Longeant les bibliothèques qui s’étirent, se multiplient, se font muraille de granit et les livres de briller comme des quartz et la nichée d’enfants à qui tout au long de sa vie Flaubert a obstinément refusé l’existence de courir en ribambelle, renversant les statuettes, balançant les amulettes, bousculant un duo de rentiers rouennais encombrés de paniers le croyant déjà mort venus cueillir quelques reliques dont ils escomptent bel argent et puis les mioches d’escalader Gustave, de faire des glissades sur son crâne, de s’insinuer en lui par les cheminées de son nez, de se perdre l’un après l’autre dans la forêt de son cerveau touffu et Flaubert surpris, sursautant, malencontreusement de sa bottine effleurant le derche d’une Louise Colet sortie de terre qui furieuse lui jette un vase et une George Sand passant par là de la traîner par l’oreille pour reformer le couple d’autrefois. Les deux femmes disparaissent avant que les amoureux d’avant-hier aient eu le temps de se cracher au visage tandis que Victor Hugo tombe des nues portant sur ses épaules Gavroche à l’horizon bouché par la robe de Cosette assise effarée sur sa tête avec sur la sienne son brinquebalant seau d’eau dont les éclaboussures ornent la barbe du vieux poète de gouttelettes scintillantes.

 

– Suzanne d’entrer sans frapper.

Flaubert de revenir à lui. On a raconté qu’à cet instant précis il avait dit à la soubrette inquiète à la vue de son visage congestionné d’aller à Rouen chercher Eylau.

– Je le connais.

Hugo habitait avenue d’Eylau qui deviendrait l’année suivante l’avenue Victor-Hugo. Certains alors de supposer que Gustave avait remis sa vie entre les mains du vieux crocodile alors qu’un médecin du nom de Hélot exerçait bel et bien à Rouen place de la Pucelle. Un autre prétendit que Gustave s’était suicidé une heure plus tôt dans son bain par autostrangulation. Sans compter la rumeur affirmant qu’après sa mort son cabinet de travail avait été mis sous scellés par la police pour les raisons d’une enquête dont on n’a retrouvé nulle trace. Un bal de suppositions, de cancans, de témoignages et comme l’événement ne s’est déroulé qu’une fois il est difficile de les supposer successivement véridiques.

– Suzanne s’en va, revient, lui apporte un verre d’eau.

Son dernier verre d’eau dont vous pouvez contempler aujourd’hui le contenant dans une vitrine du pavillon Flaubert. Il en but une gorgée du bout des lèvres. Si vous voulez avoir sur les papilles la saveur aigrelette de son agonie dont demeurent sur les parois des particules calcifiées, vous brisez la glace, vous vous emparez du godet, dans la Seine voisine vous le remplissez afin que l’eau du XXIe siècle dissolve les atomes de 1880 et vous vous régalez à petites gorgées du breuvage. La mort c’est gouleyant, ça rafraîchit.

 

Il tituba. Il se déposa doucement sur le divan comme une vieille chose fragile. Son corps devint léger, une baudruche prête à s’envoler. Le soleil se levait à l’intérieur même de la pièce. Les rayons doraient les murs, les meubles, ses pieds et la paume de sa main gauche où sa ligne de vie décrivait un grand arc scintillant. Nulle part trace de sa mort prochaine, au contraire il croyait distinguer une myriade d’étoiles au bout de chacun de ses doigts. Autant de nuits d’écriture que le destin lui accordait encore. Il voyait des milliers de pages vierges, des bombonnes d’encre et les pauvres oies dont il userait les plumes pour les noircir. La littérature, transvaser goutte à goutte sur le papier un univers de rechange. L’art était la seule chance pour le monde d’exister. Les personnages attendaient en maugréant qu’un écrivain prenne la peine de les créer. Il se reprochait de n’avoir pas écrit davantage. Sous prétexte de documentation il s’était abruti de lectures dans le seul but de reculer l’instant de se coltiner le langage, de le fondre, de l’atomiser, de le forger, d’en tirer des phrases qu’il fantasmait parfois plusieurs années avant de se mettre au travail.

– Il était seulement l’auteur de quelques livres.

Désormais son cabinet de travail deviendrait un bagne. Il ne s’agirait plus de potasser, de pinailler de rédiger un malheureux paragraphe, de le hurler jusque sur la route puis de le raturer interminablement jusqu’à crever la page. Maintenant il se sentait assez puissant pour générer une famille nombreuse. Des romans par dizaines, une œuvre plus prolixe encore que celle de Balzac. Une œuvre populeuse comme une de ces mégalopoles de la taille d’un pays qui seraient bâties trois siècles plus tard. Il éprouvait un désir forcené de créer des foules, de peupler les déserts, les forêts, les îles, de faire surgir des continents dont il couvrirait les terres d’une immense saga. Son cerveau était capable d’inventer plus de gens qu’il n’avait de cellules. Avant de mourir il aurait le temps de peupler la lune.

