Combien de mots dans sa vie. Les mots pensés, les mots échappés de sa bouche sans laisser de trace, les mots écrits, publiés, brûlés, perdus, retrouvés, en attente quelque part étendus sur du papier bouffé par les souris, dans une malle au fond d’une cave, dissimulés sous les lattes d’un plancher, sous des sachets de napoléons dans le coffre d’une banque zurichoise. Ces lettres qui apparaissent à l’occasion d’une vente publique et rejoignent l’anonymat des collections. Sans imaginer une œuvre inconnue enterrée six pieds sous terre découverte lors de la démolition d’une maison de Barcelone, de Bucarest, d’Oslo – autant de villes où on ignorait qu’il fût un jour allé.

– Mais de redites, parlons encore.

Le discours du conseiller de préfecture bénissant les comices agricoles de Yonville situé au chapitre VIII de la deuxième partie lui sauta à la gorge. Dedans se nichait une répétition digne d’un gougnafier.

Des arènes pacifiques, où le vainqueur, en en sortant, tendra la main au vaincu.

En en ? Hi Han, répondra l’âne assez lettré pour jeter un œil critique sur cette phrase torchonnée. Gustave mit un genou en terre. Une larme lui brouilla un œil. Pleurer pour une phrase, il savait que les larmes avaient été d’abord inventées pour cet usage. Une répétition de plus, un crime supplémentaire.

Se redressant un peu il parvint à attraper le premier volume de Madame Bovary. Cherchant la phrase honteuse dont à présent les en fracassaient la pièce comme de terribles coups de trompette, il trouva au chapitre IX une nouvelle tumeur.

Rodolphe contemplait entre ce drap noir et sa bottine noire, la délicatesse du bas blanc d’Emma.

Noir et noire, les deux épisodes d’une paire de claques qui ébranlèrent sa cervelle. Elle tinta contre la paroi de son crâne comme un battant de cloche. Il rampa jusqu’à la table pour récupérer le crayon et remplacer le fragment fautif par un entre ce drap et sa bottine noirs un peu étrange à lire mais qui avait le mérite d’arracher la verrue sans malmener la syntaxe. Il ne se sentait pas la force de modifier ce matin la fin du roman qu’il avait élaborée tout à l’heure mais du moins inscrirait-il sur la page de garde le plan des travaux.

 

Puis ce fut Salammbô qui le torgnola.

– L’homme au fer recourbé.

Du chapitre XII venait de tomber comme une fiente cette phrase ridicule qu’il avait façonnée pour éviter la répétition du mot faucille qui figurait deux lignes plus haut. Une lourdeur inutile car se reportant de mémoire à la page incriminée, il s’aperçut que L’homme sans aucune mention de fer recourbé aurait suffi. L’amputation n’aurait été source d’aucune confusion et lui aurait évité de sombrer dans le ridicule. Il parvint jusqu’à la table, emporta le crayon et s’en retourna vers la bibliothèque avec la Bovary qu’il posa sur le tapis pour s’accrochant des deux mains aux rayons parvenir à se hisser jusqu’à Salammbô qu’il déposa à côté de l’autre dame. Il avait du chagrin. Il savait que malgré ses efforts son œuvre demeurerait imparfaite comme l’était le plus beau visage de chair qui se puisse trouver. Pauvres vivants, statues perfectibles, amendables musiques, infirmes paragraphes que la marée noiera. Il supplia la postérité d’oublier son œuvre afin que ses taches humiliantes ne soient jamais exposées.

– Il est peut-être encore temps.

Il espéra. Il était encore temps de tout relire, de passer chaque phrase au tamis, d’épurer la langue, d’inventer de nouveaux alambics pour la purifier, en extraire l’élixir.

– L’élixir.

Pourquoi ne pas y avoir pensé plus tôt. Un élixir était parfait, indépassable et quand chacun de ses romans aurait atteint ce stade il pourrait mourir sans honte. Malaisément accroupi sur le tapis il voulut reprendre la Bovary. Les pages étaient en marbre et il ne put soulever l’ouvrage. D’ailleurs ce n’était pas parce qu’il était possible de parler d’un roman à l’état d’élixir qu’un tel roman pouvait exister. Le langage lui avait fait croire toute sa vie à des mirages. Le langage pouvait à peine décrire le passé, le présent, le sucré, l’amer, la joie, le sel, le ciel, le vacarme et encore, si maladroitement qu’il faut les avoir déjà rencontrés pour les reconnaître à l’état de mots, comment le croire à même d’inventer l’avenir, de montrer le chemin vers des choses et des notions qui bien que convenablement nommées ne s’étaient encore jamais matérialisées et ne correspondraient peut-être jamais à aucune réalité.

– Tiens, me voilà philosophe.

Il éclata de rire pour la dernière fois de sa vie.

 

Il était en route vers le divan quand il croisa son père. Un homme désormais à peine plus âgé que lui. Cléophas hésite avant de reconnaître son fils sous cette forme d’homme usé par le temps, les maux et depuis la ruine des Commanville par la peur sordide du lendemain. Les mains derrière le dos il en fait le tour comme pour évaluer son envergure. En définitive, il se poste devant lui avec l’air sévère qu’il prenait jadis pour le gourmander.

