Il avait toujours rêvé de rencontrer ses chers disparus et constatait à quel point revoir les morts n’était pas une joie. Les souvenirs les mettaient mieux en valeur, un léger flou brouillait leurs traits, à moins qu’à grands coups de pinceau la mémoire les embellisse avant de les poser sur la plaque de verre du microscope de la conscience.
Quant à Élisa Schlésinger, son heure n’avait pas encore sonné. Elle était là cependant avec sa chevelure de laine grise. Un rayon éclairait son visage aux yeux d’obsidienne. Sa bouche reste close pourtant dans l’air résonnent des paroles dites d’une voix qui ressemble à la sienne. Elle reproche à Gustave de l’avoir jetée dans les Mémoires d’un fou, dans L’Éducation sentimentale ainsi que dans d’autres textes moins littéraires écrits pour jouir et balancés après coup aux flammes. Les flammes auxquelles il donna en pâture tant de mots d’amour tracés de la main de Louise, d’Alfred, de Maxime et d’autres humains dont les plus éminents chercheurs flaubertiens ignorent jusqu’à l’existence.
Gustave pousse un cri.
– Le temps est une cheminée.
Il brûle nos jours comme des papiers, nos années comme des cahiers. On ne verra pas la dernière page se consumer. Élisa s’approcha de son visage jusqu’à devenir floue.
– On ne m’avait pas assez brutalisée ?
Outre ces viols qui lui avaient servi de nuit de noce elle avait enduré la cocufication puis le supplice de la folie. Elle ne savait plus si elle était cette jambe, l’autre, ce bras, celui-là, lequel de ces membres reliés chacun par une corde aux quatre chevaux qui l’écartelaient davantage à chaque cravachée de leur cavalier.
– Vous êtes un salop de romancier.
Un tapin, un maquereau tout à la fois. Un barbare qui avait taquiné du bout de sa plume son âme immaculée de martyr. Il se souvint qu’à cette heure Élisa était à Berlin sans savoir que ses enfants lui avaient déjà trouvé une place en France dans un asile. Apparut un tas sanglant de têtes tranchées parmi lesquelles il reconnut la sienne et celles de tous les morts qu’il avait autrefois côtoyés. Il s’inclina pour prendre dans ses bras la tête de sa mère. Il s’affaissa sur le tapis où il n’y avait rien.
Au lieu de se rapprocher du divan il avait reculé jusqu’à la porte. Il tourne autour de lui-même comme un chat qui cherche sa queue tandis que Julio bâille dans son refuge en le regardant d’un œil vague. Montait peu à peu une rumeur pareille à celle des oiseaux avant l’aurore quand dans l’obscurité ils se mettent à pépier pour s’éclaircir le gosier après une nuit de sommeil perchés sur une branche, une barrière, le câble télégraphique qui enjambait la propriété depuis l’an passé.
– Cette rumeur ne sort pas de becs.
Il entend le son de sa vie. Une cascade qui prend sa source en décembre 1821 et dévale les années. Les bruits des chaises qu’on pousse avant de s’attabler, qu’on repousse quand on se lève, le bruit de l’eau de la Seine quand il nageait ou se laissait porter comme un bois flotté, des voix d’hommes pesantes avec leurs ailes écailleuses d’animaux volants préhistoriques, de femmes chantantes, riantes, les détonations entendues à Paris en 1848 quand il courait la ville avec Maxime pour assister à l’Histoire, le crépitement des balles des Prussiens dans les lointains de Croisset et il entend très clairement le bruissement de tous les sourires qui lui ont été adressés depuis sa naissance.
– Comme si les sourires bruissaient.
Les sourires sont le silence même. Aucun n’est pareil, un sourire est une empreinte, un ADN. Ne fauchez pas celui d’un autre, les contrefaçons ne trompent personne.
– Des images apparaissent.
Villes, villages, panoramas, maisons, poitrines, escaliers, arbres, lac, arc-en-ciel, cerf, salons, basse-cour, lampes, bougies, nombrils, sexes, chambres à coucher. Le grand défilé des êtres qui ont traversé sa vie. Ils vieillissent puis remontent la pente en criant joyeusement comme des enfants avant de se remettre à naître. Pour la première fois il voit le temps, passant, passé, le temps qui devant lui danse sur les pointes comme une ballerine, virevolte et se prend pour l’éternité. Le passé sort des instants des poches de son habit dépenaillé. Des heures, des jours, des éclats de sa vie qu’il peut prendre dans sa main et regarder luire au soleil. Il traverse la plage où il a aperçu pour la première fois le regard d’Élisa, respire le parfum de Juliet, étreint Maxime Du Camp comme ils savaient s’étreindre quand culminait leur passion. Il retrouve la pièce où repose le corps d’Alfred. Il ouvre une fenêtre, les nuages noirs accumulés dans le ciel comme un drap de deuil.
– Le tonnerre.