Il s’écroula. Il n’avait plus l’énergie de déployer un univers comme du temps où il écrivait Salammbô. Il trouva à peine la force de se redresser. La littérature le sauverait. Il s’écrirait lui-même, se raconterait, en hâte se créerait un double dont sitôt fabriqué il prendrait la place, laissant là son corps de chair qui pourrirait dans le cercueil pendant qu’il continuerait à vivre anonyme dans une de ces petites pensions de famille perdues dans la campagne où il avait envisagé de finir ses jours si les Commanville avaient vendu Croisset et où il incarnerait un retraité de l’administration réfugié là pour s’épargner la peine de tenir une maison et de cuisiner.

 

Sa mémoire lui imposa le souvenir du passage d’une lettre d’Ivan Tourgueniev où il lui faisait remarquer un grain de sable qui enrayait L’Éducation sentimentale dès le chapitre IV de la première partie puisque contrairement à ce qui était écrit cette contralto de madame Arnoux aurait bien été bien incapable de chercher ses effets dans les trois notes aiguës qu’il lui mettait dans la gorge et encore moins dans une autre plus haute encore que les premières déjà trop hautes pour ses pauvres cordes vocales presque viriles. À elle seule cette erreur condamnait tout le reste de l’ouvrage. Un kyste malin aux rhizomes infinis qui transportaient son venin jusque dans la dernière phrase du livre qui était une redite par Charles Deslauriers d’une autre prononcée l’instant d’avant par Frédéric Moreau.

« C’est là ce que nous avons eu de meilleur ! », dit Frédéric.

« Oui, peut-être bien ? C’est là ce que nous avons eu de meilleur ! », dit Deslauriers.

Il se dressa lentement, s’approcha de la bibliothèque et levant la patte s’empara du roman. Il l’apporta sur la table et avec un crayon à papier transforma madame Arnoux en soprano. Quant à la dernière phrase il la biffa et le livre se termina désormais par la précédente devenue profonde, mystérieuse – et ce point d’interrogation qui résumait tout ce qu’un homme peut dire de la vie, du bonheur, de l’origine du monde et de l’amour.

« Oui, peut-être bien ? »

Gustave se sentit plus léger d’avoir amputé la fin de cette histoire de son cul de plomb. Il laissa l’exemplaire corrigé en évidence afin qu’il en soit fait selon sa volonté lors des tirages suivants. Pour éviter de donner à la postérité l’image d’un Flaubert fluctuant, Caroline effaça énergiquement ces repentirs avec une boulette de mie de pain roulée entre ses doigts graciles.

 

Alors qu’il s’en revenait difficultueusement vers le divan, une phrase aigrelette tinta à son oreille.

– Qui a payé les dettes de madame Bovary ?

Une question qu’il entendait pour la première fois. Elle devait trépigner dans l’arrière-cour de sa conscience depuis plusieurs années mais jugeant que le choc serait trop rude pour le propriétaire du cerveau le concierge la refoulait à chaque fois qu’elle se présentait au portillon. N’en pouvant plus elle venait d’assommer le malheureux pour débouler à son aise.

– Après sa mort la saisie n’a pas lieu.

Alors que la veille du décès, accompagné par deux témoins l’huissier procède à l’inventaire. Gustave hocha la tête, abasourdi. Lors de leurs multiples relectures jamais le scrupuleux Bouilhet n’avait fait la moindre remarque à ce sujet. Pourtant une agonie ne génère aucune monnaie et personne n’achète à bon prix le cadavre d’une empoisonnée. Il fallait sans plus tarder réparer ce livre. Si l’action s’était déroulée durant la Seconde Guerre mondiale il aurait pu prétendre qu’au soir de l’enterrement Charles avait ramassé dans son jardin un ballot de billets destiné à la résistance que venait de parachuter un avion allié.

– Il était trop tôt pour penser à un tel stratagème.

Et il avait toujours réprouvé le recours à des deus ex machina pour rafistoler une histoire mal fagotée. Le mieux aurait été de reprendre la fin de l’ouvrage à partir de la visite d’Emma à Rodolphe. Au lieu de l’envoyer lanlaire son ancien amant accepterait de lui prêter les trois mille francs demandés. Elle pourrait alors faire patienter ses créanciers. L’huissier s’en retournerait à Rouen. En outre, le lendemain, emporté par un retour de flamme de sa passion pour Emma, Rodolphe lui ferait porter cinq mille francs supplémentaires afin qu’elle puisse rembourser l’entièreté de sa dette.

– Il faut pourtant qu’elle meure à la fin.

Qu’elle s’empoisonne, que Charles périsse de désespoir et que leur fille aille travailler dans une filature de coton. Alors Emma sitôt la dette apurée, honteuse d’avoir souillé l’honneur de son mari par l’adultère, consommerait malgré tout l’arsenic du pharmacien. Ainsi, le tour serait joué. Il n’aurait même pas un mot à changer dans les deux derniers chapitres. Il profiterait cependant de ces transformations pour raboter un paragraphe ici et là, injecter quelques phrases, modifier le plan un tantinet. Une occasion rêvée de rénover l’ouvrage. Un sourire satisfait lui monta aux lèvres. À quatre pattes il se traîna jusqu’à la bibliothèque.