– Gustave, depuis tout ce temps qu’as-tu fait de ta vie ?

– J’ai écrit.

– Quoi d’autre ?

Impressionné comme à dix ans Gustave essaie de le convaincre qu’il a bâti une œuvre, acquis une certaine notoriété, que des gens sérieux le respectent, que certains le qualifient même de grand écrivain. Il lui montre du doigt la postérité en train de déjeuner sur un bateau-mouche qui remonte la Seine et applaudit à petites claquées en l’apercevant gesticulant au milieu de la pièce. Certains ont même abandonné leur dessert meringué aux fraises des bois pour l’acclamer. Cléophas met sa main en visière.

– La postérité, papa. La postérité.

Cléophas sourit en lui tiraillant le lobe de l’oreille.

– À quoi pourrait te servir la postérité ?

Elle n’existerait qu’à sa mort et à sa mort il n’existerait plus. Qu’importait donc que passe ce bateau.

– Tu aurais mieux fait de devenir procureur au lieu de rater tes examens.

– Je ne comprenais rien au fatras des lois.

– Il fallait te forcer, mon garçon.

Le bateau s’éloignait. Les convives avaient terminé leur tarte. On apportait le café et désœuvrés les enfants se servaient des assiettes comme de soucoupes volantes et jetaient les couverts aux poissons.

Cléophas lui montre le navire que l’horizon vient de déglutir.

– Tu vois, le mirage s’est évanoui.

Et puis la postérité n’en finit pas de mourir, les générations de se succéder, les civilisations de s’effondrer, de défiler, de tomber en ruine et sans même attendre la consommation des siècles un jour personne ne se souciera plus de ses livres auxquels de toute manière les cerveaux futurs ne comprendront plus rien. Artistes, héros, zéros de tout acabit disparaîtront l’un après l’autre à jamais comme ces espèces animales dont au hasard d’un archivage du vivant on s’aperçoit qu’il ne reste plus un seul exemplaire sur la planète. Les symphonies verront leurs notes crever comme des insectes, les tableaux pèleront comme des coups de soleil et d’ailleurs un temps sera où les arts deviendront inutiles car les créatures auront dépassé le sublime pour monter infiniment plus haut, seront tombées trop bas pour le goûter, auront été trucidées jusqu’à la dernière comme les dodos – pauvres oiseaux exotiques aux ailes atrophiées exterminés par les colons.

– Tu pourrais enfin te mettre au travail.

Fort de sa première année de droit il pouvait solliciter un emploi dans la fonction publique. À moins qu’il ne reprenne ses études pour finir sa vie sinon magistrat, du moins avoué, notaire dans quelque bourgade désolée de basse Normandie.

– J’aurai cinquante-neuf ans en décembre.

– Tu as raison, c’est beaucoup pour un étudiant.

Il sortit sa montre de son gousset pour prendre son pouls, lui demanda d’ouvrir sa chemise et posa son oreille contre sa poitrine. Il lui demanda de tirer la langue et de dire Ahhhh.

– Ahhhhhhhh.

– Plus fort, ouvre ton clapet davantage, mon garçon.

– Ahhhhhhhhhhhhhhh.

– C’est bien, tu peux refermer ta boutique.

Il dégrafa sa ceinture, baissa son pantalon, souleva sa chemise. Il décalotta le pénis dont le gland violacé ne présentait aucune trace de chancre. Il palpa les testicules plusieurs fois car il décelait une grosseur sous le gauche. Il finit par hausser les épaules.

– Sûrement un nodule bénin.

Flaubert se rhabilla. Cléophas s’intéressa alors à un furoncle qui lui était poussé la veille à la base du cou. Il attrapa sur la table le canif dont Flaubert se servait pour affûter ses plumes, l’incisa, essuya le pus avec son mouchoir.

– Tu as toujours été sujet aux éruptions.

Il sortit sa loupe pour examiner ses yeux. Le cristallin était encore assez transparent malgré un début de cataracte. Mais en s’intéressant à ses pupilles il s’aperçut qu’elles n’étaient plus que deux trous noirs dans lesquels l’âme et l’esprit de Gustave allaient bientôt se noyer.

Il lui tapota tendrement la joue.

– Mon fils, puisque tu t’en vas je te pardonne.

Il n’avait rien à lui pardonner. Achille Cléophas avait depuis tout à l’heure dans la bouche les mots du fils. Cet homme n’avait jamais fantasmé Gustave. Il l’avait tranquillement aimé. Il eut certes la faiblesse de penser qu’il pourrait un jour exercer une profession. Il avait pourtant cédé quand la maladie s’était pointée. Il ne lui avait pas chipoté la monnaie, changeant même son testament trois mois avant son décès pour augmenter sa rente. Achille Cléophas devrait entrer le premier au panthéon des pères si le budget pour son érection était voté quelque jour par un Parlement prolixe.

– Père, ne me laisse pas mourir.

– Les parents finissent par abandonner leurs enfants, c’est dans l’ordre des choses.

– Sauve-moi, papa.

Gustave haletait, son visage était mouillé de sueur. Se remettant peu à peu il convint que Cléophas n’était jamais venu. Un matérialiste de son espèce n’aurait pas consenti à jouer les revenants pour encourager son fils à prendre un emploi au lieu de bayer aux corneilles.