux. Elle reviendrait. Elle disparut comme elle était venue. Dehors, on distinguait dans un coin du paysage l’enterrement prochain de Gustave qui l’attendait tranquillement roulé en boule dans le futur immédiat.

 

Suzanne ouvrit brusquement la porte pour laisser entrer Julio qui alla s’installer dans l’ancien lit de bébé de la fratrie des Flaubert et de sa nièce dont on avait scié des barreaux pour en faire une confortable niche à ciel ouvert. Tout à l’heure, sitôt sorti du jardin il avait couru sans but comme un fou échappé avant de bondir dans la Seine. Il nagea dignement, cou tendu, sans mouiller un poil de son museau, contrairement à son maître incapable de faire trois brasses sans fourrer sa tête dans le flot. Il grimpa sur un îlot dont il fit le tour en cavalant avant de s’effondrer pour faire un somme au pied d’un buisson. À son réveil il but son pesant d’eau avant de regagner la rive en bâillant comme s’il était le passager désœuvré de ce corps qui se démenait des quatre pattes pour avancer.

Installé dans son refuge, Julio s’endormit épuisé par sa fugue.

 

– Te revoilà donc, gredin

Habillé de pied en cap Flaubert fit irruption dans la pièce. On aurait dit que sa jambe venait de se casser à nouveau et qu’il la traînait derrière lui comme une grosse quille. Cependant il était émerveillé de ne plus ressentir la moindre douleur. Demain, il pourrait gravir sans geindre les cinq étages de l’appartement parisien qu’il partageait depuis leur ruine avec les Commanville. Il caressa du bout des doigts le museau de Julio qui le regarda aussi bouleversé que s’il voyait Dieu. La bête avait des yeux d’or. Il recula, ébloui et butant contre une lame du parquet assez mal équarrie il aperçut des éléments disparates de son passé.

– Le voilà en train de naître.

Dans cette chambre où sa mère écoute stoïque tomber les flocons tandis que Cléophas lui arrache Gustave des entrailles comme un dû. Lui passe sur la langue le goût du baiser échangé en 1831 avec une cousine décédée l’année suivante de la fièvre typhoïde dans une armoire où ils s’étaient cachés. Il se voit en train d’écrire Novembre un jour de juillet dans sa chambre de la rue Lecat tandis que son père sort de l’amphithéâtre avec un bras dans un sac de jute qu’il se propose de disséquer dans l’arrière-cour de l’hôpital où il réunit ses élèves quand il fait trop chaud. Maintenant Caroline lui tient la main ce matin neigeux du premier janvier 1828 et Julie les houspille gentiment.

– Il fait trop froid pour traînasser.

Le voilà maintenant un soir d’octobre d’une année anonyme trottant, jeune encore, cravate ébouriffée, dans une ruelle parisienne. Il entre dans un petit hôtel quand il est secoué soudain par un orgasme trop maigre et poussif pour dater de ce temps-là. Sans doute s’agit-il de celui qu’il connut deux ans plus tôt avec Léonie Brainne et qui sera le dernier de sa vie.

Assis sur un banc d’une classe aux fenêtres grillagées du Collège royal de Rouen il est aux prises avec un essaim de vers de Virgile quand il est sorti de sa rêverie par le braiment du professeur. Mais voilà que des alexandrins défilent comme des sous-titres par-dessus l’image de Gustave recroquevillé sur Athalie dans le dortoir sous un rayon de lune. Les années sautent pêle-mêle autour de lui, kangourous rougeoyants comme des boulets de charbon dans un poêle chauffé à blanc qui bientôt retombent en pluie de cendre grise et froide sur sa gueule.

– Le passé cède le pas au délire de l’agonie.

Dans la partie nord de son cabinet de travail la princesse Mathilde danse avec le ventru Bouvard qu’elle retient d’une main de fer à chaque fois qu’il est sur le point de mettre à terre leur binôme. Sur le canapé Maxime Du Camp chuchote à l’oreille de Frédéric Moreau et Sainte-Beuve gamahuche Salammbô qui loin de se pâmer appelle à son secours en langue punique Moloch et Tanit. Saint Antoine à genoux résiste à la tentation de se mêler à eux pour enfin éprouver le plaisir terrifiant de se rouler dans la fange alors que Flaubert éclate d’un rire enfantin en apercevant Félicité courant après son perroquet avec un filet à papillon. Non loin Léon Tolstoï se promène au bras d’Anna Karénine, ce clone en Technicolor d’Emma Bovary.