Des éclairs montent du sol comme explosent les mines. Il attend que sa vie éclate comme un orage. Il a envie de courir nu sous les trombes, de se vautrer, d’ouvrir grand la bouche pour s’en gaver. Vivre, il n’avait jamais éprouvé à ce point la sensation de vivre. Le bonheur inaccoutumé de se contenter d’être, de respirer, de prendre conscience de l’attraction terrestre et de jouir du miracle de ne pas tomber dans ses abysses, de ne pas s’évaporer dans l’atmosphère dont respirer l’air est un régal. La joie de résister au néant qui l’avait précédé et à celui qui l’attendait. Il tenait bon, il n’allait pas glisser, il s’accrocherait au temps qui lui restait, il lui suffisait de trouver ses robustes poignées. Il était un humain éphémère mais il saurait multiplier ses derniers instants comme des petits pains. Il les dégusterait sans se faire remarquer par les sbires de la mort toujours à rôder à la recherche des pleutres et des récalcitrants qui la fuient queue basse pour se bâfrer de picaillons d’existence souillés, malades, fiévreux, souffreteux dont un mois plus tôt il n’aurait pas voulu. Il les trouverait succulents ces instants rassis, moisis, pourris, bouffés aux vers.
Il avait tant loué la mort, la paix du tombeau, ce merveilleux royaume sans merveille ni royaume et la vie il l’avait calomniée, vilipendée, écrasée à coups de talon. Toute sa jeunesse passée à jouer les martyrs, les vieillards écœurés, les délicats, les dégoûtés, les incommodés toujours à gerber les délices dont ils viennent de jouir. Aujourd’hui il était prêt à accepter l’enfer, être éternellement rôti par les flammes plutôt que n’être plus. Pour la première fois, il était terrifié par le néant. Le néant, l’effacement et tout d’un coup ni on existe ni on a jamais existé. Ses livres resteraient pour se foutre de sa gueule et on dirait qu’il est immortel. Pauvre vieux, pauvre Gustave, pauvre petit depuis longtemps décomposé, immortel comme tes os blanchis.
– Il échangerait soudain tous ses livres contre un matin neuf.
Qu’ils brûlent à sa place Bouvard, Bovary, Salammbô, Hérodias, Pécuchet, madame Arnoux, Félicité, saint Antoine, personnages de langage dont des générations se gaveraient.
– Il échangeait ses œuvres complètes contre une seule minute.
Même petite, tronquée, une de ces minutes dont on a rogné quelques miettes avant de la jeter au mourant assoiffé de temps. Une cuillérée à moka de secondes, assez pour une respiration et sentir encore l’air passer par sa gorge comme un nectar avant de tirer le rideau de fer de sa vie.
– Il demandait trop.
Des œuvres complètes ne pouvaient acheter une telle quantité de temps. Alors il supplia qu’on lui accorde une seule seconde contre la Bovary et tout le toutim. Même une seconde un peu défraîchie, entamée, décrépite, parcimonieuse, avare, maigrelette, grevée de fuites, une seconde gravement malade, une seconde à la dernière extrémité, une seconde tombée du haut d’une horloge et laissée pour morte sur les tomettes du vestibule. Il saurait la soigner, la revigorer, l’emmener s’il le fallait au bord de la mer, en cure dans une station thermale d’altitude pour qu’elle reprenne des couleurs.
– Une seconde scrofuleuse sans charme ni esprit.
Il saurait la ménager, l’économiser comme un grigou, dépenser avec parcimonie les millièmes des centièmes de dixièmes et chacun des millionièmes de les couper finement en quatre, en douze mille et de cette seconde il ferait un petit morceau d’éternité. Une seconde dont il ferait meilleur usage que des cinquante-sept années, quatre mois, sept jours et onze heures quarante minutes qu’il avait bus précipitamment depuis sa naissance comme de l’eau croupie au lieu de les déguster.
– Désormais il vivrait chichement en anachorète.
Asphyxié, s’accordant pour récompense une infime portion d’air le jour de Pâques. Il se prosterna pour supplier Dieu d’exister afin de pouvoir auprès de lui faire valoir ses droits à la vie éternelle. Il était prêt à grimper avec lui le Golgotha, acceptant de prendre sa part de coups, de crachats, portant humblement la croix sur son dos comme un baudet. Il la planterait lui-même dans le sol, s’y clouerait à la place du Fils sans une plainte et en crevant de chanter au plus haut des cieux ses louanges. Si les tombes pouvaient rire et entendre les bassesses de leurs futurs occupants, la sienne l’attendrait en se marrant à dalle déployée.
Malgré la distance qui le séparait du faubourg Saint-Honoré il entendit la voix de Caroline chuchotant à l’oreille d’Ernest que la gloire de l’oncle finirait par leur rapporter assez pour vivre dans un hôtel particulier avec majordome et valetaille en livrée. La savoureuse fierté d’être enfin pour eux une source de revenus plutôt qu’un coût lui fit esquisser un sourire. Il ne savait pas que le ménage avait décidé de lui imposer dès le mois d’octobre une série de conférences rémunérées en France et à Bruxelles. Ils comptaient lui faire signer les documents à l’issue d’un copieux et arrosé dîner dont ils le régaleraient de ses deniers au Rocher de Cancale.
Il s’est relevé et s’est précipité jusqu’à la cheminée en flageolant. Il bourra une pipe, trembla un peu pour craquer l’allumette, sentit la première bouffée lui racler la gorge, gonfler ses poumons et en expirant éprouva une enivrante sensation d’exister comme si la fumée s’échappant de sa bouche rendait visible la puissance du souffle de vie qui l’animait. La mort avait cédé à sa prière, recroquevillée sous un coussin elle essayait de se faire oublier pour le laisser vivre paisiblement le dernier croûton de temps qu’elle lui accordait.